Mercredi a marqué la journée la plus sanglante pour les civils au Liban depuis le début du conflit entre le Hezbollah et Israël le 8 octobre. Reportage à Nabatiyé, où sept membres d’une même famille ont été tués.
16 février 2024 à 09h30
Nabatiyé (Liban).– Le quartier est bouclé comme une scène de crime. Les forces de sécurité et les ambulances encerclent la zone, tandis qu’aux alentours, un petit groupe de curieux constate les dégâts. L’immeuble, comme éventré, a déversé le contenu de ses appartements sur le sol boueux ; vêtements, matelas et couvertures forment un petit tas à l’arrière du bâtiment.
Mercredi soir, une attaque aérienne israélienne a visé l’immeuble situé dans une zone résidentielle de Nabatiyé, une ville du sud du Liban, tuant notamment sept civils au sein d’une même famille. Au total ce jour-là, au moins dix civils, dont trois enfants, ont été tués dans différentes frappes israéliennes dans le sud du pays. C’est la journée la plus meurtrière pour les civils depuis que le Hezbollah, la puissante milice chiite soutenue par l’Iran et alliée du Hamas, a ouvert le 8 octobre un « front de pression » contre Israël, dans le but affiché de détourner ses capacités militaires de la bande de Gaza.
Nabatiyé avait été jusqu’à présent largement épargnée par le conflit, plutôt contenu à la frontière avec Israël, malgré des craintes persistantes d’une contagion des violences à l’ensemble du Liban. « C’est un message, ils veulent nous faire peur, estime Mohamed*, un voisin, le lendemain du drame. Le père était garagiste, ce n’était pas un combattant. Il n’avait aucune affiliation politique. La famille était réunie à table quand l’immeuble a été visé. »
Mercredi soir, Hussein Berjaoui avait réuni autour d’un repas sa femme Amal, sa sœur, ses deux enfants, son gendre, ses petits-enfants et sa nièce. Tous ont été tués dans l’attaque, sauf le gendre, Ali Amer, et le petit-fils de 3 ans, Hussein Amer. Des vidéos largement partagées sur les réseaux sociaux libanais montrent un secouriste extirper des décombres un petit garçon à la figure couverte de sang.
Jeudi après-midi, les équipes de sauvetage s’activaient encore dans les décombres – deux membres de la famille y sont encore ensevelis – même si les secouristes anticipent qu’à ce stade, ils cherchent certainement des cadavres. « C’est un massacre, et c’est la faute de ces idiots qui les financent », lance Mohamed en montrant une pancarte, qui proclame, en arabe et en anglais : « L’Amérique, la mère du terrorisme, des massacres et des carnages ».
« Ils sont complices, ce sont eux qui financent les bombes qui finissent sur nos maisons. Mais on n’a pas peur, continue l’homme. On continuera à se battre quoi qu’il arrive contre l’oppresseur et l’ennemi. On a l’habitude. » L’histoire du sud du Liban, où le Hezbollah est aujourd’hui particulièrement influent, est marquée par les conflits avec Israël, qui a occupé la région jusqu’en 2000. Le dernier combat majeur entre les deux ennemis remonte à 2006. Il a fait plus de mille morts du côté libanais, essentiellement des civils, et plus de cent morts du côté israélien, principalement des militaires.
Une hausse « inquiétante » du nombre de civils tués
L’armée israélienne a affirmé de son côté avoir frappé durant la nuit une « structure militaire » à Nabatiyé, « neutralisant » trois membres du Hezbollah, dont un commandant des forces spéciales Al-Radwan, Ali Mohammed al-Debs, et son adjoint, Ibrahim Issa. Elle n’a pas fait de commentaire concernant la famille tuée.
Jeudi, le premier ministre sortant libanais, Najib Mikati, a condamné « un nouveau massacre » et une « escalade de l’ennemi israélien dans le sud du Liban », annonçant que son pays porterait plainte devant les Nations unies. Au moins 254 personnes sont mortes du côté libanais depuis le début du conflit frontalier, principalement des combattants du Hezbollah, mais aussi trente-huit civils. Du côté israélien, dix soldats et six civils ont été tués, selon l’armée israélienne.
« La récente hausse des morts civiles dans le sud du Liban est extrêmement inquiétante. Depuis la semaine dernière, des civils ont été tués dans au moins cinq frappes israéliennes distinctes », alerte Ramzi Kaiss, chercheur auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch (HRW).
Il rappelle que son organisation, comme d’autres, ont déjà publié des rapports « selon lesquels Israël aurait mené des frappes illégales dans le pays, notamment à travers des attaques apparemment indiscriminées et délibérées contre des civils ». En novembre dernier, l’ONG avait appelé à une enquête pour « crime de guerre » après la mort de trois fillettes et leur grand-mère dans une frappe israélienne.
Une escalade « contrôlée »
L’attaque israélienne de mercredi est la réponse à un barrage de roquettes attribué au Hezbollah le matin même contre Safed, une ville du nord d’Israël, qui a tué une soldate et fait plusieurs blessés. « Cela n’est pas juste un barrage [de roquettes], c’est la guerre », a déclaré le ministre israélien de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, sur X.
En représailles, l’armée israélienne a alors ensuite annoncé une « vague d’attaques étendue sur le territoire libanais ». Des frappes ont été signalées dans plusieurs villages à la frontière, mais également plus en profondeur, comme à Aadchit, à 15 kilomètres de la frontière, ou à Chehabiya, à 25 kilomètres.
« On reste toujours dans une escalade contrôlée, analyse le politologue Joseph Daher, spécialiste du Hezbollah. La violence augmente dans des proportions acceptables pour les deux camps, mais toujours avec plus d’intensité sur le front libanais, en termes de vie civile et de destruction », ajoute-t-il.
Pour l’instant, le Liban semble encore échapper à l’embrasement tant redouté. Le Hezbollah a clairement annoncé qu’il ne voulait pas d’une expansion du conflit dans le pays. La milice sait qu’elle ne disposera pas du soutien populaire : elle est vivement contestée par une partie de la population, dans un pays déjà en pleine crise économique.
De l’autre côté, Israël est divisé : le pays a donné du temps à l’option diplomatique, tout en menaçant, en cas d’échec, d’une offensive majeure. L’enjeu pour l’État hébreu est de négocier le retrait du Hezbollah à au moins dix kilomètres de la frontière, afin de permettre aux dizaines de milliers de déplacé·es du nord d’Israël de retourner en toute sécurité dans leurs villages.
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Ces dernières semaines, les deux pays ont été au cœur d’une valse diplomatique, notamment américaine et française, afin d’éviter une escalade meurtrière. « Israël utilise la guerre pour faire monter les enchères dans les négociations », estime Joseph Daher. Le chercheur pointe notammentl’assassinat du numéro 2 du Hamas, Saleh al-Arouri, début janvier dans une attaque de drone, tout comme les frappes de mercredi.
La difficulté pour le Hezbollah est de riposter sans donner à Israël une raison de lancer une offensive majeure. L’équilibre est ténu. Le groupe militant a promis une riposte de taille à l’attaque meurtrière de mercredi. Sur place, elle est attendue. « Les gens de ma famille sont morts en martyrs. Je fais confiance au Hezbollah pour que leur riposte soit forte, c’est pour cela que je ne parais pas triste maintenant », affirme Youssef*, un membre de la famille Berjaoui rencontré jeudi.