Deux cas d’école : l’Algérie et l’Irak, à propos d’un phénomène qui concerne tout le monde arabe, et bien au-delà.
Jean-Pierre Sereni > 22 septembre 2021
Corruption et prédation dans l’exercice du pouvoir. Les cas de l’Algérie et de l’Irak
Sous la dir. de Nahla Chahal
Les livres de Assafir Al-Arabi, no. 1, 2020
142 pages
La dénonciation rituelle de la corruption des régimes en place est le pont-aux-ânes des opposants en mal de projet politique alternatif ou de programme de rechange. De Moscou à Bagdad, l’anti-corruption remplace les idées politiques et sème souvent l’illusion, sinon la manipulation. Rien de tel avec Corruption et prédation dans l’exercice du pouvoir qui traite de deux cas fort dissemblables, l’Algérie et l’Irak.
Son éditeur, Assafir Al-Arabi est une originalité sur la scène médiatique arabe. Dirigé par Nahla Chahal, il se veut indépendant, et publie depuis Beyrouth des analyses pointues sur la région dont les auteurs sont arabes, influents et bien enracinés dans les réalités de leur pays. Ils sont chercheurs, journalistes, blogueurs, universitaires, cinéastes ou architectes et se déploient depuis la vague des révolutions arabes en 2011. Leur activité est considérable : plus de 6 000 articles et contributions en dix ans, rédigés par plus de 250 auteurs et autrices, dont beaucoup de jeunes. Assafir Al-Arabi collabore au réseau Médias Indépendants sur le monde arabe auquel participe Orient XXI.
Un instrument de pouvoir
Dans le cas présent, Daho Djerbal et Rachid Sidi Boumedine, deux intellectuels reconnus dans leur pays, n’analysent pas la corruption en Algérie comme l’effet pervers d’une absence de moralité chez nombre de responsables, ni la conséquence d’un manque de respect des règles de bonne organisation des pouvoirs publics. À leurs yeux, c’est un système d’organisation, un instrument de pouvoir qui régente l’État pour l’un, la société tout entière pour l’autre. Selon Daho, la rente pétrolière et foncière alimente une oligarchie qui règne sur une multiplicité de clientèles. En même temps, l’État détient la structure administrative et les leviers de pouvoir qui seuls donnent accès à la rente. Avec l’oligarchie, il prend en main les facteurs de production et exploite la main d’œuvre locale bon marché. « Cette alliance de la classe-État et de l’oligarchie s’est structurée en un véritable système » de pouvoir conclut Daho.
Son compatriote Boumedine, qui connait bien le secteur immobilier algérois, pose que la corruption doit être « acceptée » par la société pour fonctionner en tant que système. La gouvernance globale veille à l’asservissement et à la dépendance organisée de différentes couches du peuple qui doivent « payer » pour jouir de leurs droits légitimes. Le service public, en théorie gratuit et accessible à tous, est en réalité payé, d’une façon ou d’une autre, par son bénéficiaire. La famille, le village, la tribu abritent des réseaux qui fonctionnent selon le système du don et du contre-don, obligent les uns et les autres et construisent un système coercitif reconnu de tous. Les dirigeants de ces réseaux dominent les appareils d’État et sauvegardent ce dispositif illégal, mais nécessaire. En somme la légitimité sociale l’emporte sur la légalité.
La primauté de l’appartenance religieuse ou ethnique
En Irak, le fondement de la corruption est politique. L’organisation du pouvoir, empruntée au modèle imposé par les impérialistes français il y a un siècle au Liban avec le succès que l’on sait remonte à l’occupation américaine après l’invasion de 2003. Le principe en est confessionnel ou ethnique. Les trois communautés (chiites, sunnites, Kurdes) ont chacune leur parti dominant qui organise la société et financent sur la rente pétrolière leurs « bureaux économiques ». Ils se disputent sans ménagement les sièges de députés, les postes de ministres, la direction des entreprises publiques. La compétence s’efface devant l’appartenance religieuse ou ethnique, et l’État national n’est plus qu’une ombre qui cache mal les agissements des partis au pouvoir. Jadis, dans leur opposition aux baasistes de Saddam Hussein, ils dénonçaient pourtant bruyamment depuis l’extérieur la corruption du régime de Saddam Hussein, sans commune mesure avec celle qui règne aujourd’hui sur les bords du Tigre. Les délits financiers auraient atteint le montant record de 350 milliards de dollars (298 milliards d’euros) entre 2003 et 2018 !
En Algérie, le Hirak, cet immense mouvement populaire qui a « dégagé » le président Abdelaziz Bouteflika en 2019 et s’est poursuivi avec des hauts et des bas jusqu’à l’arrivée de la pandémie du Covid-19 a massivement rejeté le « système » sans pouvoir l’abattre. En Irak, la jeunesse s’est mobilisée en 2019 contre le pouvoir et son arsenal de prédation sur les ressources nationales, là aussi en vain.
À l’occasion des nombreux procès de dirigeants de l’ancien régime algérien, l’opinion a pu entrevoir l’étendue du système, et aussi comprendre que les juges ont impliqué certains mais en ont oublié d’autres. Ce rejet politique du « système-corruption » se double d’une interrogation sur son avenir. L’argent ne peut servir deux fois. Dans les deux pays, la faiblesse de l’investissement — notamment dans le secteur-clef des hydrocarbures — et la fuite des capitaux scient la branche sur laquelle repose l’organisation de la société, compromettant sa reproduction. On attend avec impatience la suite des travaux de Assafir Al-Arabi pour estimer l’ampleur de la contagion du « système-corruption » dans le monde arabe.