Mettre les points sur les i ne fait pas de mal.
Je vais parler d’un livre qui répète ce que d’autres livres d’apparence plus savante ont déjà dit. C’est un petit objet avec des dessins simplets, comme si nous étions tous des enfants. Mais, au jour d’aujourd’hui, ce qui va sans dire va beaucoup mieux en le disant.
Il n’y a pas de race pure. Il n’y a pas de langue pure. Métissage, immigration, émigration, toutes les langues sont faites comme ça. C’est même ce qui fait leur force et leur beauté.
Erik Orsenna, plume de Mitterrand et prix Goncourt, conseiller d’État, de l’Académie française s’il vous plaît, un confrère… Et Bernard Cerquiglini, professeur de linguistique, recteur, par deux fois délégué général à la langue française et aux langues de France (DGLFLF, notez le bégaiement, il a du sens : la langue française est pleine de langues de France, qui la constituent et la font bouger de l’intérieur), maître d’œuvre d’un « Dictionnaire des francophones » en invention continue qui fait bouger la langue française par son dehors. Ils s’y sont mis tous les deux, comme deux copains de régiment, capables de la même ironie par rapport à leur savoir mais fermes sur l’intention.
Ils parlent, chapitre après chapitre, couche par couche, des « mots immigrés » (1). Et ils imaginent une grève : les mots immigrés, dénigrés et maltraités, comme trop souvent les hommes, décident de faire grève. Des pans entiers de « notre belle langue française » disparaissent. À vrai dire, on ne peut plus rien dire. Plus d’amande, plus d’arachide, plus de girofle, plus de persil. Plus d’autruche, plus de baleine, plus de chameau, plus de poulpe, plus de caméléon, même plus de sirène. Plus d’artère, plus de bras, plus de bronches, plus d’estomac, plus de thorax. Plus de basilique, plus de clinique ; plus d’anémone, plus de myosotis ; plus de philosophie, plus de logique, plus de grammaire, plus de mathématiques ; plus d’ange, plus d’apôtre, plus d’évêque et plus d’évangile. Et je n’ai fait qu’enlever un tout petit peu du grec qui m’est cher, sans même parler du latin. Si j’enlève l’arabe, je n’ai plus ni chiffre, ni algèbre, ni zéro ; ni matelas, ni alcôve ; ni jupe, ni jaquette ; ni jasmin, ni safran, et pas vraiment d’abricot. Sans l’italien, le dessin et le piano s’effondrent ; je ne suis plus fantasque, brusque ni pittoresque, je ne peux plus caresser ; sans l’allemand, sans l’anglais, etc.
L’anglais, parlons-en. C’est bien connu, les mots ne cessent de faire des allers et retours. Je vous parle paquebot, c’est-à-dire packet-boat, répondez-moi soutien-gorge, cabaret, croissant, ballet, prêt-à-porter avec l’accent de la Tamise. Réjouissons-nous, il paraît que, de toutes les langues, c’est au français qu’on a le plus emprunté, nos mots sont les immigrés d’autres langues.
Mais le livre se termine douloureusement, par le staff du manager qui coworke en open space et confie le storytelling à un think tank. C’est agaçant en effet, parce que c’est indigeste.
Il paraît qu’une langue vivante peut en mourir, d’indigestion. Je n’y crois pas, pas plus qu’au grand remplacement. Mais ce genre de mélange-là, qui va dans le sens d’une pseudo-mondialisation, n’est pas ragoûtant.
(1) «Les Mots immigrés », d’Erik Orsenna et Bernard Cerquiglini, illustré par François Maumont, Stock, 2022.