Dans ces deux camps surpeuplés de réfugiés palestiniens, les incursions de l’armée israélienne n’ont pas commencé après les attaques du Hamas, le 7 octobre. Elles durent depuis des années. Reportage sur cet état de guerre de basse intensité.
27 octobre 2023 à 15h25
Naplouse, Jénine (Cisjordanie occupée).– L’entrée du camp de réfugié·es palestinien·nes de Balata, à Naplouse, est formée d’une petite arche qui surplombe la rue. La voie principale y est étroite, les immeubles serrés. Les murs sont recouverts d’affiches dédiées aux martyrs, ces combattants palestiniens qui ont trouvé la mort dans la guerre plus ou moins larvée qui les oppose à Israël.
Balata a été établi en 1950 pour accueillir des Palestinien·nes chassé·es de Jaffa et de sa région, au sud de Tel-Aviv. Il compte actuellement environ 24 000 habitant·es sur un timbre-poste de 0,25 km2, ce qui en fait le camp le plus peuplé de Cisjordanie – la ville de Naplouse compte 150 000 habitant·es. Sur le papier, ce camp, comme toutes les grandes villes palestiniennes, est situé dans la zone A, sous administration exclusivement palestinienne. Dans les faits, comme partout, les incursions de l’armée israélienne y sont fréquentes, si ce n’est quotidiennes, a fortiori depuis le 7 octobre et les attaques meurtrières lancées par le Hamas.
Depuis la rue principale, une ruelle part à angle droit et descend dans les profondeurs du camp. Saleh Abou Hannoud, 29 ans, est assis sur un vieux fauteuil défoncé. Il tient dans ses bras son fusil M16 – ou une de ses variantes – et nous inspecte placidement pendant que d’autres jeunes, eux aussi armés, se poussent du coude et se marrent de ces Français venus les interroger.
Saleh fait partie des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, et plus particulièrement de la branche Youth of liberation and revenge (Les jeunesses de la libération et de la revanche). Un groupe historiquement affilié au Fatah, l’un des principaux mouvements de résistance palestiniens.
« Depuis le 7 octobre, toutes les nuits, l’armée israélienne entre dans le camp, elle arrête des gens, en harcèle d’autres, elle tire et puis elle se retire. Toutes les nuits ! », explique-t-il en tirant sur sa cigarette. Son fusil repose sur sa bedaine, serrée dans son haut de jogging Adidas. Depuis l’attaque spectaculaire et sanglante du Hamas dans le Sud, il suit l’évolution de la situation à Gaza avec « tristesse », « touché par le sort des enfants, des femmes, qui ont perdu leur vie » en raison de la riposte israélienne.
« Ce qu’on veut ici, ce qu’on prépare, c’est faire tomber le siège de Gaza », lance-t-il un peu crânement. Saleh, comme les autres habitants du camp, n’a de toute façon rien à perdre : « L’économie est à zéro ici, et ça ne fait qu’empirer encore et encore. »
Arrive Mahmoud Zoufy, présenté comme le « boss » de la brigade du camp. Même fusil dans les bras, mais gilet pare-balles en plus, bourré de chargeurs supplémentaires. Sourire en coin, il menace notre photographe, puis lui dit que c’est OK, puis le menace à nouveau. Bref, le grand gaillard s’amuse un peu de ces journalistes occidentaux.
C’est eux ou nous à présent, il n’y a pas d’autre solution à cette guerre.
Mahmoud Zoufy, « boss » d’une Brigade des martyrs d’Al-Aqsa
Mahmoud Zoufy, tout comme Saleh, est né dans le camp. À 39 ans, il a quatre enfants, deux filles et deux garçons. Et pour lui, le 7 octobre n’est qu’une date de plus dans « une guerre qui est déjà là ». « Tous les jours, elle est là la guerre, elle a commencé il y a deux ans, et on ne sait pas quand elle finira », expose-t-il. Il y a deux ans, à l’automne 2021, le meneur du « Repaire des lions », groupe armé du centre historique de Naplouse, était arrêté. Peu après, une unité israélienne circulant incognito dans la ville avait abattu trois autres membres du groupe. Naplouse et le camp de Balata sont depuis sous pression maximum.
« C’est eux ou nous à présent, il n’y a pas d’autre solution à cette guerre », lâche Mahmoud Zoufy. Qui prend les journalistes à témoin : « Que voyez-vous à présent à Gaza ? Qui meurt à Gaza aujourd’hui ? Qui tue qui ? »
En repartant, un marchand de pommes nous alpague, avec une grosse voix éraillée. Haloun Abou Mussalam, 55 ans, est une figure locale du camp. Keffieh sur la tête, il félicite les Français pour leur soutien à la cause palestinienne, et n’a pas de mots assez durs contre Emmanuel Macron. « Macron ne fait rien pour la paix ici, alors je vous dis à vous, les Français, descendez dans la rue pour exiger de Macron qu’il se bouge », lance-t-il, ignorant des interdictions de manifester en France.
« Qu’est-ce que vous diriez, vous, si dans votre pays, sur vos terres, il vous fallait des permissions pour vous déplacer ? Qu’est-ce que vous diriez si on vous empêchait d’aller prier sur le lieu le plus saint de votre pays ? », nous interroge-t-il. D’habitude, Haloun Abou Mussalam ne vend pas de pommes mais des pastèques, qu’il va chercher à Jéricho plus au sud. Mais depuis le 7 octobre, il lui est impossible de se déplacer en voiture, les soldats israéliens ne le laissent pas passer aux checkpoints.
Le vendeur se dit néanmoins attaché à la paix. Une paix qui devrait passer, selon lui, par la fin du harcèlement de l’armée israélienne ici, et la fin des attaques par des colons des villages palestiniens alentour. « Toutes les personnes mauvaises devraient être condamnées, ce serait un bon début pour la paix », soupire-t-il. Sans trop y croire.
À Jénine, les victimes d’un missile israélien
À une trentaine de kilomètres au nord de Naplouse se trouve Jénine. Grande ville la plus au nord de la Cisjordanie, avec 40 000 habitant·es environ au dernier recensement de 2007, et un camp de réfugié·es mis en place en 1953 qui compte aujourd’hui 14 000 personnes sur moins d’un demi-kilomètre carré.
Notre voiture, immatriculée en Israël, est immédiatement repérée à notre entrée dans la ville. Arrêtés devant une petite épicerie, nous sommes alpagués par un conducteur qui circule sans plaques d’immatriculation. Un fusil pointé vers nous dépasse de la fenêtre entrouverte. La méfiance s’explique : Jénine, siège des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa mais aussi du Jihad islamique palestinien, est sans doute la ville la plus rebelle de la Cisjordanie, et à ce titre la plus visée par les descentes de l’armée israélienne.
Le 22 octobre, une mosquée du camp de réfugié·es a été visée par un tir de missile, le premier en vingt ans en Cisjordanie. Deux personnes ont été tuées. L’immeuble éventré se trouve dans les hauteurs du camp. Hani Damaj, 54 ans, s’y trouvait avec sa femme et ses filles. « Heureusement, nous étions dans une pièce en haut, à l’étage », raconte-t-il en enchaînant les cigarettes. Sa chambre à coucher est pleine de gravats. Le logement de son frère, à l’étage du dessous, n’est plus que ruines. Sous la puissance du souffle, les portes d’accès à l’immeuble sont devenues impraticables, et les habitants se sont trouvés pris au piège dans une atmosphère suffocante.
Salema Al Ghul est âgée de 85 ans. Née à Burqin, un petit village près de Jénine, elle est venue habiter dans le camp en 1967. Le jour du bombardement, toutes les fenêtres de sa maison, située en face de la mosquée, ont été soufflées. « Deux personnes sont mortes à cause de ce missile, et deux autres ont été tuées le lendemain lors d’une autre opération de l’armée israélienne », dit-elle, ses yeux bleus brillants, et ses mains légèrement teintes au henné s’agitant devant elle.
« Je n’attends plus rien du futur, je ne veux plus rien espérer, même pas pour mes six enfants, mes trois fils et mes trois filles, explique la vieille femme. Penser au futur, ça me fait peur à présent, et pourtant moi, je ne demande rien. »
À l’entrée du camp, le long des trottoirs, des hérissons métalliques sont alignés, prêts à être déployés sur la chaussée pour interdire le passage aux véhicules de l’armée israélienne. Il y a quelques semaines à peine, l’entrée du camp était totalement bloquée.
Amir Abou Hadid, crâne rasé et barbe fournie, se tient devant son pick-up, son gagne-pain en tant que transporteur. Comme beaucoup ici, le jeune homme de 23 ans ne se pose pas la question : « La guerre est déjà là, elle a déjà commencé ». « Là je suis devant vous à parler, mais qui sait, dans une heure je serai peut-être à l’hôpital », explique-t-il. Il nous montre sa hanche, où se trouve encore une balle israélienne reçue en 2018. À ses côtés, un quinquagénaire qui refuse de donner son nom nous montre son bras – une balle – et son genou – une autre balle.
Amir Abou Hadid n’a pas peur pour lui – « s’ils nous bombardent la tête je m’en fous, je reste là » – mais pour sa famille : « Si ça barde trop, je vais emmener les femmes et les enfants ailleurs, dans un village en dehors du camp. Mais nous, les hommes, les jeunes, on restera là, on résistera. »
Si le jeune homme estime que le camp de Jénine n’est « sous le contrôle d’aucun groupe », il admet que « les seules personnes à même de nous défendre, ce sont les groupes armés [historiquement proches] du Fatah ou le Jihad islamique, la résistance ». Comme partout, l’Autorité palestinienne et son président Mahmoud Abbas, 88 ans, sont ici complètement discrédités.
Il en veut pour preuve le dernier épisode de violences, en juillet dernier, quand l’armée israélienne a lancé sur le camp l’opération « Maison et jardin » (« Home and garden »). « Les gens ici ont essayé d’évacuer les femmes et les enfants, mais se sont heurtés à la police de l’Autorité palestinienne, qui les a repoussés et gazés », affirme le jeune homme. « C’est toujours ce qu’ils font, même quand on proteste pacifiquement, ils nous gazent », ajoute-t-il.
Alors pour lui, ce qu’a fait le Hamas le 7 octobre, était « trop, de toutes les façons qu’on regarde », mais l’Autorité palestinienne, en face, ne trouve pas grâce à ses yeux. « C’est un gouvernement de lâches, qui ne défend pas les gens », enrage Amir Abou Hadid.