Concert dans une église annulé, lectures par des drag-queens empêchées, élus locaux menacés, voire poussés à la démission. De plus en plus, l’extrême droite ne se contente plus de dénoncer, elle passe à l’action musclée.
16 mai 2023 à 18h48
UnUn week-end en France. À Paris, samedi, un colloque de l’Action française, et dimanche, un hommage à Jeanne d’Arc. Deux événements que le ministère de l’intérieur a tenté de faire interdire sans succès. Mais ailleurs dans le pays, l’extrême droite n’était pas en reste.
Samedi à Saint-Senoux, petit village près de Rennes (Ille-et-Vilaine), un atelier de lecture animé par trois artistes drag-queens a été perturbé par une vingtaine de membres d’extrême droite. Cagoulés, équipés de lunettes de soleil et de fumigènes, les membres du groupe rennais L’Oriflamme ont organisé une action coup de poing devant la médiathèque. Le même groupe se trouvait une semaine plus tôt à Paris, pour le défilé néofasciste du 6 mai, grand rendez-vous de l’extrême droite la plus radicale qui commémore la mort de l’un des leurs, Sébastien Deyzieu, survenue en 1994.
Samedi toujours, c’est à Carnac, dans le Morbihan, que les catholiques extrémistes de Civitas ont sévi, empêchant le concert de l’artiste Kali Malone qui devait se tenir en l’église de Saint-Cornély. Civitas criait à l’acte « profanatoire », jugeant qu’un tel concert « n’a pas lieu d’être dans cet espace sacré ». Sur les pancartes : « Concert electro dans une église, que font nos évêques ? » ou « Ma maison est une maison de prière ». Cerise sur le catho : ce moment où deux femmes du public ont essayé de discuter avec le groupe de catholiques avant d’être repoussées par une femme au cri de « Arrière Satan ! »
Dimanche dernier déjà, l’extrême droite s’en était prise, physiquement, à une œuvre de l’artiste Miriam Cahn, exposée à Paris au Palais de Tokyo. Depuis plusieurs semaines, le tableau Fuck abstraction !, qui dénonce les crimes de guerre en montrant un homme menotté obligé de faire une fellation, était l’objet d’une intense campagne. C’est finalement un octogénaire, Pierre Chassin, ancien chef du groupe Front national au conseil municipal des Mureaux (Yvelines), qui a vandalisé le tableau.
Sur son compte Telegram, commentant l’événement, le groupe Megamachina, qui se veut le groupe intellectuel radical de la fachosphère (en témoigne son fascicule « Quand tu dors la France », révélé lors de la fuite FR Deter), a commenté ainsi l’événement : « Est-ce qu’on se rend compte que sur 2 000 “militants d’ultradroite” ainsi que sur les milliers de gens qui ont pleurniché sur internet à propos de cette horreur dégénérée, aucun d’entre nous n’a bougé le petit doigt, et que nous avons laissé risquer entre 24 et 48h de GAV à un vieillard parce que contrairement à chacun d’entre nous, lui n’avait pas piscine, et qu’il a accepté de faire une part qui n’était même pas la sienne ? ILS SONT FORTS PARCE QUE NOUS SOMMES FAIBLES. »
Ce commentaire dit beaucoup du moment, et de la façon dont l’extrême droite a basculé de la bataille culturelle à la bataille au sens propre. L’incendie du domicile et des voitures du maire de Saint-Brevin-les-Pins, en Loire-Atlantique, qui a conduit à sa démission, n’en est qu’un des exemples.
Préparer l’opinion
Ce processus suppose une préparation de l’opinion. Ces dernières années, la France a connu ce qu’avaient connu les États-Unis quelques années auparavant – les « Free speech wars » – : un vaste mouvement accusant, pour le dire vite, les forces progressistes, les militant·es pour la justice sociale, les promoteurs de l’intersectionnalité, de refuser à leurs opposant·es tout droit à l’expression. L’antienne « on ne peut plus rien dire », répétée à l’envi, et qui a permis de rendre acceptables dans le débat public des opinions telles que l’homophobie, l’islamophobie, le malthusianisme le plus caricatural.
Une fois ceci posé – une opinion raciste vaut bien une opinion qui dénonce le racisme –, la deuxième phase pouvait démarrer : la bataille culturelle proprement dite. Faire le lien entre délinquance et immigration fut autrefois condamnable ? C’est aujourd’hui un propos courant dans les médias. Le « grand remplacement » est une théorie fumeuse et complotiste réservée à la frange la plus radicale de l’extrême droite ? Éric Zemmour en a fait un cheval de bataille acceptable. On camouflait auparavant son homophobie dans la défense de la famille traditionnelle ? On peut désormais dénoncer « l’endoctrinement des enfants » par « le lobby LGBT ».
Et même, comme l’a fait la militante anti-trans Marguerite Stern récemment, faire mine de s’interroger, à propos des lectures faites par les drag-queens dans les écoles : « Pourquoi les drag-queens sont-ils obsédés par l’idée de vouloir aller dans des écoles ? » Façon à peine voilée de renouer avec la tradition mêlant homosexualité et pédocriminalité – les commentateurs sous son tweet ne s’y sont pas trompés.
La mithridatisation du débat public a tout naturellement amené à la troisième phase. Face aux risques fantasmés – du « grand remplacement », de la « destruction de la famille » ou de celle de « l’homme occidental » –, la meilleure défense devient l’attaque.
Le Rassemblement national (RN), malgré sa tentative de notabilisation, ne fait pas autre chose en lançant, en avril, une association parlementaire contre « le poison du wokisme », visant « l’écriture inclusive », la « propagande LGBT dans les écoles » ou les « réunions racialisées ». À l’initiative, le député RN Roger Chudeau, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale, qui définit le « wokisme » comme une « doctrine de déconstruction de notre civilisation », un « discours séparatiste » et un « communautarisme à l’anglo-saxonne ».
« Le poison du wokisme »
En avril toujours, lors d’un colloque contre le « wokisme », le président du RN, Jordan Bardella, était très explicite. « Après l’obsolescence de Dieu, voici venue celle des hommes et de l’Occident. Ce mouvement, qui veut effacer les valeurs que nous portons, nous entraîne dans une régression générale et civilisationnelle », lançait-il à la tribune, invoquant la nécessité de « mener ce combat pour la République ».
Le parti Reconquête d’Éric Zemmour avait pris de l’avance dans ce combat avec le lancement, quelques mois plus tôt, de « Protégeons nos enfants », collectif d’alerte destiné à lutter contre les mêmes maux. Depuis son lancement, ce collectif dénonce à longueur de temps sur les réseaux sociaux des professeurs « immigrationnistes », des intitulés de sujet « en langue inclusive » ou encore la « propagande LGBT ».
Ces initiatives peuvent se targuer de remporter des batailles : dans le Nord, une professeure obligée d’annuler une visite d’étude parmi les migrants de Calais, ailleurs un établissement privé qui reporte sa « semaine de l’égalité »… Autant d’initiatives saluées par Causeur, Boulevard Voltaire ou encore Mathieu Bock-Côté sur CNews, pour lequel il s’agit d’un « contre-pouvoir inattendu ».
Le terme « contre-pouvoir » n’est pas anodin. Il s’agit-là d’un reliquat de la première phase – « on ne peut plus rien dire ». L’extrême droite française justifie son offensive par la menace fantasmée de « l’extrême-gauchisation » de la France. Le philosophe réactionnaire Pierre-Henri Tavoillot ne disait pas autre chose le 14 mai sur France 5 en estimant que « le système médiatique français, pour une part, fait partie d’un mouvement d’extrême-gauchisation ».
Cette vision de la société française, selon laquelle des médias acquis à la gauche radicale contraindraient tout le débat public, s’est encore vue dans la réaction, le 11 mai sur BFMTV, de Marion Maréchal (Reconquête). À propos de la démission du maire de Saint-Brevin, celle-ci a déclaré : « Ce qui me dérange dans cette affaire, c’est le chemin d’instrumentalisation que je suis en train de voir de la part du gouvernement mais évidemment de la gauche en général. » Quand Éric Zemmour jugeait de son côté que « l’absence de considération de la colère et du désespoir de millions de nos compatriotes devant l’invasion migratoire est une bombe à retardement qu’il faut désamorcer au plus vite en lui apportant une solution politique ».
Des propos particulièrement osés de la part de représentants d’un parti qui, à Saint-Brevin comme ailleurs, passe son temps jeter de l’huile sur le feu et à se féliciter des « victoires » obtenues sur le terrain – que ce soit à Callac après le renoncement du maire à accueillir des migrants, ou quand un établissement scolaire renonce à promouvoir l’égalité en son sein. Des « victoires » à même de galvaniser les troupes, quitte à passer d’une sale guerre à une guerre sale.