Comment se fait-il que depuis la marche contre l’antisémitisme du 19 novembre, ceux-là mêmes qui ont, dès l’abord, vomi le rêve républicain, en sont perçus comme l’incarnation ? Face à un tel renversement, comment les forces de progrès républicaines peuvent-elles agir ? Inventer de nouvelles formes de contestation reposant sur une analyse scientifique de la situation politique, est une nécessité.

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Soulef Bergounioux
Historienne.

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Quand on est historienne, il est toujours difficile d’écrire sur le présent, sur l’immédiat, en somme sur l’évènement, qui ne laisse d’étonner en raison de son imprévisibilité. C’est pourtant cette tâche que s’est assigné l’historien Marc Bloch en 1940.

Aujourd’hui, ses mots raisonnent avec une acuité particulière : « un témoignage ne vaut que fixé dans sa première fraîcheur et je ne puis me persuader que celui-ci doive être tout à fait inutile. Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. Alors les dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes, qu’autour du plus atroce effondrement de notre histoire commencent, dès maintenant, à accumuler tantôt l’ignorance et tantôt la mauvaise foi, se lèveront peu à peu ; et, peut-être les chercheurs occupés à les percer trouveront-ils quelque profit à les feuilleter, s’ils le savent découvrir, ce procès-verbal de l’an 1940. »

L’ignorance, la mauvaise foi, autant d’expressions révélatrices de la perte de repère moral d’une société accablée par l’effondrement brutal des valeurs qui l’ont longtemps habitée et qui demeurent, aujourd’hui encore, inscrites sur le fronton de nos mairies : « liberté, égalité, fraternité ». 

Ces valeurs, je me souviens encore de mon étonnement quand, pour la première fois, au moment du bicentenaire de la Révolution française, mon institutrice les a évoquées. Lors même que chaque jour, je subissais ses brimades et celles de certains de mes camarades de classe parce que j’étais née sémite, je suis devenue du jour au lendemain, un modèle d’intégration républicaine. Je voyais alors mes camarades arborer fièrement la cocarde tricolore et faire part de leur attachement à la République.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce moment de célébration des valeurs républicaines a transformé mon entourage. Ceux qui me conspuaient hier en raison de mes origines, voyaient désormais en moi, une sœur, et rien de moins que l’accomplissement du rêve émancipateur républicain. 

Le contexte était alors bien différent … Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale demeuraient vivaces et la gauche au pouvoir arborait fièrement son héritage révolutionnaire. C’est cet idéal qui m’habite encore aujourd’hui. En tant qu’historienne dont les premières recherches ont porté sur la Révolution française, j’eus maintes fois l’occasion d’en mesurer les limites.

En tant que fille de « fellaghas », j’ai aussi pu constater les manquements de la République à son propre idéal. En tant qu’enseignante, j’ai sans cesse désespérer de l’abandon, parfois de la stigmatisation, d’enfants qui avaient pour seule tare d’être né étranger. Et pourtant …. Demeure à jamais inscrit en moi le rêve d’émancipation républicaine que résume si bien notre devise : « liberté, égalité, fraternité ».

Depuis la marche contre l’antisémitisme du dimanche 19 novembre, ces mots raisonnent étrangement.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui que ceux-là mêmes qui ont, dès l’abord, vomi le rêve républicain, soient désormais perçus comme l’incarnation de cet idéal ?

Chaque année, lors de mon premier cours qui s’ouvre sur la Révolution française, je rappelle ce fait scientifique irréfragable : l’extrême droite française rejette la Révolution française parce qu’elle estime que la société ordinale, inégalitaire, est l’expression de la volonté divine. Elle conspue ouvertement le mouvement révolutionnaire français en ce qu’il proclame l’égalité des droits. À son point de vue, l’abolition de l’esclavage est une abomination et la nation républicaine une hérésie.

Rien d’étonnant dès lors, qu’aujourd’hui encore, l’État français – celui de la « révolution conservatrice » pétainiste, de la collaboration –, ou encore l’Algérie française – celle de la colonisation, du Code de l’indigénat et de la pacification –, demeurent les points géométraux de son horizon d’idéalité.

C’est pourtant avec ce pourfendeur de la République que nombre de mes amis –  qui refusaient de céder un centimètre de terrain à l’extrême droite – ont dû manifester dimanche afin de signifier leur inquiétude légitime face à la montée de l’antisémitisme.

Comment en est-on arrivé à une telle confusion politique ? Comment expliquer les bouleversements actuels du champ politique ? Les temps nauséabonds de la « Révolution conservatrice » sont-ils de retour ? Le soutien implicite de nombreux tenants de « l’axe libéral-conservateur » n’en serait qu’un révélateur ? L’histoire ne le prouve-t-elle pas : à chaque renversement du rapport de force politique au profit des réactionnaires, les « libéraux-conservateurs » ne se sont-ils pas, trop souvent, distingués par leur mutisme !

En 1799, en 1815, en 1851, en 1870, en 1940, ils ont brillé par leur silence assourdissant …. Il a fallu que le vent se lève, que les peuples entrent en résistance pour qu’enfin ils prennent la mesure du désastre. Pour autant, il serait faux d’affirmer que les libéraux-conservateurs agissent en pleine conscience.

S’il est évident que l’attitude d’une partie des libéraux-conservateurs a pour effet la « normalisation » de l’extrême droite (souvent par calcul politique et intérêt immédiat), ce constat ne permet néanmoins, aucunement de saisir les causes objectives de ce processus. Ce soutien n’en est que l’expression extériorisée. C’est dans la structure-même du champ du pouvoir – entendu comme espace de luttes pour la monopolisation des instruments de la domination –, que se trouve la principale explication.

 Comme toute « révolution conservatrice », le ressentiment est l’expression politique subjective de l’attachement obséquieux à l’ordre, en somme à la hiérarchie sociale, de tous ceux dont l’existence sociale dépend de son maintien.

Aujourd’hui, ce sentiment d’amertume, voire de rancœur, semble particulièrement diffus dans la société au point de saturer l’espace public, en particulier les hauts lieux de production et de diffusion de l’information. En leur sein dominent une catégorie particulière d’agents sociaux : les « élites médiatiques ». Or si ces dernières se distinguent par la position centrale qu’elles occupent au sein du champ médiatique – que révèle leur omniprésence –, leur engagement obséquieux dans le maintien de l’ordre social ne peut être compris s’il n’est pas également rapporté à la position doublement dominée qu’elles occupent au sein des champs culturel et du pouvoir.

Au sein de cet espace de luttes réglé pour la monopolisation des instruments du pouvoir, s’opposent deux catégories d’élites, l’une détentrice de capitaux économiques et l’autre de capitaux culturels. La première occupe aujourd’hui une position prééminente. Non seulement, elle domine en dominant l’État, mais en outre, elle s’impose en monopolisant l’essentiel des instruments de légitimation du pouvoir, en somme les lieux de diffusion de l’information (la presse, la télévision), ces « lieux où la parole devient pouvoir » (Pierre Bourdieu).

À cette fin, elle s’appuie sur les agents sociaux les plus dominés au sein du champ culturel, en somme les « élites médiatiques » dont les intérêts sont conformes aux siens. Cette alliance est favorisée par un effet d’homologie –  une ressemblance dans la différence –, entre les dominés du champ culturel, les journalistes médiatiques, et les dominants du champ du pouvoir – les détenteurs de capitaux économiques. L’anti-intellectualisme, le ressentiment qui n’en sont que les expressions subjectives, favorisent le sentiment d’homologie qui lie ces deux groupes sociaux.

En effet, le décalage entre l’image qu’ont d’eux-mêmes les journalistes médiatiques – que vient renforcer leur aura télévisuelle –, et la relative faiblesse de leur capital scolaire –  que le mépris affiché des élites culturelles ne fait que révéler –, les conduit à rejeter l’ensemble des valeurs de fraternité et d’égalité portées par ceux-là mêmes qu’ils qualifient de « wokiste » ou encore « d’islamo-gauchiste ».

Leur ressentiment à l’encontre de ceux qu’ils décrivent de plus en plus nettement comme les « ennemis de l’Intérieur », résulte du décalage entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et la position qu’ils occupent au sein du champ culturel. Quant aux élites économiques qui occupent une position dominante au sein du champ du pouvoir, elles ont intérêt à maintenir l’équilibre existant des pouvoirs, qui leur est hautement favorable.

Aussi soutiennent-ils tous ceux qui ne le remettent pas en cause.  Il suffit pour s’en convaincre de prendre la mesure des votes communs des conservateurs et des réactionnaires à l’Assemblée nationale. L’unanimisme du débat public en est également une des expressions extériorisées. Or les moments où la structure sociale est figée sont généralement favorables aux forces politiques de gauche, parce qu’elles ont intérêt à remettre en cause une hiérarchie des pouvoirs qui leur est défavorable. Elles sont soutenues par une part importante des dominés du champ social mis en mouvement par l’effondrement de leur condition d’existence.

Effrayés par cette évolution du champ politique, les tenants de « l’arc conservateur-réactionnaire » en viennent à hystériser le débat public au point de blâmer systématiquement tous ceux qui ne partagent pas leur conception de l’ordre, autrement dit de la hiérarchie sociale. La présence à l’Assemblée nationale d’élus issus des classes populaires, ou proches de ses intérêts, a suscité une tel dégoût au sein de « l’arc conservateur-réactionnaire » qu’il a conduit nombre de représentants de la Nation à faire état de leur préférence pour les élus d’extrême-droite, dociles parce que soumis aux règles de la bienséance bourgeoise.

C’est dans ce contexte particulier que le 7 octobre 2023, que mouvement d’extrême-droite palestinien, le Hamas a commis un crime contre l’humanité en massacrant des milliers de civils israéliens. La suite est connue … la guerre, ses violences et ses milliers de civils décimés !

Et pour clore ce bilan mortifère : une véritable instrumentalisation de l’horreur de la guerre à des fins politiques. L’objectif inavoué étant toujours le même pour les « bienheureux » : maintenir l’ordre (la hiérarchie sociale) coûte que coûte ! Il s’ensuit de toute part l’exaspération d’un véritable sentiment de haine qui s’accompagne de « l’effondrement brutal » des valeurs républicaines.

Par-delà la normalisation de l’extrême droite indispensable à la structuration de « l’arc conservateur-réactionnaire », force est de constater qu’à gauche, les tenants du républicanisme originel peinent à faire face. Les uns parce qu’ils sont effrayés par la violence du jeu politique préfèrent se taire, les autres parce qu’ils sont épouvantés par l’effondrement civilisationnel en cours usent de fermeté et n’entendent nullement céder malgré les vociférations insultantes des tenants de « l’arc conservateur-réactionnaire ».

Or en réagissant à l’invective par l’invective, à la violence sociale par la violence sociale, les forces progressistes participent indirectement à l’hystérisation du débat public, et partant se rendent inaudibles.

Aussi à maints égards, la période semble-t-elle particulièrement désespérante, et pourtant…

Les temps actuels, l’extrême violence d’un régime de domination de plus en plus brutal sont également favorables à la réhabilitation des notions de rapport de force, de lutte des classes qui font échos à l’immense souffrance, souvent vécue comme honteuse, des classes populaires privées de protection sociale.

C’est pourquoi, il est temps pour les forces de progrès de se libérer des règles de conduite qui leur sont assignées par les forces de « l’arc conservateur-réactionnaire », et d’agir de concert, afin d’inventer de nouvelles formes de contestation qui reposent sur une analyse scientifique de la situation politique.

Est-il réellement nécessaire de rappeler au terme de cet article, qu’être de gauche c’est tordre le cou aux idées reçues, c’est rompre avec les alternatives simplistes (de « l’arc conservateur-réactionnaire ») qui n’engendrent que démoralisation et désillusion politique !

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