L’administration démocrate est embarrassée par les images de policiers à cheval refoulant des migrants, qui relancent le débat sur les discriminations à l’égard des Noirs.
Par Piotr Smolar (Del Rio, Texas, envoyé spécial)
Publié le 25 septembre 2021
Ils n’ont rien. Des claquettes aux pieds, un sac à dos poussiéreux, contenant des couches pour le bébé et quelques tee-shirts. Mais ils s’accrochent aussi à une pochette en plastique avec leurs documents d’immigration. C’est leur trésor, leur espoir, la récompense de tant d’épreuves endurées. Jean-Michel Beaudouin, 28 ans, et sa compagne Anes, 26 ans, se tiennent parmi une vingtaine de migrants alignés devant un centre d’accueil, en banlieue de la ville texane de Del Rio, non loin du pont international conduisant vers le Mexique. Anes tient Jana, leur fillette âgée de 2 ans, qui a les yeux hébétés d’émotion et de fatigue. La petite serre une peluche, offerte par un volontaire local. Elle ne le sait pas encore, mais l’Amérique vient de lui ouvrir ses bras, en ce 23 septembre. De façon confuse et un peu honteuse, empêtrée dans les contradictions d’une politique migratoire peu lisible.
Ville de 35 000 habitants, Del Rio manque de charme mais pas d’histoires. Depuis dix jours, elle fait la « une » de l’actualité américaine, en raison de l’afflux soudain et massif de réfugiés – pour l’essentiel des Haïtiens – ayant traversé le Mexique, puis les eaux basses du Rio Grande, dans l’espoir d’une vie forcément meilleure. Jean-Michel Beaudouin et Anes ont quitté Haïti en 2013. « Il y avait trop de problèmes et de violence. Et pas moyen de trouver un boulot quand tu as fait des études comme moi. » Le couple a vécu cinq ans à Sao Paulo, au Brésil, puis a repris la route, passant au Chili, en Colombie, avant de se décider à rejoindre les Etats-Unis. Mais, après avoir passé le fleuve, Jean-Michel et Anes se sont retrouvés dans un camp en plein air, sous le pont de Del Rio. « C’était très dur », dit-il, sans détailler. Le bruit, la faim, la chaleur, la crasse.
Lorsque le flux des migrants arrivant en provenance de Ciudad Acuña, au Mexique, s’est soudain intensifié, les forces locales ont été débordées. Jusqu’à 14 000 hommes, femmes et enfants se sont entassés au soleil, dans le dénuement total. Les images, prises par drone, de ce camp improvisé, digne des catastrophes humanitaires dans le monde sous-développé, ont captivé les chaînes de télévision. Mais l’affaire a pris une dimension politique nouvelle lorsque des vidéos sont apparues, le 19 septembre, montrant des agents de la police aux frontières, à cheval, faisant barrage aux migrants de façon menaçante, lanière à la main. La résonance dévastatrice de cette séquence a fait écho à un débat plus large, celui sur les discriminations dont sont victimes les Noirs. « C’est embarrassant, a dit Joe Biden, vendredi 24 septembre, après de longs jours de silence. C’est plus qu’embarrassant. C’est dangereux. C’est mal. Cela envoie le mauvais message au monde, le mauvais message chez nous. »
« Votre voyage ne réussira pas »
Joe Biden, dont l’empathie était un atout distinctif pendant la campagne présidentielle, se retrouve confronté à l’équation classique : comment conjuguer fermeté et humanité ? Comment maîtriser les entrées illégales par la frontière mexicaine, dont Donald Trump avait fait un marqueur politique majeur, sans piétiner les engagements américains en matière de droits de l’homme ? L’administration a promis de faire toute la lumière. Le département de la sécurité intérieure (Homeland Security) a ouvert une enquête interne. Les policiers ont été suspendus, les patrouilles à cheval aussi, sans mettre un terme à la controverse.
La politique migratoire demeure un casse-tête pour le président démocrate. En mai, il avait décidé de prolonger de dix-huit mois la protection spéciale pour 150 000 Haïtiens vivant dans le pays depuis le tremblement de terre de 2010. Mais que faire de tous les autres candidats à l’entrée, encore au Mexique, ou remontant le continent plus au sud ? La ligne dure préventive ne fonctionne pas pour dissuader des milliers de personnes mues par le désespoir. Voulues par Joe Biden, la réforme du droit d’asile et l’ouverture d’une voie vers la naturalisation pour 8 millions de sans-papiers (travailleurs essentiels, migrants arrivés mineurs aux Etats-Unis, etc.) doit passer par le Congrès, où les républicains n’ont aucun intérêt à se montrer conciliants.
Sur le terrain, les autorités du Texas et le pouvoir fédéral se sont mobilisés massivement. Plus de 2 000 agents de différentes branches ont été déployés pour fermer le camp au plus vite. Plusieurs milliers de migrants ont été renvoyés par avion vers leur pays d’origine. Le secrétaire à la sécurité intérieure, Alejandro Mayorkas, a fait le déplacement à Del Rio en début de semaine. Son message se prétendait sans faiblesse. « Si vous venez illégalement aux États-Unis, vous serez renvoyés, votre voyage ne réussira pas, et vous mettrez en danger votre vie et celle de votre famille », a-il dit. Vendredi matin, les pelleteuses étaient à l’œuvre dans le camp pour dégager les détritus. Dans la soirée, les autorités annonçaient la fin de l’opération. « C’est un grand soulagement, nous explique le maire démocrate de la ville, Bruno Lozano. Les réfugiés autorisés à entrer ont été orientés et transportés vers d’autres centres de traitement du Texas. J’espère juste que le pont sera rapidement rouvert. » Mais d’autres vagues de désespérés arrivent du sud.
« Décision inhumaine et contre-productive »
L’administration Biden a utilisé une loi récente, dite « de santé publique », adoptée à l’ère Trump en raison du Covid-19, pour justifier ces expulsions à la hâte vers Haïti, sans donner la possibilité aux personnes concernées de déposer une demande d’asile. Pour Washington, il s’agissait d’afficher sa fermeté, pour ne pas s’exposer aux accusations de laxisme – qui se multiplient du côté républicain – et ne pas créer un effet d’aubaine pour d’autres migrants. Ces derniers jours, des élus démocrates horrifiés par les images de Del Rio ont demandé l’arrêt des expulsions. Ils ne sont pas les seuls.
L’envoyé spécial pour Haïti, le diplomate Daniel Foote, a présenté sa démission en adressant un courrier sévère au secrétaire d’Etat, Antony Blinken. « Je ne serai pas associé à la décision inhumaine et contre-productive des États-Unis d’expulser des milliers de réfugiés haïtiens et de migrants illégaux vers Haïti, un pays où les officiels américains vivent confinés dans des enceintes sécurisées en raison du danger posé par les gangs armés qui contrôlent la vie quotidienne », écrit-il. Les vagues de départ d’Haïti sont liées à l’insécurité, aux catastrophes naturelles successives, à l’extrême pauvreté. Ils sont nombreux, depuis dix ans, à avoir trouvé refuge au Chili et au Brésil, voire au Mexique, où les autorités manquent de motivation ou de moyens pour les freiner.
A Del Rio, un sentiment d’arbitraire et d’opacité domine. Washington n’assume pas publiquement des critères de sélection. Dès lors, on se croirait dans un sinistre casino, où les dés roulent sur le bitume et décident de votre vie. En vérité, plusieurs milliers de migrants du camp ont été discrètement acceptés à titre temporaire aux États-Unis, surtout ceux avec des enfants mineurs. Entre leurs mains, une simple convocation ultérieure devant un juge, qui devra se prononcer sur leur cas. Jean-Michel Beaudouin et sa future épouse, Anes, vont prendre la route de New York dès que possible. « On y a des amis », dit le jeune homme, qui rêve de reprendre des études et de « devenir médecin ». A sa cheville, un bracelet électronique, pour permettre à la police de connaître ses déplacements, avant la fin de son traitement administratif.
Solidarité locale
La Coalition humanitaire frontalière de Val Verde joue un rôle fondamental à Del Rio, en coordination avec les services migratoires et la police aux frontières. Devant les locaux de l’association, les bus remplis de migrants arrivent à fréquence irrégulière en provenance du camp. Puis l’association les accueille et leur fournit quelques produits de base, pour manger et boire, pourvoir aux besoins des bébés, avant de leur faire prendre place dans des bus qui les emmèneront à San Antonio ou Houston. Tiffany Burrow, la directrice des opérations de la coalition, tient les comptes des arrivants dans un grand cahier. Soudain, les yeux de la militante se plissent. Un avion a décollé, non loin de là. « Il y en a, à bord. » Un temps. « Il faut regarder cette situation comme une possibilité d’aider un voisin », dit-elle. On lui demande si elle comprend les critères de sélection retenus, pour décider qui peut rester en Amérique. « Quelqu’un doit sûrement les comprendre. »
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Un autre membre actif de la coalition est l’un des pasteurs de l’église baptiste de Del Rio. Shon Young, 50 ans et déjà grand-père, est un fort gaillard barbu parlant autant de foi que de communauté. Il raconte la mise en place de l’association, en 2019, pour faire face aux arrivées de migrants dans la ville, divisant la population locale entre apeurés et solidaires. Ceux qui font mine de découvrir le problème en septembre 2021 le font soupirer. « Démocrates et républicains doivent se retrouver pour trouver une solution à long terme. Ils me frustrent, tous ces gens qui viennent nous rendre visite pour rien, en imaginant que la vérité est posée sur la frontière. Elle n’est pas ici. Elle est dans la fabrique de la loi. »