On connaissait la movida madrilène, notre ami Alain Walther, vous vous souvenez, l’auteur du quasi numéro spécial suisse, a inventé ce joli mot la Covida. Il en profite pour jeter un œil, rien qu’un œil, d’entomologiste sur ses voisins et surtout ses voisines de cour. Le premier journal de confinement publié ici. A qui le tour? JFM

« Il ne s’agit plus de rester un con fini bien que cette condition offre des avantages. Le confinement, c’est pour tout le monde. Pas de passe droit pour Covida 20. Pas de débrouille non plus. Il n’y a pas de masque, l’écharpe offerte en son temps par une amie parisienne au Marché d’Aligre ne fait pas l’affaire. Tortillée autour du cou, elle fait comprendre aux gens que je leur veux du bien mais elle ne sert à rien. En tout cas pas à rassurer ma boulangère qui considère à raison « qu’elle est en première ligne » encore accorte, certes comme d’habitude elle sourit derrière un masque. Un rien tendue, bizarre comme tout le monde.

A la supérette du quartier, on entre personne par personne. Une fois le caddie empoigné, le ballet commence. On ne se frôle pas, on passe furtifs, on ne s’arrête pas tous au même rayon au même moment. Je suis tout en « pardon », « bonjour »… Le silence renfrogné est de mise. Les figurants sont avares en sourires. Silence, on tourne : nous sommes dans un film non plus figurants, tous personnages principaux. A chacun son cinéma, je n’opte pas encore pour « Je suis une légende » plutôt un téléfilm démarqué du genre « Moins moche l’existence ».

A la supérette, une jeune caissière fait fort. Cela caille encore mais elle porte débardeur, tatouage à l’épaule, sourire aux lèvres et quand elle me demande si j’ai « la carte sans contact», elle rit. Dans ses yeux, il y a la gentillesse que l’on m’offre depuis quelques temps dans les transports publics. J’ai maintenant soixante-dix ans et six mois. Aux yeux de la caissière qui les a rieurs, je suis un vétéran, en pleine phase finale de la pyramide des âges. Un boomer. Paternel, j’ai envie de lui dire « vous allez prendre froid madame. » De quoi je me mêle. Je me tais. Seul mon fils de 29 ans écope de ce genre de remarques. Pas de chance mon chéri.

Avec le couple de buralistes, le marchand de fromage et la boulangère, la jeune étudiante de la caisse entretient mon lien social. J’aime les gens, parler pour ne rien dire sinon qu’on est content. Cela qui me tient à cœur depuis toujours.

Voir les autres, être avec eux, les contempler aux terrasses de la ville comme le plus beau des spectacles qui me soit offert. Rideau! C’est le printemps mais je n’irai pas regarder passer les passantes. Donc ce n’est pas vraiment le printemps.

Avec Danièle, nous restons chez nous. Pas le choix. C’est un confinement consenti depuis longtemps. Nous avons choisi de vivre notre retraite ensemble Et c’est bien chez nous, nous le savions déjà bien avant l’ouverture de la Covida 20.

Notre rue mène aux ruines romaines du Colisée de Bordeaux. En temps normal, des escouades de touristes à bicyclette vont voir les arènes. Les visiteurs s’arrêtent sous nos fenêtres, admirent le cabinet d’architecte en face de chez nous. Il a été construit en 1858. J’ai même vu des Australiennes qui m’ont posé des questions précises sur les roses trémières ( holyhocks pour elles) que Danièle entretient dans les trous prévus à cet effet par la campagne municipale de « végétalisation ». Au revoir les Australiennes, le jasmin va bien.

L’année dernière, j’ai aussi rencontré des Chinoises. Elles étaient cinq et avaient toutes un besoin pressant : vite faire pipi après avoir contemplé les vieilles pierres du bout de la rue. Elles ont formé une petite file d’attente devant les w.c. de notre palier. Puis m’ont offert, charmantes, des petits bonbons. Pas bons. C’était au printemps dernier.

 

Maintenant je me rends compte que j’étais prêt, entrainé au confinement. Je suis à la retraite depuis le 1er novembre 2012.

 

Confits, confitures, confinés, confins, con fini, presque toutes les combinaisons tournent dans ma tête depuis ce mardi 16 mars 2020 à midi. Date française du coup d’envoi du Grand Confiteor (je l’avais oublié celui-là). J’avais auparavant répondu à un texto de l’établissement français du sang (EFS), inquiet de la baise de ses stocks car ne pouvant plus collecter les dons à l’extérieur de ses locaux. L’accueil fut charmant et le personnel masqué, la collation correcte (jus de pomme avec une barquette surgelée saumon-tagliatelles).  Midi sonnait, je n’entrai pas dans les arènes de la Covida le ventre vide.

La ville était déjà sur ses gardes et les forces de l’ordre de sortie. A l’atelier de gravures où je retrouve les copains près des presses à estampe, personne. Le temps de retirer trois épreuves au séchage, je pénétrais le sanctuaire ; je ne voulais pas laisser traîner mes dernières œuvres.  J’avoue ! Cela se dit – les catholiques romains en savent quelque chose s’ils vont encore à la messe – confiteor en latin. J’avais fait des petits diables, façon Dubuffet ; ils avaient l’air de graffiti obscènes aperçus à la dérobée sur la porte des chiottes d’un rade de nuit après avoir bu le shot de vodka de trop. Qu’auraient pensé mes chères collègues si elles étaient tombées dessus… Les dames de l’atelier donnent plutôt dans les paysages sereins, voire abstraits. Les copains aux mains barbouillées d’encre, eux, auraient éclaté de rire.

De retour à la maison. J’ai repris mon ancien métier. J’étais « mini micro localier de proximité », c’était ma marque déposée dans Lausanne, ma ville, où j’ai travaillé 35 ans – la moitié de ma vie. C’est ainsi que j’ai longtemps vécu ma vocation : journaliste de terrain. Fini, révolu… Comme dit l’autre, je suis un autre.

Covida 20, ma rue bordelaise, la rue du Colisée s’est vidée. Les propriétaires de villas sur le Bassin d’Arcachon ont pris l’exode sanitaire. « Je pars au Ferret. J’ai cinquante hectares de forêt devant ma terrasse». Bonne route voisin. « Des amis nous ont prêté une villa. Deux enfants, un chien, 45 m2, on ne tiendra pas à Bordeaux. Donnez-moi votre numéro de portable que je prenne des nouvelles. » Bonne route voisine. Je n’ai pas donné mon numéro.  Le règne de la communication de fenêtre à fenêtre a commencé.

En face, il y a au rez-de-chaussée deux jeunes filles. Avant La Grande Confiture, on ne les voyait pas. Juste une petite fête le vendredi, de temps en temps. Maintenant elles sont tout le temps à leur fenêtre. Moi aussi. Il reste aussi la blonde un rien peroxydée. Elle vient d’acheter un petit deux pièces avec une mini terrasse tropézienne. Tout pour être heureuse avec son amoureux. Hélas, horreur, malheur et patate au beurre, pour elle, pour eux et pour nous,  la dame a acquis il y a quelques mois une jeune chienne de chasse. L’animal aboie tout le temps. On fait avec (faudra faire le point dans six semaines) mais le fiancé de la blonde a craqué. Bien fort sur la petite terrasse, il a expliqué longuement à la chienne qu’elle commence à le gonfler gravement. C’est l’éclate. Dans notre rue et dans notre immeuble, on entend tout. Mais Covida ou pas, on fait comme si de rien n’était. C’est le bon modus vivendi.

Dans l’immeuble, nous ne croisons personne. Un quart de siècle de copropriété avec la famille G. n’y change rien. Cette famille va bien. Cela fait trois semaines qu’ils ont tous la grippe. La fille aînée vit sous notre living, elle tousse tout le temps mais n’annonce qu’ « une » pneumonie.

Depuis la fenêtre de sa chambre quand le soleil inonde la rue, elle nous interpelle. « Je vais mieux » dit-elle, son chat dans les bras. Puis elle referme sa fenêtre et reprend ses quintes de toux. Une toux bien profonde, bien rocailleuse.

Dans l’immeuble d’en face, il y a donc les deux jeunes filles du rez-de-chaussée, un couple au dernier étage. Leur cuisine plonge dans notre pièce de vie. Nous sommes de vieille connaissance car nous vivons à la hollandaise. Donc souvent à poil et visibles derrière nos fenêtres que nous avons belles. Avant la Covida, nos apparitions étaient matinales. Maintenant qu’il fait beau, toutes les fenêtres de la rue sont en permanence ouvertes. Cela change la donne.

Reste Christine la discrète. Sept ans que je partage avec elle un sourire. Une fois même nous prîmes un apéro, chacun a sa fenêtre, chacun un verre de blanc à la main. On a fait santé en écoutant les cris perçants des martinets. C’était avant la Covida.

Nous conversons encore plus depuis le 16 mars. Christine n’a pas d’imprimante, pas d’internet. Je lui ai glissé quelques formulaires dans sa boîte aux lettres. Elle m’a dit (je dois me pencher pour entendre sa voix qui ne porte pas trop) qu’elle mangeait peu et qu’elle ne s’ennuyait jamais. Toute la rue a pu l’entendre, Sylvette se présente comme une « Mémé Télé ».

Samedi, elle m’a dit comme elle aimait m’entendre siffler. Tout le monde ne partage pas ce point de vue dans le quartier. Puis elle m’a dit que dimanche après-midi, France2 allait passer la « Grande Vadrouille ». Je lui ai sifflé les premières mesures de «Tea For Two », l’air de la scène du hammam. Christine a souri. Puis elle parlé de Bourvil. De Fernandel même. Mais c’est Bourvil qu’elle préfère. Un jour, je lui sifflerai «Le petit bal perdu ».

 

                        Alain Walther Bordeaux Mars 2020

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