Par Thomas d’Istria (Kharkiv (Ukraine), envoyé spécial)

Reportage Les habitants de la deuxième ville d’Ukraine, soumise à d’intenses bombardements, se sont réfugiés dans le métro. Plus d’un millier d’immeubles ont été détruits.

L’homme à vélo roule au milieu de l’avenue et s’arrête devant le bâtiment bombardé de l’administration régionale de Kharkiv. Mikhaïl Pelhe retire les lunettes jaunes qui couvrent son visage et se présente comme l’administrateur d’une organisation de cyclistes. « J’ai une énorme douleur dans le cœur quand je traverse le centre-ville », décrit-il, imperturbable, alors que les détonations des missiles résonnent sur la grande place balayée par le vent.

Sa famille est restée ici, à 40 kilomètres de la frontière russe, malgré les bombardements incessants depuis le 24 février et le début de l’invasion lancée par Vladimir Poutine. « Avant la guerre, on avait pensé à partir, mais plus maintenant, affirme-t-il. Les gens sont unis. Je suis si fier d’être ukrainien… » Sur le ton de la confidence, il désigne le drapeau bleu et jaune de son pays, plié dans une sacoche accrochée à son guidon, en expliquant que celui-ci le protège comme un talisman. Le cycliste dit avoir survécu à un bombardement alors qu’il sortait d’un supermarché. « Je n’ai plus peur des Russes, je n’ai plus peur de rien », souffle-t-il presque avec tristesse.

Michaïl Pelhe (à gauche), président d’une association de cyclistes, et un immeuble détruit dans le centre de Kharkiv, en Ukraine, le 4 avril 2022. CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »
Un homme observe une voiture brulée lors d’un bombardement survenu le 3 avril à Sloboda, faisant 7 morts. Kharkiv, Ukraine, 3 avril 2022.

Kharkiv, deuxième plus grande ville de l’Ukraine, avec plus de 1,5 million d’habitants avant la guerre, est défigurée, le centre, quasiment vidé. Quelques checkpoints constitués de croix de métal et de blocs de béton barrent les avenues. Des bâtiments à l’architecture élégante ont été éventrés par des tirs de missiles. Selon le décompte du conseil de la ville, plus de 1 410 immeubles, 69 écoles, 15 hôpitaux et 53 jardins pour enfants ont été détruits par des frappes.

« Je ne veux pas du monde russe »

Sacha montre les stigmates du bombardement qui a touché son quartier, Slobidsky, dimanche 3 avril. Selon les autorités locales, sept personnes ont été tuées et 34 blessées, dont trois enfants dans un état grave. « Là, il y avait un gars, dans une voiture, j’ai essayé de le sauver mais il avait été touché à l’artère, je crois qu’il est mort », lâche l’homme en désignant des empreintes noires au sol. Sur les façades des immeubles, le long de la rue, des fenêtres sont brisées. Au sol, à plusieurs endroits, des impacts ont creusé le bitume. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : à Kharkiv, « nous vivions notre vie normalement mais ils nous l’ont volée, en appelant ça la libération »

« En quarante jours, c’est la première fois qu’ils touchent le quartier, assure le gaillard en doudoune et bonnet noir. Les derniers jours ont été plutôt calmes même si, parfois, on reçoit des cadeaux russes. » Comme une grande partie de la population, plusieurs membres de la famille de Sacha sont allés se réfugier dans l’ouest du pays, moins touché par les bombardements et encore épargné par les combats. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : à Kiev, Yela, 5 ans, rêve de revoir la mer et ses copains

Un brassard bleu au bras, il se décrit comme un « volontaire », l’un de ceux qui aident les habitants du quartier pour trouver de la nourriture, des médicaments… « Je suis né ici, j’ai grandi ici, c’est ma ville ! Je ne peux pas partir, je dois aider les gens », lance-t-il résolument. Un voisin, Marats, originaire d’Ouzbékistan, arrivé en Ukraine trois ans plus tôt, se joint à la conversation. « Je suis heureux ici, je travaille, j’aime le pays, je ne veux pas du monde russe », affirme-t-il, une bouteille de bière à la main, en regardant une voiture calcinée.

Un immeuble détruit dans le centre-ville de Kharkiv, Ukraine, 4 avril 2022.
A Kharkiv, en Ukraine, le 4 avril 2022, un immeuble détruit dans le centre-ville (à gauche), et Sergueï Mirzochoev, employé d’un entrepôt d’autobus dans le quartier de Sloboda, tenant un tube d’une roquette à sous-munitions trouvé après un bombardement survenu le 3 avril 2022. CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »

Non loin, un dépôt de bus a été violemment touché. A l’intérieur, le directeur, Sergueï Mirzochoev, présente un long tube de fer troué à intervalles réguliers. Il affirme que c’est un morceau d’une « roquette à sous-munition ». « Ce sont des armes interdites. On n’entend pas quand elles tombent au sol, et une fois qu’elles explosent, elles envoient des shrapnels partout. » Autour de lui, les bus, pneus crevés et vitres explosées, sont criblés de petits impacts. « On essaye de les réparer pour continuer à travailler », assure le patron. Les transports en commun ont cessé de circuler en ville depuis le début de la guerre, mais les bus ont été reconvertis pour transporter de l’aide humanitaire ou pour des déplacements ponctuels de civils.

« Préparée pour tous les scénarios »

Au coin d’une rue, un groupe déblaie les débris laissés par l’explosion d’un kiosque. De longues files patientent pour des distributions d’aide humanitaire. Quelques supermarchés sont restés ouverts. Dans un café étroit qui continue de servir des breuvages du monde entier, Sacha Kovrigin, accoudé, dit que « Kharkiv, c’est le top de l’Ukraine ». Le jeune homme, tout sourire, est originaire de la ville et vient de rentrer après quelque temps à l’ouest, loin des bombardements. « C’était l’endroit le plus cool du pays », insiste celui qui se refuse à quitter définitivement la ville. « Bon, il y a quelques semaines, c’était l’enfer. Mais maintenant c’est mieux, c’est plus calme. Dans un mois, tout ça sera terminé ! » https://lemonde.assistpub.com/display.html?_otarOg=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&_cpub=AAX23QE99&_csvr=040507_344&_cgdpr=1&_cgdprconsent=0&_cusp_status=0&_ccoppa=0

Personne ne sait ce qu’il adviendra de Kharkiv, située à l’est de l’Ukraine. Ces derniers jours, Moscou dit vouloir se concentrer sur le Donbass, à l’est du pays, justement. Lundi, le porte-parole du ministère ukrainien de la défense a déclaré que les militaires russes allaient tenter de s’emparer de Kharkiv. « L’ennemi est en train de regrouper ses forces avec l’intention de poursuivre l’offensive (…) dans la région de Marioupol et de Kharkiv », a averti Oleksiï Arestovitch, un conseiller de la présidence ukrainienne. Sur sa chaîne Telegram, Oleg Sinegoubov, le gouverneur, assure que « la région est préparée pour tous les scénarios ».

A Kharkiv, en Ukraine, le 5 avril 2022, un lit dans un appartement calciné (à gauche) suite à un bombardement dans le quartier résidentiel de Saltivka, au nord-est de la ville, où les bombardements sont quotidiens, et Aleksandr Gujva (à droite), pompier de la plus grande caserne de Kharkiv. CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »
Des employés réparent les vitres d’un bus détruit lors d’un bombardement survenu la veille. Kharkiv, Ukraine, le 4 avril 2022.

Face au monument à la gloire de l’indépendance de l’Ukraine, protégé derrière des sacs de sable et un immense filet, Artem Donets assure que « ce que nous n’avons pas fait en 2014, nous allons le finir maintenant ». Cet avocat s’est engagé dans la défense territoriale, une unité composée de civils de l’armée ukrainienne, après avoir déposé sa famille à l’ouest du pays. « Les Russes sont entrés dans la périphérie de Kharkiv au début de la guerre, quelque temps, mais nous les avons repoussés. Aujourd’hui, leurs positions les plus proches sont à 5 ou 10 kilomètres de nous », assure-t-il.

Wagons aménagés

Les habitants qui n’ont pas fui Kharkiv vivent désormais sous terre. Devant l’arrêt de métro Heroiv Pratsi, non loin du quartier incessamment pilonné de Saltivka, au nord-est de la ville, des groupes fument des cigarettes et traînent sur le terre-plein de l’avenue vide. Un jeune policier sort de sa loge afin de contrôler les identités. « Les journalistes viennent mais je ne vois pas à quoi ça sert si les missiles continuent de tomber », finit-il par lâcher, nerveusement. Lire aussi Article réservé à nos abonnés A Kharkiv, en Ukraine, « la ville dans laquelle je vivais n’existe plus »

La station est recouverte de matelas, de couvertures et de tentes. Des familles se sont installées sur le quai et les marches. Même les wagons ont été aménagés. Aux fenêtres, on aperçoit des boîtes de médicaments. Habillés, entourés ou solitaires, certains tentent de dormir, allongés sur des matelas. Quelques enfants dessinent sur des cartons des avions et des maisons. Beaucoup de personnes âgées semblent malades, toussent, enveloppées dans des draps.

Métro Heroiv Pratsy. Situé au nord-est de la ville à proximité du quartier de Saltivka où les bombardements sont incessants depuis le début de la guerre, de nombreux habitants sont venus s’installer dans la station et ne l’ont pas quittée depuis. Kharkiv, Ukraine, 4 avril 2022.
Des habitants dans le métro Heroiv Pratsy. Situé au nord-est de la ville à proximité du quartier de Saltivka où les bombardements sont incessants depuis le début de la guerre, de nombreux habitants sont venus s’installer dans la station et ne l’ont pas quittée depuis. Kharkiv, Ukraine, 4 avril 2022.

Sergueï Mizrakhy, un scientifique, vit ici avec sa femme et son fils de 5 ans, depuis que son appartement a été touché, il y a un mois, par une roquette. Son camp de fortune est installé juste à côté de Vitaly Pavlovitch, un homme qui tient un accordéon et joue sans arrêt. Une femme avec un pull blanc passe de temps en temps et se joint au groupe pour chanter. « C’est un grand acteur de Kharkiv », dit Sergueï en désignant son voisin âgé. « Nous avons de la chance, poursuit-il, notre immeuble tient toujours debout. Il nous reste des portes et des murs, mais il n’y a ni eau ni gaz, et puis c’est dangereux. » Sergueï sort tous les jours pour aller voir, et nourrir son chat. « Je sais que ce n’est pas rationnel, mais j’aime bien me dire qu’il protège l’appartement », explique-t-il en souriant.

« La situation est de pire en pire »

D’autres immeubles, dans le grand quartier de Saltivka, continuent de fumer. Devant l’un d’eux, dont la façade a été réduite en poussière, des boules de Noël rouge vif gisent au sol, entre les branches d’un arbre au tronc fendu. Les cours sont recouvertes de vêtements, de bibelots, de jouets et de livres recrachés des appartements par le souffle des explosions. Lire aussi Jour après jour, la guerre en Ukraine en cartes

Viktor Kushnarenko traîne un chariot avec des cartons sur lequel reposent des appareils qu’il a pu récupérer dans son domicile bombardé trois jours plus tôt. L’homme dort dans l’appartement de son fils, plus proche du centre. « Mon voisin, qui a subi une opération chirurgicale il y a quelques années, est très stressé à cause de la situation. Il a été emmené par une ambulance hier, je n’ai pas de ses nouvelles », lâche-t-il avant de quitter les lieux.

Un appartement d’un immeuble détruit dans le centre-ville de Kharkiv, Ukraine, 4 avril 2022.
Sviataslav Vozniuk (à gauche), habitant de Svaltika, à Kharkiv, le 5 avril 2022. Il a décidé de rester malgré les bombardements et aide les autres habitants. A droite, des vêtements de femme dans un appartement détruit à Kharkiv, en Ukraine, le 4 avril 2022. CHLOE SHARROCK/MYOP POUR « LE MONDE »

Plus loin, Vlad et Nastya traversent les débris afin de vérifier l’état de leur appartement. Eux aussi ont dû s’en aller et s’installer chez des amis partis à l’ouest. « Je ne pensais pas qu’il pourrait y avoir des bombardements sur des immeubles au XXIe siècle, en Europe, dit l’homme. On vient ici tous les trois jours et on voit que la situation est de pire en pire. » Sviatoslav Vozniuk, un colosse énergique, est venu voir s’il pouvait aider des personnes âgées sans autre possibilité que de rester chez elles. « Il y a deux jours, j’ai découvert deux d’entre elles handicapées dans un appartement, je les ai emmenés avec moi. Cinq ou six heures plus tard, ils bombardaient l’immeuble. »

Thomas d’Istria Kharkiv (Ukraine), envoyé spécial

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