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par Pierre Penin – p.penin@sudouest.fr
En visite au Pays basque, le gynécologue congolais et prix Nobel de la paix 2018 évoque dans un entretien à « Sud Ouest » son combat contre le viol comme arme de guerre. « L’homme qui répare les femmes » réclame justice et réparation pour elles
Prix Nobel de la paix 2018, Denis Mukwege était à Bayonne, les 4 et 5 mai, invité de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie. Il a porté son message contre le viol utilisé comme arme de guerre. Chez lui, en République démocratique du Congo, le gynécologue « répare » les mutilations génitales des femmes. Elles sont les victimes d’affrontements mêlant groupes armés, mafias, complicités politiques et jeu trouble de multinationales pour le contrôle des minerais utiles aux produits technologiques.
Quand comprenez-vous que le viol est une arme de guerre généralisée ?
Je travaillais dans la région (1) depuis quinze ans comme gynécologue obstétricien. Quand je vois les premières lésions de femmes qui se présentent avec une histoire de viol d’une extrême violence, je ne réalise pas. Je pense que c’est l’œuvre de malades, de fous. Leur brutalité va jusqu’à détruire l’appareil génital de la femme. Mais le nombre de cas augmentait chaque mois. L’histoire de ces femmes traduisait une méthode. J’ai vu des villages dont toutes les femmes avaient été violées en une nuit. Le viol comme arme.
Une arme de destruction sociale…
On parle de viols commis en public, viols collectifs, de bébés, où les enfants sont obligés de violer leurs parents et inversement. Ils tendent à détruire d’abord l’identité individuelle. Et les relations qui font que dans une société, chacun a un rôle. Les gens perdent leur identité dans cet acte et l’accumulation cause la perte de l’identité communautaire. Les normes socioétablies tombent, la cohésion sociale avec. Lorsque vous arrivez à désorganiser une communauté, ça devient facile de l’assujettir. C’est stratégique.
Le viol est-il ici aussi la destruction symbolique de la matrice humaine ?
Pas que symbolique. Lorsque vous avez violé une femme, qu’avec une arme à feu vous tirez au niveau de l’appareil génital, vous y introduisez de la soude caustique, du plastique fondu brûlant, vous atteignez la maternité. C’est fait pour réduire la population sur le plan démographique. Les conséquences sont les mêmes que les guerres classiques, avec des armes moins chères. Le viol collectif infecte les femmes de maladies, cela réduit aussi la démographie. Ce n’est pas un acte sexuel d’impulsion, mais de guerre, pour détruire.
Gardez-vous foi en l’humanité ?
Comment ne pas croire en l’Homme ? Je vois par exemple la mobilisation de l’Occident face à la souffrance du peuple ukrainien qui nous émeut tous. Je suis impressionné par ce partage d’humanité, les sanctions qui en découlent. Il y a un élan humanitaire. Si le monde veut, il peut imposer la paix, s’opposer à la barbarie. L’exemple de l’Ukraine me donne confiance en l’humanité.
Le projet Mapping (2) a documenté 617 crimes en RDC, identifié des auteurs, mais il est enterré. Assiste-t-on à une hiérarchie des souffrances ?
L’exemple de la mobilisation pour l’Ukraine doit être apprécié, mais encore faut-il que la réaction devant la souffrance ne soit pas sélective. Il ne faudrait pas que l’humanisme soit à géométrie variable. Il ne peut pas être discriminatoire quand l’humanité souffre.
Ce que vous voyez fait-il de vous aussi un traumatisé ?
Quand vous soignez une mère, que vous accouchez son enfant issu du viol et que vous soignez aussi, quelques années plus tard, cet enfant pour les mêmes violences extrêmes, c’est un traumatisme. Vous n’avez plus le langage, vous ne savez plus quoi dire à la victime. C’est la conséquence de la non-application des outils juridiques qui existent. Ça fait dix ans que je me bats pour qu’il y ait une justice pour les victimes. Elles ont droit à la vérité, la mémoire, des réparations et garanties de non-répétition. L’impunité permet la perpétuation des crimes.
J’enregistre cet entretien avec un smartéléphone : cet objet me lie au malheur des femmes congolaises…
Le Congo regorge de minerais stratégiques. Ils nous permettent d’avoir nos smartphones, nos laptops… Il n’y a pas de batterie sans ces minerais : cobalt, coltan, tungstène… La guerre que nous subissons n’est pas ethnique, comme ses instigateurs le disent, mais économique pour contrôler ces gisements, les piller. Ça nous rend tous complices de cette souffrance. Le minerai de nos téléphones est produit en versant le sang des innocentes, en violant des enfants.
Vous perturbez ces intérêts et remettez en cause l’ordre d’un monde sous domination des hommes : cela vous a valu deux tentatives d’assassinat…
Cette domination passe par la destruction de la femme, réifiée, chosifiée. On la détruit pour détruire la société. S’opposer à l’arme du viol, la dénoncer, le fait de dire la vérité, de demander justice, suscite des menaces quotidiennes. Je vis sous protection des Nations unies, dans mon propre pays. Je suis obligé de vivre à l’hôpital, avec les malades. C’est un choix que j’ai fait. Ces femmes, j’avais essayé de les abandonner mais par leurs actions elles m’ont ramené à la raison.
Vous vous êtes exilé après une tentative d’assassinat ?
Oui. Mais ces femmes qui vivent avec moins de 1 dollar par jour ont essayé de payer mon billet d’avion Boston/Bukavu. Tous les vendredis, elles vendaient les légumes et fruits qu’elles produisaient et déposaient chaque semaine 50 dollars pour réunir la somme. Des femmes qui viennent de milieu rural, sans grande formation intellectuelle, mais déterminées et courageuses. Elles ont manifesté chaque vendredi à l’entrée de l’hôpital. Ça m’a bouleversé.
Vous diriez-vous féministe ?
Je crois que dans notre société, nous acceptons des concepts comme le patriarcat qui amènent à des inégalités et des souffrances. Je prône une masculinité positive. Contre celle, toxique, qui fait grandir les petits garçons dans la pensée qu’ils sont supérieurs à leurs sœurs.
Votre combat est aussi culturel ?
Quand on demande à ces femmes quelle réparation elles attendent, elles parlent de reconnaissance. Ce n’est pas une demande matérielle, mais symbolique. L’éducation de leurs enfants pour garantir leur avenir : c’est la réparation qu’elles veulent. Beaucoup d’entre elles disent avoir subi tout ça parce qu’elles manquaient d’instruction. Elles veulent en protéger leurs enfants.
Et Dieu dans tout ça, vous qui êtes pasteur. Doutez-vous ?
Je crois en un dieu qui est juste, qui me donne la liberté de choix. Si on fait un mauvais choix, la responsabilité ne revient pas à Dieu. Le dieu auquel je crois n’est pas un dictateur.
(1) Celle de Bukavu, en République démocratique du Congo.
(2) Inventaire de centaines de crimes en RDC par le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies.