Appui sur le renseignement militaire, réseau d’avatars, recrutement d’acteurs locaux… « Le Monde » a pu consulter une note détaillant les rouages de la lutte d’influence que mène la Russie sur le continent africain, au Mali en particulier.
S’il est un domaine auquel Moscou porte un soin particulier depuis la reprise en main de sa politique africaine, en 2019, c’est celui de la lutte informationnelle. Ce que les militaires français appellent la « L2I », la « lutte informatique d’influence », c’est-à-dire la bataille de l’opinion, notamment sur les réseaux sociaux. Depuis peu, Paris assume recourir, lui aussi, à la L2I, mais avec un certain retard comparé à Moscou, dont les méthodes sont rodées de longue date et affranchies d’états d’âme, selon une note que Le Monde a pu consulter.
A travers la lutte informationnelle la France cherche surtout, en Afrique et en particulier au Mali, à ne pas définitivement perdre la guerre des cœurs et des esprits. Mais côté russe, la lutte informatique d’influence est d’abord utilisée pour « discréditer la France », car Moscou ne peut « concurrencer » Paris en matière d’investissements économiques et d’aide au développement, estiment en préambule les auteurs de la note. « Pour prendre l’avantage, [la Russie] doit faire valoir d’autres arguments » : elle ne demande pas, par exemple, de « contreparties » à son soutien sur la démocratie ou les droits humains, soulignent-ils.
« Relais d’influence »
Les « campagnes d’influence prorusses » auraient commencé dès 2019, au Mali. Une période qui aurait coïncidé avec les premières incursions sur le terrain de responsables de la société paramilitaire Wagner, dont la présence n’est confirmée qu’à l’automne 2021. Un « bruit de fond » antifrançais est alors orchestré à partir d’un ressentiment depuis longtemps en germe au sein de l’opinion malienne. Celui-ci va ensuite gagner en visibilité sur les réseaux sociaux et prendre de la vigueur après le deuxième coup d’Etat au Mali, au printemps 2021, lorsque la Russie identifie une fenêtre d’opportunité pour s’implanter durablement.
Les rouages en Afrique de cette L2I à la russe sont en partie connus, même si Moscou ne les met jamais en avant ni ne les confirme. Cette note les précise. Le premier pilier de cette stratégie est le puissant service du renseignement militaire russe, le GRU. Pour développer l’aura de Moscou sur le continent africain, le GRU organiserait ses campagnes en mêlant actions de L2I et lutte cyberoffensive classique. Le tout en s’appuyant sur des « relais d’influence », plutôt qu’un contact direct avec son « auditoire cible ».
Afin de maximiser l’efficacité de ses actions, le GRU effectuerait au préalable des études approfondies des médias et des audiences, avec un fort recours à l’intelligence artificielle afin de modéliser la sphère informationnelle. Ces méthodes se développent aujourd’hui un peu partout dans le monde, mais Moscou en a une maîtrise plus ancienne. Utilisé en Afrique, ce travail « combiné » du GRU a été conçu, à l’origine, surtout à l’encontre de l’Ukraine et des pays de la sphère d’influence des Etats-Unis et du Royaume-Uni.
Le deuxième pilier s’appuie sur un groupe de média qui a pignon sur rue en Russie et dont les manœuvres visent d’abord à séduire le public russe à des fins de politique intérieure. Baptisée Patriot Media Group, cette holding est détenue par l’oligarque Evgueni Prigojine, proche de Vladimir Poutine. Le groupe rassemble plusieurs dizaines de sites Web d’information, en majorité russophones. Leurs contenus sont issus d’une société de production baptisée Lakhta, capable de fournir des articles à la chaîne – jusqu’à une centaine par mois –, tout en animant un réseau d’avatars (plusieurs milliers d’identités virtuelles) pour les diffuser.
Militant de la cause noire, Kémi Séba explique qu’Evgueni Prigojine lui a demandé « d’appeler la jeunesse africaine à mener des actions violentes contre les intérêts français en Afrique »
Le troisième pilier passe par le « recrutement d’acteurs locaux ». Une façon pour les officiels russes, par exemple implantés en République centrafricaine et qui s’affichent peu dans les médias, de « ne pas se substituer aux producteurs de contenus locaux ». Ce recrutement de personnalités sur place se combinerait à des actions « d’intimidations et de corruption » pour « faire taire ceux qui leur sont hostiles ». Cette pratique a été documentée en 2019 par une journaliste de CNN, Clarissa Ward, et par Alain Nzilo, le directeur du média centrafricain Corbeau News, dont le site, hostile à Wagner, a été bloqué en 2021, en même temps que celui d’un autre média en ligne, Le Tsunami.
Le courant d’opinion panafricaniste, très opposé à la politique française sur le continent, est l’une des cibles de choix des services russes. Par leur intermédiaire ou grâce à des avatars, Moscou parvient ainsi à diffuser de façon « massive et coordonnée » de fausses informations. Polémiste antisémite et militant de la cause noire, Kémi Séba a ainsi expliqué, en 2020, à l’occasion d’une intervention sur la chaîne Vox Africa, avoir été « approché » par des employés d’Evgueni Prigojine et avoir rencontré l’homme d’affaires à plusieurs reprises à partir de 2019. M. Séba a aussi expliqué qu’il avait été « soutenu matériellement » par M. Prigojine, qui lui avait demandé en échange « d’appeler la jeunesse africaine à mener des actions violentes contre les intérêts français en Afrique ».
Discret travail de fond
Au-delà des appels classiques à manifester contre la présence française, ou la production de vidéos valorisant l’action russe et celle de la société Wagner – comme dans le long-métrage baptisé Touriste, diffusé en RCA en 2021 –, les manœuvres de Moscou dans l’espace informationnel africain passeraient aussi par des opérations visant à diluer la communication stratégique militaire française sur les réseaux sociaux dans un flot de messages russes. Dans ce cas, des avatars sont spécifiquement engagés.
Même chose sur le sujet sensible des négociations avec les djihadistes, qui divise, notamment à Paris. Les services russes useraient régulièrement d’avatars prodjihadistes qui soit appellent au rapprochement des groupes terroristes avec les Etats européens, soit dénoncent la « connivence » qui existeraitentre ces mêmes pays européens et les djihadistes.
Les services français n’ont pas encore trouvé totalement la parade à ces opérations relativement efficaces. Un discret travail de fond a bien commencé sur le terrain, notamment au Mali. Mais ses effets peuvent prendre du temps. Et cette réplique pourrait avoir du mal à venir à bout d’une lame de fond antifrançaise éparse mais bien ancrée dans nombre de cercles africains.