L’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie publie « Notes sur le chagrin », un ouvrage concis sur la mort de son père et son deuil. Cette voix majeure de la littérature contemporaine raconte à Mediapart comment elle refuse les étiquettes comme celle d’icône du féminisme ou de l’antiracisme. Elle reste écrivaine avant tout. Rencontre.
Chimamanda Ngozi Adichie a perdu son père brutalement en pleine pandémie. L’écrivaine nigériane et américaine, à qui l’on doit le roman culte Americanah, s’est retrouvée bloquée aux États-Unis où elle vit, à des milliers de kilomètres de son « dadounet originel », mort au pays natal, au Nigeria. Empêchée de l’accompagner avec les siens dans sa dernière demeure, condamnée à vivre les funérailles à distance via Zoom, à plonger dans un deuil solitaire, elle a trouvé dans l’écriture le moyen de canaliser et de partager douleurs et déchirements. Ses « Notes sur le chagrin » sont devenues un livre imprévu qui vient de paraître chez Gallimard.
L’autrice y partage ses questionnements sur sa culture nigériane igbo et les rites funéraires attachés. Elle s’étonne que sa mère accepte de se raser la tête comme le commande la coutume en signe de deuil. Chimamanda Ngozi Adichie voit ainsi son féminisme titillé puisqu’aucun homme veuf ne se verra demander de sacrifier sa chevelure, pointe-t-elle. À l’occasion de la sortie de ce livre, l’écrivaine superstar, harassée par une tournée européenne, a accepté de se raconter à Mediapart.
Tout en livrant son analyse sur le féminisme, le racisme ou explicitant son militantisme non revendiqué, Chimamanda Ngozi Adichie s’est ouverte sur la littérature et sa manière d’écrire des histoires mettant en scène des personnages noirs dans un monde blanc. C’est ce qui transparaît dansAmericanah, ou encore dans le recueil de nouvellesAutour de ton cou. Elle insiste sur sa volonté de dépeindre un monde universel dans ses romans, même quand elle raconte le Nigéria dansL’Hibiscus pourpre ouL’Autre moitié du soleil, tous publiés en France chez Gallimard, elle espère que les lecteurs et lectrices s’identifient aux personnages.
Ancrée dans l’époque et les débats qui l’occupent, l’autrice dit refuser toutes les injonctions, les carcans et porte aux nues la littérature. Elle le raconte sans ambages, elle veut continuer d’écrire des romans et ne pas les transformer en manifeste politique. Ou pire : s’auto-censurer pour ne pas heurter les sentiments des lecteurs. « La fiction est ma terre de création », explique l’autrice et elle entend y rester libre.
Chimamanda Ngozi Adichie à Paris, le 19 septembre 2021 © Sébastien Calvet/Mediapart Il n’y a pas de fin réelle à ce livre, est-ce que vous vouliez montrer que le deuil n’a en réalité pas de fin ?
Oui, le deuil ne se termine jamais, il change et il vous change, je pense que le deuil de mon père se terminera quand je mourrai.
La perte de contrôle de votre corps est ce qui marque le plus dans ce récit, vous parlez beaucoup de ces sensations qui vous traversent. Pourquoi avez-vous choisi de traduire votre chagrin dans un livre ?
Quand j’ai commencé à écrire ce texte, je ne pensais pas qu’il deviendrait un livre. Je l’ai écrit car mon père était mort, que c’est la pire catastrophe qui pouvait m’arriver et que je n’avais pas de langue pour cela. Quand il m’arrive quelque chose, je sais le nommer, dire comment je me sens, pas cette fois. Alors j’ai écrit. La décision de publier est venue plus tard : je me suis dit « je veux le publier car il peut aider d’autres personnes ».
On ne parle pas assez du deuil. Je me suis débattue avec tant d’émotions, surtout la colère. J’étais en colère, pas seulement triste. J’étais en colère avec tout, mon père qui était mort, le monde, les personnes qui me disaient « je suis désolée », j’étais en colère avec moi-même d’être en colère. À la mort de mon père, j’ai beaucoup lu sur la question du deuil et je continue encore. Certains livres ont été très réconfortants, d’autres ont été très ennuyeux.
La culture Igbo impose de raconter la personne disparue, de ne pas pleurer, ce qui vous pose problème. La veuve doit se raser la tête, vous dites qu’on ne fait pas ça aux hommes. La mort ritualisée ne vous convient pas, vous dites « This is not a party, I don’t care how we are going to dress », (« ce n’est pas une fête, je me fous de savoir comment on va s’habiller ») : c’était important pour vous de le raconter ainsi et d’évoquer vos réserves à propos de certaines traditions ?
J’ai changé d’opinion ! Quand on évoquait l’organisation des funérailles, j’étais tellement en colère, j’avais l’impression que seul comptait ce qu’on allait cuisiner, manger, apporter… Je me disais : mais mon père est mort, pourquoi ces futilités ? Et puis les funérailles ont eu lieu, j’ai réalisé combien c’était beau et important, d’être entourée de tous ces gens, qui étaient venus chanter, danser, selon nos traditions, particulièrement importantes pour les personnes âgées. J’ai été profondément émue.
J’ai adoré au final. Le deuil n’est pas une épreuve individuelle, mais collective. J’avais perdu mon père, mais la communauté aussi a perdu un fils. Tout le monde est venu. Mon père aurait voulu ces funérailles qui respectaient les traditions. Et le rasage est une de ces traditions. On a dit à ma mère qu’il fallait qu’elle se rase les cheveux parce que son mari était décédé. Tous les enfants ont dit : « Non, maman, ne te rase pas ». Ma mère a répondu : « Je veux le faire » et elle l’a fait. Je respecte sa décision.
Raser les femmes, seulement les femmes, à la mort de leur mari, m’apparaissait comme une grande inégalité, un signe de misogynie. Pour ma mère, c’était de l’amour. Elle s’est rasée par amour pour mon père, ils s’entendaient si bien, ils avaient une si belle relation.
Dans Americanah, les cheveux représentent un enjeu fort et politique. Il y a cette scène marquante où Ifemelu se brûle le cuir chevelu en se lissant les cheveux pour un entretien et éviter de s’y présenter avec son afro. Des années plus tard, comprenez-vous l’universalité de ce sujet, que de nombreuses femmes, comme en France, s’identifient à Ifemelu même celles qui sont blanches ?
J’ai lu des livres de Russie, d’Angleterre et je me suis identifiée à des personnes blanches. Les histoires ont une qualité universelle. La littérature nous rappelle les choses humaines fondamentales. Je suis contente qu’on s’identifie à mes personnages et pas surprise, car c’est aussi ça la littérature. En tant que lectrice, moi-même, quand je lis un livre, je peux m’identifier à des hommes blancs.
Je n’ai pas grandi dans un pays où la race était une chose déterminée. Au Nigeria, presque tout le monde était noir. J’ai réalisé que j’étais noire lorsque je suis arrivée aux États-Unis. La couleur de peau n’était pas un problème pour moi. Lorsqu’on me dit « oh ne pensez-vous pas que c’est fantastique que le prince Harry ait épousé une femme noire », je réponds : « Non ce n’est pas fantastique, il a juste bon goût ».
Nous devrions vivre dans un monde où il est ordinaire de voir des héroïnes non blanches au centre de romans, d’entrer dans une librairie à Paris et de tomber sur des romans mettant en scène une fille noire, une autre marocaine, une autre turque… Nous n’en sommes malheureusement pas encore là.
En France, le peu de représentation des minorités dans la fiction est criante. Les auteurs issus des minorités sont peu représentés. Quand on observe depuis la France les États-Unis, on a l’impression que la situation y est meilleure avec des auteurs de poids. Il y a vous, Yaa Gyasi, Jhumpa Lahiri, Tayari Jones ou encore Brit Bennett, est-ce que c’est une illusion ? Americanah © DR Lorsque la question de la représentation survient, tout le monde pense que les autres pays y parviennent mieux. Des Américains vous diront qu’en France, c’est mieux. Par exemple, des amis afro-américains me disent aimer venir en France car pour la première fois, ils ne se sentent pas “noirs comme aux États-Unis”. Ils sont “des noirs étrangers”. Les “noirs français” ne verront pas la même chose. Une amie – togolaise et française – m’explique que dans les magasins à Paris, elle prétend être anglophone, pas une Française de France, parce que c’est la seule façon d’obtenir un peu de respect. Je pense que la représentation des minorités est mauvaise partout ! Et elle continue de l’être même si vous essayez de mettre des personnages noirs dans la littérature.
Vous venez encore de le rappeler, vous avez pris conscience de votre identité noire en arrivant aux États-Unis alors que vous avez pris conscience de votre identité de femme au Nigeria. Est-ce que vos cheveux ont contribué à cette prise de conscience de votre identité noire ?
Oui, mes cheveux ont fait partie de cet apprentissage. Au Nigeria, le cheveu lisse est considéré comme plus attrayant. À la fin des études secondaires, un rite de passage consiste pour les filles à se défriser les cheveux. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, je suis donc allé au salon de coiffure pour détendre mes cheveux longs et frisés. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’ai commencé à lire sur ces questions et cette idée que je devais changer moi-même, ainsi que mes cheveux, pour me conformer à une certaine idée de ce qui serait beau, m’est apparue anormale.
Quand on est noir, défriser ou non ses cheveux est une affaire de goût personnel mais également une affaire politique. Je peux porter mes cheveux afro en tresses ou laissés libres, être moi-même et réussir.
Je suis devenu adepte du naturel avant que le naturel ne devienne à la mode. Parce que maintenant c’est plutôt cool de ne pas céder au défrisage. À mon époque, on ne trouvait pas un produit à mettre sur nos têtes frisées. J’avais trouvé sur Internet une femme qui mélangeait des huiles dans sa cuisine et j’en ai mis sur mes cheveux. Quand on est noir, défriser ou non ses cheveux est une affaire de goût personnel mais également une affaire politique. Je peux porter mes cheveux afro en tresses ou laissés libres, être moi-même et réussir.
Est-ce qu’on vous a déjà fait vous sentir comme un objet exotique réduit à ses origines lors de vos interventions ou interviews ?
C’est arrivé parfois avec des personnes pas très intelligentes. Les pires à mes yeux sont celles qui vous disent : « Oh l’Afrique est si intéressante et mystérieuse !”».
Ou encore celles qui vous demandent si des librairies existent au Nigeria ?
Oui! (Éclats de rire)
Chère Ijeawele est une lettre à une amie proposant une éducation féministe en quinze points. C’est quoi votre définition du féminisme à l’heure où le concept revient en force, et qu’il est même récupéré, galvaudé par l’industrie, le marketing ? “We should all be feminist”, le titre de la célèbre conférence TEDx que vous avez donnée en 2013 et dont la chanteuse Beyoncé a inséré un extrait dans sa chanson Flawless, s’est retrouvée sur un tee shirt Dior…
Ma définition est toujours la même ! Être féministe, c’est croire à l’égalité sociale, politique, économique des sexes. Quelques petites bulles dominantes, généralement occidentales, urbaines, tentent de s’accaparer le mouvement mais le féminisme est bien vivant partout. Qu’il se retrouve sur des tee-shirts, qu’il soit devenu cool à New York, Paris, même à Lagos, Johannesburg…, je ne vois pas nécessairement de mal à cela.
Le plus important, c’est bien de lutter contre ce qui arrive aux femmes à travers le monde, celles qui sont assassinées par leurs maris, leurs pères, leurs frères, celles qui ne peuvent pas disposer librement de leur corps, celles qui perdent des opportunités professionnelles parce qu’elles sont enceintes ou sur le point de l’être… Il y a tellement de parties du monde où la vie des femmes est en danger parce qu’elles sont femmes.
Vous récusez les termes d’afroféminisme ou encore de féminisme intersectionnel. Des voix (comme ici ou encore là) vous accusent d’être représentative « d’un mouvement blanc, occidental et de classe moyenne supérieure », qui ne parle pas au public africain. Que leur répondez-vous ?
Est-ce qu’on doit faire des catégories ? Je trouve cela tellement ennuyeux, absurde. Alors maintenant je représenterais les femmes blanches ? Clairement, la classe, la race, la culture affectent le sexisme qui traverse nos sociétés, structurent les dominations.
Je me fiche des théories féministes, ce qui m’intéresse, ce sont les histoires, les expériences vécues par les femmes. Oui être blanc est un privilège mais pas être une femme. Qu’est-ce qu’être une femme à Paris, à Lagos ? Qu’est-ce qu’être une femme de couleur ? Sans fermer les yeux. Aux États-Unis par exemple, les femmes asiatiques, hispaniques, sont toutes de couleur, mais à l’intérieur même des différentes communautés, il y a du racisme anti-noir, anti-asiatique… Il faut en parler.
Oui, je le reconnais, je suis de la classe moyenne supérieure, et si je parle de féminisme à partir de mon expérience, c’est bien depuis ma classe moyenne supérieure. Je ne vais pas parler de la condition d’une femme de ménage parce que je ne suis pas une femme de ménage, ce que je ferai, en revanche, c’est que j’irai demander à une femme de ménage de me raconter comment c’est.
Ce genre de discours est très symptomatique d’une partie de la gauche politique et je trouve cela assez malhonnête. Je ne serais pas surprise que ceux qui disent cela de moi soient eux-mêmes issus de la classe moyenne supérieure.
Il n’y a pas un féminisme mais des féminismes. Mais pensez-vous qu’il existe un féminisme propre au continent africain même si l’Afrique recouvre différentes réalités selon les pays ?
Pourquoi opérer cette distinction entre ce qui serait universel ou non ? Je prends souvent cet exemple de la Corée du Sud. Là-bas, les jeunes femmes peuvent être filmées à leur insu alors qu’elles sont aux toilettes, ce qui est l’une des agressions les plus affreuses. Je soutiens les femmes qui doivent subir ça et se battent contre cette pratique horrible même si cela se passe en Corée du Sud.
Je m’intéresse aux luttes en France ou au Brésil. Je soutiens les femmes qui s’élèvent contre certaines pratiques culturelles de veuvage, dont on parlait plus tôt. Mais dans différentes régions au Nigeria, une femme ne peut pas hériter juste parce qu’elle est une femme. Ça, ça me concerne plus directement mais évidemment, ce n’est pas un combat qui va être endossé aux États-Unis. Mais je suis intéressée par toutes les luttes des femmes, partout.
Dans votre livre, vous parlez de la fierté de votre père qui dit par exemple à votre amie « Regarde ils se sont tous levés pour elle » après l’un de vos discours à Harvard en 2018, est-ce que c’est quelque chose d’important pour la construction et la confiance en soi, encore plus quand on est femme, d’avoir ce soutien ?
C’est important pour les femmes d’avoir un bon père, je dis un bon père, pas un père. Une femme n’a pas besoin d’avoir un mauvais père. Il vaut mieux qu’il ne soit pas là parfois. Je pense que ne pas avoir de père est plus sain que d’avoir un mauvais père. Notre société est tellement viriliste, que lorsque vous avez un bon père, comme le mien – et j’en suis si reconnaissante –, vous avez confiance en vous, et vous n’êtes pas effrayée par les hommes. Vous n’avez même pas besoin de leur validation. J’ai eu la chance de ne pas tomber sur des salauds, à part une fois, ce qui est une grande chance. Si j’ai de bonnes expériences, ça ne signifie pas que j’ignore à quel point le monde est horriblement misogyne.
Cela se voit partout. Il y a deux jours, je parlais à des jeunes d’Aix-en-Provence. Toutes les filles étudiantes qui ont parlé ou posé une question ont commencé par s’excuser pour leur accent. Les hommes ne l’ont jamais fait. Je leur ai dit « Arrêtez ça, ne vous excusez pas, nous avons tous un accent. Si je n’entends pas ou ne comprends ce que vous dites, je vous demanderai simplement de le répéter. »Mais il ne faut pas s’excuser d’avoir une opinion et une voix. Il ne faut pas s’excuser à moins d’avoir fait quelque chose de grave.
Cette question m’intéresse car je pense que ce contrôle, cette autocensure permanente des femmes nous affectent tous. Et tout ne repose pas sur les lois. C’est important de les changer mais il faut aussi agir sur notre culture et la socialisation des femmes. Chimamanda Ngozi Adichie à Paris, le 19 septembre 2021 © Sébastien Calvet/Mediapart Comment arrivez-vous à composer avec la littérature et les sujets de société, sans transformer vos romans en tracts politiques ?
Je raconte des histoires, je suis écrivaine. Je regarde le monde à travers la littérature parce que c’est ce que j’aime. L’aspect psychologique et émotionnel des sujets de société m’intéresse. Dans mes romans par exemple, je veux parler de la façon dont cette socialisation des femmes les inhibe. Nous sommes éduquées à faire attention à tout le monde, à rester au second plan, à nous faire toutes petites, à ne pas nous faire remarquer, à dissimuler notre colère ou à parler tout bas.
En réalité, les grands sujets politiques m’intéressent. Mais, comme en ce qui concerne le féminisme, c’est surtout dans la manière dont ils affectent les gens. Là encore la théorie m’importe peu, mais les histoires oui. Dans Americanah, par exemple, je raconte l’absurdité du racisme aux États-Unis où j’ai découvert ce que c’est d’être noire, et combien tout ceci est encore récent et prégnant. On ne peut pas dire que l’Amérique a aboli l’esclavage et que depuis tout ça n’existe plus.
Certains activistes meurent au Nigeria. C’est pour cette raison que je n’apprécie pas qu’on me qualifie de militante. Je suis écrivaine avant tout autre chose.
Dans les années 60, il y a des adultes blancs qui ont protesté devant une école pour empêcher les enfants noirs d’aller en classe. Je me demande ce qu’il est arrivé à ces gamins. Quand vous avez sept ans et que vous voulez aller à l’école et qu’un groupe vous insulte, jette des projectiles sur vous, comment est-ce que vous en sortez sur le plan psychologique, quel adulte vous devenez après avoir vécu ça ? On doit aussi parler du racisme en des termes structurels, car c’est terrible évidemment, mais aussi sur ce que ça produit sur une âme. Cela peut détruire.
Alors oui, je pense qu’il faut œuvrer pour un monde parfait où tout le monde serait heureux mais je ne suis pas Jésus-Christ. Alors j’écris pour toucher les gens. Une femme de Washington m’a écrit après avoir lu Americanah pour me dire qu’elle voulait changer la manière dont elle embauche des gens. Un autre m’a dit qu’en lisant ce roman, il a réalisé à quel point il avait été critique à l’égard des cheveux des femmes noires. Donc je pense que oui, on peut éduquer les gens à travers la littérature. Mais pour y parvenir, il faut le faire à travers des histoires et non pas en clamant « les Blancs sont méchants, le racisme c’est mal. »
L’imperfection donne aussi du relief aux personnages et évite qu’ils soient ennuyeux non ? Est-ce que vous vous interdisez d’écrire certaines choses ?
Quand je commence à enseigner dans l’atelier d’écriture que j’anime à Lagos, je demande aux étudiants, le premier jour, de me raconter quelque chose qu’ils font dont ils ne sont pas fiers. Ou quelque chose qu’ils font et qui n’est pas réussi. Je leur demande cela parce que la société perd sa capacité d’auto-critique. Tout le monde juge les autres en permanence mais on ne s’interroge pas assez nous-mêmes. Quand un story-teller commence avec l’imperfection, il peut raconter l’être humain. On a tous fait des choses dont on n’est pas fier dans notre vie.
Vous voulez utiliser votre influence, votre pouvoir pour changer les choses. Est-ce que vous vous voyez comme une militante ou plutôt comme une porte-voix ?
Les militants qui font un vrai travail prennent plus de risques que moi qui suis juste assise là à parler. Certains activistes meurent au Nigeria. C’est pour cette raison que je n’apprécie pas qu’on me qualifie de « militante ». Je suis écrivaine avant tout autre chose.
Les problématiques « raciales » et de genre gênent encore outre-Atlantique, et en France. Ils sont la projection de nombreux fantasmes réactionnaires, on le voit en ce moment en France où la pensée « woke » ou « wokisme » sature la pré-campagne présidentielle marquée par les discours d’extrême droite. Cela vous interpelle ?
Oh c’est arrivé chez vous aussi ? C’est une distraction. On ne parle pas des sujets importants. On parle de « wokisme » mais pendant ce temps-là, est-ce que les gens ont du travail ? Est-ce que tout le monde est payé de manière décente ? Mais à l’inverse, il ne suffit pas de dire cela comme une sorte de prise de position intellectuelle et d’éluder le débat d’idée qui est très important dans une société. C’est quoi être « woke » d’ailleurs ?
Je ne veux pas être un “role model” car au Nigeria cela impliquerait que j’arrête d’écrire à propos du sexe dans mes romans. Mais je sens que j’ai une responsabilité
Être progressiste est évidemment une bonne chose. Mais je m’interroge sur ce que va devenir l’Occident avec les extrêmes. La droite est un désastre et il y a un mouvement qui m’inquiète à gauche, celui qui vise la culture. On te demande de tout savoir, d’utiliser le bon mot et le bon concept et si tu ne le fais pas parce que tu ne le sais pas, tu deviens une mauvaise personne et tu es « cancel » (annulé). Cela peut aller loin, ton enfant ne peut plus aller à l’école, tu peux perdre ton travail et ton mariage peut être détruit. Il y a un manque de compassion derrière tout ça. Ça entretient l’idée qu’il faut être bon à tout prix, tout le temps et le cas échéant que tu mérites d’aller au bûcher comme une sorcière.
Je n’aime pas d’ailleurs utiliser l’expression « cancel culture », car elle est employée sans nuance par la droite et je n’ai pas envie d’apparaître comme leur alliée. Mais je veux légitimement avoir le droit de critiquer la gauche sur cette pratique étrange.
Est-ce que vous pensez à tout cela lorsque vous écrivez, cette peur de ne pas blesser ?
Quand j’écris de la fiction, non. La fiction est ma terre de création. J’y fais ce que je veux. Depuis que mon père est mort, j’ai seulement de la patience pour les gens que j’aime et moins pour les autres. Qu’est ce qui pourrait m’arriver si les gens venaient à me « cancel » ? Aux États-Unis, tout le monde est terrifié. Qu’est ce que cela va produire en Occident à terme ? Cela va être un désastre et stériliser toute la littérature. Tout le monde va se mettre à écrire des mauvais romans truffés de personnages vertueux et très ennuyeux. De plus, ils ne seront pas crédibles parce que personne n’est aussi parfait que certains militants le souhaitent et personne dans la vie agit en se calquant sur ce que disent et pensent les réseaux sociaux.
Est-ce que vous aidez des jeunes et moins jeunes issus des minorités à publier des histoires pour donner à voir une autre réalité dans la littérature. Est-ce que vous vous considérez comme une sorte de role model ? L’Hibiscus pourpre © DR Je ne veux pas être un role model car au Nigeria cela impliquerait que j’arrête d’écrire à propos du sexe dans mes romans. Mais je sens que j’ai une responsabilité. C’est pour cette raison que j’anime un atelier d’écriture avec principalement des Nigérians mais aussi des gens du Kenya ou d’Afrique du Sud. Cela crée une communauté.
Et je veux que sa composition soit diverse, c’est pour ça que je fais de la discrimination positive dans la sélection et je l’assume. J’en choisis cinquante sur plus de 2 000 candidats. Puis, il faut encore réduire car nous avons seulement 20 places. Je lis leurs histoires qui sont souvent toutes très bonnes. Alors je regarde qui ils sont. Oh ce nom sonne comme celui d’une femme musulmane du Nord donc je la prends. Pourquoi ? Parce que les femmes du nord du Nigeria n’ont aucune place ni voix dans la littérature nigériane. Puis je remarque l’adresse de cet homme qui doit venir d’une minorité du Nigeria. Lui aussi, je le prends.
Il faut ces voix et leurs histoires. Et quand je lis leurs textes, je remarque aussi ceux qui emploient une langue qui ne sort pas des écoles privées. Alors, je les fais venir. Résultat, j’ai un groupe de vingt personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autre part. Puis, ils s’entraident et se relisent entre eux. Un ami éditeur en a publié certains. Tout ça me rend fière.
Comment éviter qu’ils se sentent illégitimes, qu’ils aient ce qu’on appelle le syndrome de l’imposteur ?
Je les préviens qu’ils vont parfois avoir ce syndrome. Ce jour-là, ils n’ont qu’à rester au lit et déprimer puis le lendemain se lever et faire face à tout ça.
Et vous, vous ressentez cela ?
Vous me demandez en fait si parfois je ne me trouve pas assez bonne dans ce que je fais ? Hum oui. Non en fait c’est un mensonge. Non grâce à mon père. Mais est-ce que j’ai des doutes ? Oui. Et heureusement. C’est une très bonne chose.
Mais le succès vous aide aussi à avoir confiance en vous ?
Oui mais cela fait aussi souffrir. Le succès vous pousse à vous interroger plus. Je me pose beaucoup plus de questions qu’à l’époque où j’ai sorti L’Hibiscus pourpre. Je ne crois pas les gens quand ils me disent « Oh j’ai adoré votre livre ». Mais s’ils me disent « Oh pourquoi Ifemelu a fait ça ou ça dans Americanah, » j’adore car cela signifie qu’ils sont impliqués dans l’histoire.
Beyoncé – ***Flawless ft. Chimamanda Ngozi Adichie © BeyoncéVEVO