En envahissant l’Ukraine et en déclenchant une guerre faite de crimes atroces, de destructions totales et d’asservissement mental de son propre peuple, Poutine a étendu sa palette d’ignominies qu’il avait inaugurées en Tchétchénie, Géorgie, Crimée et Syrie. La nouveauté est qu’il se trouve confronté, d’une part et surtout à une résistance héroïque de la population ukrainienne, et d’autre part à une contradiction en miroir de celle que connaissent les États-Unis et l’Europe. La Russie doit vendre (on pourrait dire à tout prix) son gaz, son pétrole et son blé à ceux-là mêmes qui ont absolument besoin de les lui acheter.
Poutine n’a pas lu Montesquieu et ses adversaires néolibéraux l’ont lu de travers
Le philosophe du XVIIIe siècle Montesquieu avait théorisé la relation entre le commerce et la paix : « C’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. », ou bien : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix » [1] On pouvait certes soupçonner une naïveté de la part de l’auteur de De l’esprit des lois, mais elle était excusable au siècle des Lumières. En revanche, de la part des dirigeants politiques du monde et de tous les chantres de la mondialisation capitaliste, cette croyance en la vertu du libre-échange était une idéologie visant à légitimer le cours des choses considéré comme naturel. Le retour du réel se paie aujourd’hui au prix fort.
L’Allemagne anciennement de Merkel et maintenant de Scholz est obligée de revenir sur son choix d’approvisionnement en gaz russe et voit le projet de gazoduc « Nord Stream 2 » remis en cause. Les États-Unis de Biden mettent les bouchées doubles pour produire du gaz de schiste et radicalisent leur opposition à la Chine. Tandis que la France de Macron poursuit son pari funeste de l’énergie nucléaire. Partout, le concept d’indépendance énergétique est en train de remplacer celui de sobriété énergétique, faisant ainsi fi du sixième rapport du GIEC affirmant que rester en dessous de +2 °C – a fortiori en dessous de +1,5 °C – supposerait que le pic des émissions de gaz à effet de serre soit atteint au plus tard en 2025. Tous les experts proches des gouvernements néolibéraux nous promettaient que l’augmentation des prix des énergies fossiles provoquerait un changement vers les énergies renouvelables [2]. Or, on assiste à l’inverse : le signal prix fonctionne à l’envers en incitant les pétroliers à remettre en chantier des forages d’hydrocarbures qui avaient été délaissés faute de rentabilité et qui redeviennent brusquement rentables.
La tragédie humaine de la guerre en Ukraine se double donc d’une tragi-comédie géopolitique au sujet de la nécessité de réviser radicalement les choix énergétiques. Et tout cela se déroule dans un contexte où le capitalisme mondial conjugue des contradictions sociales et écologiques inédites par leur ampleur et leur simultanéité, à cause de l’épuisement des gains de productivité du travail et d’épuisement des ressources et de la biodiversité. À cause de ces contradictions, l’inflation sur les matières premières avait déjà amorcé une tendance de long terme à la hausse, que la pandémie et la guerre ont accélérée. Et les politiques néolibérales, par leur poursuite et leur brutalité, ont provoqué la montée de régimes autoritaires en Europe, donnant aux idées d’extrême droite une audience et un pouvoir qu’elles n’avaient pas connus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, quarante ans de politiques néolibérales, dont cinq sous la présidence d’Emmanuel Macron, ont délabré les conditions de vie des classes populaires et conforté le pouvoir et la richesse des classes riches et aisées, et favorisé l’extrême droitisation de l’électorat.
Ce texte de JM Harribey sert d’introduction au sommaire du numéro d’avril de la revue d’Attac “Les Possibles” à lire avec le lien ci dessous
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-31-printemps-2022/article/culture-ou-barbarie-le-commerce-n-a-pas-tenu-ses-promesses-de-moeurs-douces?pk_campaign=Infolettre-3193&pk_kwd=culture-ou-barbarie-le-commerce-n