Les urgences de l’hôpital Pellegrin régulent l’accès des patients en soirée et la nuit. Cela ne règle rien aux dysfonctionnements de l’établissement, mettent en garde les urgentistes bordelais. Épuisés par leur métier, ils sont nombreux à renoncer à leur vocation.
28 mai 2022 à 17h52
Élisabeth Borne a placé, vendredi 27 mai, la santé parmi les trois premières « urgences » de son gouvernement, aux côtés du climat et du pouvoir d’achat. Difficile d’échapper au sujet, quand les urgences craquent aux quatre coins du territoire, jusque dans les plus grands hôpitaux.
À l’hôpital Pellegrin de Bordeaux, le plus important de la région, les portes des urgences sont fermées depuis le mercredi 18 mai aux patients qui se présentent d’eux-mêmes à compter de 17 heures et jusqu’à 8 heures le lendemain. Ils doivent auparavant contacter par téléphone la régulation du Samu, le 15, qui seule peut leur ouvrir les portes, si elle l’estime nécessaire.
Une régulation des urgences qui pourrait se généraliser
Pour ceux qui se présentent tout de même à pied aux urgences, et qui seraient « désorientés », selon le mot de la direction, des bénévoles de la protection civile proposent un téléphone au patient, et les orientent. Toutes les urgences restent prises en charge. L’effet a été immédiat sur la fréquentation du service : « En temps normal, on compte 150-160 passages par jour, on est tombés à 100-110 », explique la direction du centre hospitalier universitaire (CHU).
Cette baisse de fréquentation soulage un peu les trois médecins qui travaillent de jour, au lieu de cinq, et les deux médecins de nuit, au lieu de trois, reconnaît la direction. Selon plusieurs médecins et infirmiers des urgences, qui ont accepté de témoigner de manière anonyme, la capacité des accueils des patients est en réalité réduite de moitié : sur les huit « lignes » d’urgence, seules quatre fonctionnent.
Le CHU de Bordeaux fait la une au niveau national, mais n’est en réalité pas le premier hôpital à faire ce choix : toujours en Nouvelle-Aquitaine, l’hôpital de Marmande fonctionne ainsi depuis le début de l’année, avec un interphone à l’entrée mettant en lien avec le 15. Le chef de service des urgences de Marmande et d’Agen, Laurent Maillard, veut à l’avenir qu’Agen fonctionne de la même manière.
« Cela fait dix ans que nous demandons que les patients appellent avant de se déplacer, explique le docteur Jean-François Cibien, urgentiste à Agen et membre du syndicat Samu urgences de France. C’est ça le SAS ».
Le service d’accès aux soins, mis sur pied par la ministre de la santé Agnès Buzyn, en cours d’expérimentation, est un 15 élargi, qui doit répondre à toute demande de soins non programmés, qu’elle soit urgente ou non. Le SAS doit pouvoir orienter vers un médecin de ville ou l’hôpital, selon le besoin. Seulement, il n’était pas prévu que le SAS devienne obligatoire. L’idée fait son chemin : elle est par exemple défendue sur les plateaux de télévision par Mathias Wargon, le chef des urgences de l’hôpital de Saint-Denis, en Île-de-France.
Cette solution avancée pour les urgences revient à faire porter, en creux, la responsabilité de leur submersion sur les patients.
Selon la direction du CHU de Bordeaux, cette nouvelle régulation des urgences de Pellegrin se passe bien : « On ne constate pas de report sur l’autre service d’urgences du CHU, celui de l’hôpital Saint-André. Entre 17 heures et 8 heures du matin, seules cinq à dix personnes par jour se présentent spontanément et sont réorientées. »
Le médecin généraliste bordelais Nicolas Brugère, qui participe à la régulation médicale du 15, assure qu’aucun risque médical n’est pris. « Cela fait plus de trente ans qu’on fait ainsi de la régulation par téléphone à Bordeaux, rappelle-t-il. Dans environ la moitié des cas, les patients sont renvoyés par téléphone vers une maison médicale de garde ouverte en soirée ou leur médecin généraliste le lendemain. »
Il reconnaît cependant une hausse d’activité ces derniers jours, pour l’instant supportée par le Samu et le renfort des cinquante médecins libéraux qui acceptent de participer à la régulation du 15 sur la Gironde.
Mais cette seule solution avancée pour les urgences revient à faire porter, en creux, la responsabilité de leur submersion sur les patients, qui y auraient un recours abusif.
Les urgentistes de Pellegrin (beaucoup ont souhaité garder leur anonymat) racontent une tout autre histoire. « On continue à donner la fausse idée que les gens viennent pour rien aux urgences. Mais celui qui nous pose problème, c’est le monsieur de quatre-vingts ans, qui doit être hospitalisé et pour lequel on ne trouve pas de lit à l’hôpital, pendant un, deux ou trois jours », raconte un praticien hospitalier.
À Bordeaux comme ailleurs, les urgences sont prises en tenaille : d’un côté, la mauvaise répartition des médecins de ville, libres de s’installer où ils le souhaitent, absents de nombreux territoires, et qui ont souvent abandonné la permanence de soins le soir ou le week-end, renvoyant sur les urgences ; de l’autre, un hôpital qui a fermé beaucoup trop de lits ces dernières années et qui maltraite ses soignants.
Beaucoup de médecins, peu de lits d’hôpitaux
Bordeaux ne manque pourtant pas de médecins : la ville est l’une des mieux dotées en France, avec près de mille médecins pour 100 000 habitants. Le département de la Gironde en compte 379, la région Nouvelle-Aquitaine 293, quand la moyenne nationale est de 287. Mais les disparités sont très fortes : les médecins se concentrent dans les agglomérations de Bordeaux ou de Bayonne, quand les zones plus rurales de la région sont désertées.
L’agglomération bordelaise manque en revanche dramatiquement de lits d’hôpitaux : 300 des 2654 lits du CHU sont actuellement fermés, faute de personnel. Ces lits vides s’ajoutent aux lits officiellement fermés : 356 lits ont été supprimés depuis 2010. Entre-temps, la population de la métropole de Bordeaux, l’une des plus dynamiques de France, a cru de près de 100 000 habitants, surtout chez les 60 à 74 ans, selon l’Insee. L’attractivité bordelaise ne se démentant pas, la métropole prévoit d’atteindre le million d’habitants en 2030.
L’administration publique de la santé n’a pour l’instant rien prévu pour absorber ce choc démographique, doublé du vieillissement de la population : dans un dossier de presse diffusé en avril 2021, le CHU présentait son projet de « nouveau CHU », qui prévoyait alors la suppression de près de huit cents lits. La direction du CHU assure que ces plans, qui n’ont pourtant qu’un an, ne sont « plus d’actualité : de nouveaux financements ont été débloqués avec le Ségur de la santé ».
Une équipe d’urgentistes anéantie
« Moi, je fais de la médecine d’urgence, pas de la médecine palliative des problèmes du système de santé », explique l’urgentiste Guillaume Valdenaire. Ancien chef de service de l’hôpital Pellegrin, il a démissionné en 2019 pour rejoindre une clinique mutualiste bordelaise, espérant y trouver de meilleures conditions de travail. Cela n’a pas été le cas.
« Je quitte la spécialité que je pensais exercer toute ma vie. Je ne supporte plus les nuits aux urgences, les dizaines de patients non vus, en permanence, qui attendent cinq ou six heures. J’ai quarante-cinq ans, il me faut aujourd’hui des jours pour me remettre de la violence de ces nuits. Je vois que je me fais du mal, il faut que j’arrête. Mais je n’arrive pas encore à imaginer une vie en dehors du service public. »
Ses collègues sont stupéfaits : « Le départ de Guillaume Valdenaire, c’était un signal très fort, qui n’a pas été entendu. Il est fait pour travailler aux urgences, à l’hôpital public », dit l’une d’elles. « Guillaume est un urgentiste brillant, remarquable, et on l’a perdu », renchérit Jean-François Cibien. L’urgentiste agenais ne porte aucun jugement, lui-même a traversé une épreuve personnelle, un accident vasculaire cérébral qu’il attribue à son rythme de travail.
La fuite des urgentistes de l’hôpital Pellegrin est continue : « Il y a dix ans, il y avait encore un espoir que les choses s’arrangent. Aujourd’hui, on est face à une absence de perspectives, raconte un praticien hospitalier. Les gens partent faire autre chose : il y a une demande extrêmement forte de gardes en intérim, payées 1 500, 2 000 ou 2 500 euros les 24 heures. » Ceux qui restent réduisent leur temps de travail : « Je compte sur les doigts d’une main les collègues qui sont encore à 100 % »,dit une autre médecin.
Tous deux décrivent la même pénibilité du travail d’urgentiste à Bordeaux : cinq à six gardes de nuit par mois, un week-end sur deux travaillé. « Quand j’ai commencé, je travaillais plus de 100 heures par semaine, se souvient le médecin. Les jeunes ne veulent plus travailler à ce rythme. Ils voient nos gueules : parmi les urgentistes, ou tous les spécialistes soumis aux gardes, des anesthésistes aux gynécologues, il y a énormément de divorces, de comportements addictifs. »
Cette permanence des soins assurée, jour et nuit, par les hospitaliers n’est que peu valorisée financièrement à l’hôpital : 200 euros net la garde. Ce n’est pas une question d’argent, disent-ils tous, mais la différence de traitement entre les uns et les autres pèse sur le moral. « Les médecins généralistes qui viennent faire la régulation au 15 à nos côtés sont payés un Smic en une nuit », assure l’urgentiste. Le médecin généraliste libéral Nicolas Brugère admet une rémunération de près de 100 euros de l’heure.
Mais surtout, l’épuisement des urgentistes n’a jamais été entendu par la direction de l’hôpital, assurent-ils tous. « J’ai sans cesse demandé un temps d’adjoint, que je n’ai jamais eu,raconte l’ancien chef de service Guillaume Valdenaire. J’étais appelé le jour, la nuit, tout le temps. Mon travail a écrasé ma vie personnelle. »
On est là, c’est bien. On n’est plus là, ce n’est pas grave, on est remplaçables. Seulement tout le monde finit par partir.
Une ancienne adjointe du service des urgences de Pellegrin
Depuis le départ du docteur Valdenaire, trois chefferies de service se sont succédé, et le même scénario s’est répété : le chef ou la cheffe de service réclame un adjoint, qu’on lui refuse. Il ou elle s’épuise. Un·e adjoint·e lui est finalement accordé·e, qui s’épuise à son tour. Selon nos informations, que la direction a refusé de confirmer au nom du secret médical, le poste est aujourd’hui vacant, pour les mêmes raisons.
« Dans les pays anglo-saxons, les urgentistes font des journées de 8 heures maximum, explique le docteur Valdenaire. En France, les urgentistes enchaînent 12 heures d’affilée, parfois 24 heures, et même 48 heures dans de petites structures que j’ai visitées. C’était le rythme autrefois. Mais le travail a beaucoup changé, il est devenu beaucoup plus intense, à cause des patients qu’on garde dans l’unité un, deux ou trois jours, faute de lits pour les hospitaliser. On ne parvient plus à les sortir des urgences, on ne peut donc plus dormir pendant nos gardes. »
Une ancienne adjointe des urgences de Pellegrin raconte son burn-out : « Une année d’arrêt maladie, avec un suivi psychiatrique. » Elle a assuré les fonctions d’adjointe – les réunions, les plannings, la gestion de l’équipe – mais toujours de manière officieuse, non reconnue par la direction. Elle devait donc assurer, en plus, toutes ses heures de temps clinique auprès des patients. Ses horaires de travail dépassaient fréquemment les 50 heures de travail hebdomadaires, jusqu’à 70 heures, en alternant les jours, les nuits, les week-ends travaillés.
« Le CHU est une grande machine à broyer les gens, dit-elle. On est là, c’est bien. On n’est plus là, c’est pas grave, on est remplaçables. Seulement tout le monde finit par partir. »
Après dix ans d’engagement dans ce service, elle s’est effondrée quand elle a vu les médecins partir, la « belle équipe » patiemment construite se désagréger sous ses yeux : « Je me suis mise à pleurer au travail, de plus en plus souvent. J’ai voulu résister. Ce sont mes collègues qui m’ont finalement renvoyé chez moi. »
« Il m’a fallu un an pour me détacher de l’hôpital public,poursuit-elle, accepter que je devais le quitter, pour ma santé. Ce n’était pas du tout ce que j’avais prévu. Je voulais y travailler toute ma carrière, enseigner, transmettre mon savoir, mes valeurs. Mon psychiatre m’a fait comprendre que le problème n’est pas Pellegrin. Tout l’hôpital dysfonctionne. » Triste ironie : son psychiatre, qui exerçait à l’hôpital public, a lui aussi fini par le quitter.
Son burn-out a été reconnu comme une maladie professionnelle par la médecine du travail : « C’est rare et c’est très important. Cela aide à se reconstruire. Ce n’est pas moi qui suis malade. » Cette médecin a depuis repris le travail, comme médecin libéral au sein de l’association SOS Médecins.
Guillaume Valdenaire n’exclut pas de travailler en intérim, un temps. « Il suffit de quelques jours par mois pour s’assurer un salaire. Quand le service est à feu et à sang, l’intérimaire part, cela ne le concerne pas. Pourquoi ne pas protéger les gens qui tiennent les services ? L’hôpital laisse partir des gens compétents pour les réemployer en intérim, c’est ubuesque. »