Les premières décisions de rejet de demandes d’asile d’Afghans sont tombées. En parallèle, les demandes de réunification familiale ou de rapatriement formulées par des réfugiés déjà protégés en France n’aboutissent pas, laissant les requérants imaginer le pire pour leurs proches restés dans le pays.
25 décembre 2021 à 16h18
Depuis la chute de Kaboul et la prise de pouvoir par les talibans en Afghanistan en août dernier, certains organismes – français et internationaux – estiment qu’il n’y a plus de conflit armé, réduisant ainsi les chances pour les Afghans d’obtenir une protection.
Au lendemain d’un attentat revendiqué par l’État islamique le 26 août, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), chargée d’étudier les recours des personnes ayant vu leur demande d’asile rejetée en premier lieu par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), suggérait ainsi aux juges de réduire la protection des Afghans, considérant qu’il était « permis de conclure à la cessation du conflit armé ».
« À cet égard, les deux attentats revendiqués par l’organisation État islamique le jeudi 26 août ne remettent pas en cause cet état de fait », pouvait-on lire dans un mail interne que s’était procuré Mediapart fin août (lire notre enquête). Dans les semaines qui suivent, les premiers rejets pour des demandes d’asile formulées par des requérants afghans tombent.
Mediapart a pu consulter une quinzaine de décisions de la CNDA, datées entre le 15 septembre et le 3 décembre, dans lesquelles la cour évoque des déclarations « très peu circonstanciées ou personnalisées », « confuses ou incohérentes », « lacunaires », « sommaires et peu substantielles » ou encore des propos « superficiels ».
Une décision de rejet de la CNDA concernant un demandeur d’asile afghan. © Capture d’écran.
La plupart du temps, la cour souligne que les déclarations du requérant « n’ont pas permis d’établir la réalité des faits à l’origine de son départ d’Afghanistan ni d’établir le bien-fondé et l’actualité de ses craintes en cas de retour dans son pays d’origine ». En balayant ainsi les craintes de persécutions ou de menaces graves – pouvant émaner d’une opposition d’ordre politique ou religieux, par exemple –, les juges de l’asile refusent d’accorder le statut de réfugié au requérant.
À chaque fois, ils reconnaissent toutefois que « les talibans contrôlent aujourd’hui la quasi-totalité du territoire afghan », mais estiment que la situation prévalant dans ce pays, et notamment dans la province du requérant, « ne peut plus être regardée comme une situation de conflit armé caractérisée par une violence aveugle ». Autrement dit, le degré de violence n’est pas suffisant pour justifier une protection pour les requérants afghans, qui n’encourent, selon les juges, plus de risques en cas de retour sur place. De quoi provoquer l’ire des avocats qui accompagnent les demandeurs d’asile afghans.
La demande d’asile devenue une« vraie loterie »
Dans son cabinet situé en région parisienne, Myriam*, avocate spécialisée en droit d’asile, épluche ses dossiers. Elle compte une vingtaine de rejets de la CNDA depuis la chute de Kaboul. Et depuis le 13 décembre, au moins dix rejets de l’Ofpra. « Après la prise du pouvoir par les talibans, on a senti que l’Ofpra jouait la prudence, qu’il temporisait un peu afin de voir l’évolution de la situation. Mais là, on voit qu’il y a une accélération. L’Office commence à rejeter les demandes, ce qu’il ne faisait pas jusqu’ici : soit il protégeait via le statut de réfugié, comme pour les évacués, soit il accordait une protection subsidiaire », commente-t-elle.
L’OFPRA commence à considérer qu’il n’y a pas forcément la nécessité de protéger les Afghans face au régime taliban […]. C’est quand même un sacré positionnement.
Une avocate spécialisée en droit d’asile
Et d’ajouter : « Dans des dossiers où il ne conteste pas la nationalité afghane ni même parfois l’origine du requérant, l’Ofpra commence à considérer qu’il n’y a pas forcément la nécessité de protéger les Afghans face au régime taliban, et estime donc que l’on peut vivre en tant que civil sous ce régime. C’est quand même un sacré positionnement. »
Pourtant, un rapport de l’ONG Human Rights Watch datant du 30 novembre documente l’exécution sommaire ou la disparition forcée de plus de cent anciens agents de la police et du renseignement dans quatre provinces depuis la prise de pouvoir par les talibans le 15 août dernier, et ce « en dépit de l’amnistie proclamée ».
À la CNDA, où le positionnement n’a pas tardé à être formulé aux juges, cela dépend, assure l’avocate, des juges et des chambres. « On a aussi des décisions positives, où les juges considèrent que même si les faits allégués à l’origine de l’exil ne sont pas établis, la simple présence sur le territoire suffit à exposer à une menace ou à de mauvais traitements, et où ils donnent le statut de réfugié ou la protection subsidiaire. » Cela devient une « vraie loterie », regrette-t-elle.
Une fois leur demande d’asile rejetée, ils se retrouvent en situation d’errance, sans prise en charge ni solution d’hébergement.
Reza Jafari, président de l’association Enfants d’Afghanistan et d’ailleurs
« Tous ces rejets sont absurdes et insensés », s’insurge Reza Jafari, président de l’association Enfants d’Afghanistan et d’ailleurs qui accompagne de nombreux exilés afghans en France et dans le monde. « Pour ne pas accorder de protection subsidiaire, on dit qu’il n’y a plus de conflit interne, alors que le ministère de l’intérieur avait annoncé suspendre les expulsions vers l’Afghanistan juste avant la chute de Kaboul. Pour le statut de réfugié, on demande aux personnes de prouver leur religion, leur ethnie ou leur opposition politique et disent qu’ils manquent de preuves. Mais lesgens sont partis avec un sac à dos ! Une fois leur demande d’asile rejetée, ils se retrouvent en situation d’errance, sans prise en charge ni solution d’hébergement », détaille-t-il.
Tout récemment, à la CNDA, le recours d’un demandeur d’asile afghan est passé en ordonnance, c’est-à-dire sans audience et donc sans possibilité de s’exprimer devant un juge. Depuis plusieurs mois, les avocats de la cour sont en grève pour dénoncer un ensemble de « dysfonctionnements », dont les ordonnances de tri font partie, les renvois (qui rallongent les délais pour les demandeurs d’asile), l’influence du Centre de recherche et de documentation sur les décisions (à l’origine du mail interne évoqué plus haut) et le manque d’indépendance et d’impartialité des juges (lire notre enquête ou voir notre reportage vidéo). Les discussions en cours avec la présidence de la cour n’ont toujours pas abouti. Une mission d’inspection doit, dans ce contexte houleux, avoir lieu en janvier.
Basira, 18 ans, et Muslima, 37 ans, deux Afghanes, se mobilisent pour que les demandes de réunification familiale soient prises en compte. © NB.
Ces premiers rejets viennent remettre en cause les beaux discours tenus par l’État français sur l’accueil des Afghans en quête de protection durant les mois qui ont suivi la prise de pouvoir par les talibans. Dans le même temps, les demandes de réunification familiale patinent et sont sources d’anxiété pour les Afghans déjà protégés en France, qui attendent des mois, voire des années, avant d’obtenir une réponse.
Les réfugiés afghans de France se mobilisent pour faire respecter le droit
Au centre d’accueil pour réfugiés de la Cimade, à Massy-Verrières (Essonne), Basira et Muslima terminent, penchées au-dessus de la table, la confection de l’une des banderoles commencées en septembre. Consciencieusement, Muslima perce le tissu à l’aide d’une aiguille, encore et encore, pour unir le drapeau afghan au texte inscrit au feutre. « Migration forcée par les talibans », « Nouvelle génération sacrifiée », « Nous voulons que le monde nous soutienne », peut-on lire sur la banderole, une fois celle-ci dépliée et suspendue au mur. Et au centre de l’affiche, bien en évidence : « Pourquoi les personnes réfugiées ne peuvent pas obtenir de visas pour leurs familles ? »
Les démarches ont pris presque trois ans, c’était très long, d’autant que nous étions en danger là-bas.
Muslima, une exilée afghane
« Lorsque les talibans ont pris le pouvoir en août, ils étaient tous abattus, explique Lætitia, travailleuse sociale. Des cercles de parole se sont mis en place et cela les a vraiment soudés, même s’ils ne parlent pas tous la même langue. L’idée des banderoles est venue pour leur permettre de faire passer des messages. »
Arrivé en France en 2014 après avoir fui les talibans, le mari de Muslima obtient d’abord la protection subsidiaire avant de lancer une demande de réunification familiale. « On est allés à l’ambassade de France trois ou quatre fois pour les passeports, l’entretien, la prise d’empreintes et les photos », relate Muslima, un tissu traditionnel vert émeraude autour de la tête. À lire aussi Une femme afghane rappelant que “les vies afghanes comptent”, dimanche 5 septembre à Paris. Soutien au peuple afghan : « On est là pour porter la voix des femmes » 6 septembre 2021 Un décret oblige les jeunes Afghanes à se marier aux talibans 3 septembre 2021
« Les démarches ont pris presque trois ans, c’était très long, d’autant que nous étions en danger là-bas. » « On a dû cacher notre départ aux proches et aux voisins, car si les talibans l’apprenaient, on risquait d’être enlevés », ajoute dans un français parfait Intizar, son fils âgé de 16 ans, aujourd’hui inscrit au lycée.
En cause, derrière ces délais, une « politique de suspicion » généralisée et intrusive, selon les travailleuses sociales, visant à sans cesse remettre en doute les liens familiaux avec le conjoint ou les enfants, mais aussi une multitude de documents à fournir, souvent banals en France, mais peu communs dans le pays d’origine. Lorsque la demande est rejetée, les réfugiés peuvent contester la décision auprès de la Commission des recours pour les refus de visa (CRRV), puis, dans un second temps, saisir le tribunal administratif – une autre procédure « longue et pénible » pour les familles.
« Le moindre décalage, un seul document manquant fait perdre encore six mois dans la procédure. » L’un des cas les plus marquants est celui d’une réfugiée dont le recours au tribunal administratif a été rejeté et qui fait aujourd’hui appel de la décision. « C’est la première fois que l’on va aussi loin dans la procédure », soupire Lætitia.
Abdelhamid, père de famille afghan, a attendu près de trois ans pour que ses proches puissent le rejoindre en France. © NB.
En fin d’après-midi, Abdelhamid, 49 ans, vient rejoindre le groupe. Un feutre rouge à la main, le père de famille repasse sur chaque lettre pour former le mot « Liberté ». Sa fille Basira, 18 ans, ses deux autres enfants, son épouse et sa mère ont pu le rejoindre en France en octobre dernier après plus de deux ans de démarches. « J’ai dû envoyer ma famille en Iran car il n’y avait plus d’ambassade de France en Afghanistan. Ça a été très difficile pour eux là-bas car ils ont souffert de racisme. » La famille a dû composer avec les délais. « Pas le choix. » À lire aussi Dossier. Les talibans maîtres de l’Afghanistan 18 août 2021
Selon Reza Jafari, des milliers de personnes seraient dans l’attente d’une réponse. « Il y a trois ans de retard sur les demandes de réunification familiale. En 2017, une explosion a eu lieu devant l’ambassade d’Allemagne à Kaboul et celle-ci a fermé. Le Covid-19 a également tout perturbé, y compris à l’ambassade de France. »
Les personnes devaient donc se rendre au Pakistan ou en Iran afin d’effectuer leurs démarches. « Sauf que l’Iran demandait une carte de résident. [L’ambassade] du Pakistan a fermé pendant un an. Après la chute de Kaboul, elle a enfin rouvert, mais elle a annoncé dernièrement que seuls 600 visas avaient été délivrés. C’est très peu quand on sait le retard accumulé », pointe-t-il.
La procédure retarde tout et rend les gens malades.
Lætitia, travailleuse sociale au centre d’accueil de la Cimade
Dans le même temps, des Afghans en quête de protection se sont retrouvés bloqués à l’aéroport en Iran alors même que leur demande de réunification familiale a été acceptée : « C’est le cas d’un journaliste ou encore d’une dame et ses deux enfants que j’accompagne. Ils sont allés en Iran avec un visa, mais le temps d’obtenir celui pour la France, le premier pour l’Iran avait expiré. Les autorités ne les ont pas laissés prendre l’avion pour la France », relate-t-il.
Si Abdelhamid, le père de Basira, se dit soulagé de savoir ses proches en sécurité à ses côtés, il reste très préoccupé par la situation dans son pays d’origine : « Physiquement je suis là, mais mentalement, je suis toujours là-bas. » « L’Afghanistan a besoin de liberté et les droits des femmes doivent pouvoir être respectés », complète Basira, un foulard noir entourant la moitié de sa chevelure.
Laetitia, travailleuse sociale, aide un réfugié qui souhaite faire venir un proche d’Afghanistan.
En attendant, Abdelhamid a le bras gauche paralysé depuis que son véhicule a roulé sur un engin explosif. Il garde aussi des séquelles psychologiques et voit un psychologue tous les jours. Selon l’une des travailleuses sociales qui les accompagnent, beaucoup ne sont pas venus à l’atelier ce soir car leur histoire est « trop douloureuse ».
Certains sont suivis pour un syndrome post-traumatique, d’autres sont rongés par la peur que leur proche, journaliste ou ex-auxiliaire de l’armée française, soit tué. « La procédure retarde tout et rend les gens malades. On attend de ces personnes de s’intégrer, mais comment voulez-vous qu’elles le fassent sans leur famille et alors qu’elles sont plongées dans l’angoisse ? », interroge Lætitia.
Plusieurs réfugiés du centre ont perdu des membres de leur famille, pour lesquels ils avaient demandé un rapatriement, depuis la prise du pouvoir par les talibans.
Charlotte, travailleuse sociale au centre d’accueil de la Cimade
À l’annonce de la chute de Kaboul, les équipes du centre se sont activées pour réunir les documents nécessaires aux demandes de rapatriement dans le cadre de la cellule de crise mise en place par le ministère des affaires étrangères. À ce jour, aucun des trente résidents concernés n’a eu de retour. Pourtant, nombre d’entre eux sont aujourd’hui menacés par les talibans, comme les frères et sœurs de Muslima, enseignants ayant participé à des programmes internationaux pour favoriser l’éducation des filles, qui vivent désormais cachés.
« Cela représente une centaine de proches coincés sur place. Plusieurs réfugiés du centre ont perdu des membres de leur famille, pour lesquels ils avaient demandé un rapatriement, depuis la prise du pouvoir par les talibans. Un réfugié arrivé au centre en 2016 a même anticipé, voyant la progression des talibans, et a décidé de partir chercher sa femme et ses quatre enfants en Afghanistan », rapporte Charlotte, une travailleuse sociale. Sa conjointe a finalement perdu la vie dans un attentat. Il avait lui aussi lancé les démarches pour une réunification familiale, qui n’avait toujours pas abouti.
Abdulzahed, 30 ans, espère pouvoir faire venir ses parents restés en Afghanistan et menacés par les talibans. © NB.
Les récits se suivent et se ressemblent. Abdulzahed, 30 ans, attend que ses parents puissent le rejoindre en France. Il fait partie de celles et ceux qui, constatant les délais de la demande de réunification familiale, ont tenté une demande de rapatriement fin août.
« Les talibans ont tiré sur mon père et il a été blessé au bras », confie-t-il en ouvrant une photo sur son smartphone pour prouver ses dires. Sur le bras de son père apparaît un cratère large de plusieurs centimètres.
Je pense à mes parents tout le temps, je m’inquiète énormément pour eux.
Abdulzahed, réfugié afghan en France
Le mécanicien, désolé de se montrer en bleu de travail de retour du garage, passe une main dans ses cheveux épars pour paraître « plus présentable ». Il affirme ne plus pouvoir se concentrer. « Je pense à mes parents tout le temps, je m’inquiète énormément pour eux. La procédure est trop longue. Rien que pour obtenir l’acte de naissance, ça a pris beaucoup de temps », déplore-t-il.
Un peu avant 21 heures, Basira, Abdelhamid, Abdulzahed, Jumakhan et Lætitia reposent les feutres. Les banderoles sont presque prêtes et seront accrochées à l’entrée du centre en janvier, pour que l’Afghanistan ne tombe pas dans l’oubli, mais aussi pour alerter sur les difficultés rencontrées pour faire rapatrier leurs proches. Timidement, le mari de Muslima s’approche de Lætitia, un téléphone à la main. « J’ai la photocopie du passeport de mon oncle, si tu peux l’ajouter aux demandes de rapatriement… »