L’historien chilien Gabriel Salazar, spécialiste des mouvements sociaux et du pouvoir populaire constituant, s’interroge sur l’avenir du nouveau président de gauche au Chili. Pour lui, Gabriel Boric doit se mettre au service de la Convention constitutionnelle, au risque d’une nouvelle révolte.
3 janvier 2022 à 18h20
Santiago (Chili).– Son portrait sur une fresque murale, à quelques pas de la Plaza de la Dignidad (place de la Dignité), épicentre de la contestation à Santiago, ne trompe pas. Gabriel Salazar, 85 ans, est non seulement l’un des plus éminents historiens chiliens, mais aussi un penseur engagé, écouté par les insurgés d’octobre 2019.
Ancien militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), fait prisonnier en 1975 sous la dictature, Gabriel Salazar a obtenu le prix national d’histoire en 2006.
Spécialiste de l’histoire sociale du pays et des mouvements sociaux nés dans les années 2000, il a observé et accompagné l’éclosion d’une génération militante qui se défie des partis politiques, et qui mise sur le pouvoir populaire pour mettre à bas la Constitution de 1980, héritée du régime de Pinochet. Un processus qui a porté ses fruits grâce à la révolte d’octobre 2019, qui a débouché sur la Convention constitutionnelle.
À La Reina, commune située au nord-est de Santiago, l’intellectuel nous accueille quelques jours après la victoire de Gabriel Boric à la présidentielle, le 19 décembre. S’il a voté pour le candidat de la nouvelle gauche chilienne (vainqueur avec 56 % des voix), pour faire barrage au candidat d’extrême droite José Antonio Kast, il doute de sa capacité à marquer l’histoire.
Pour être à la hauteur du mouvement social puissant qui couve encore aujourd’hui au pied de la Cordillère, il devrait selon lui se mettre au service de la Convention constitutionnelle, qui doit rendre la nouvelle Constitution cet été, et rompre avec le néolibéralisme.
Cette élection présidentielle est-elle une exception dans l’histoire du Chili, comme celles de 1964 (victoire du démocrate-chrétien Eduardo Frei, qui a mené de grandes réformes structurelles) et surtout celle de 1970 (victoire de Salvador Allende et de l’Unité populaire), qui étaient selon vous « des révolutions dans le cadre légal » ?
Gabriel Salazar : C’est intéressant de comparer. Eduardo Frei parlait de « révolution dans la liberté », et Allende parlait de révolution depuis le gouvernement. À cette époque, on se gargarisait du mot de révolution, on se faisait même tuer pour elle, mais personne ne parlait de changer la Constitution illégitime de 1925. Quelle contradiction ! Allende s’est suicidé pour cette raison : son mandat était « constitutionnel ». Quand les ouvriers, préoccupés par la tentative de coup d’État de juin 1973, lui ont demandé de gouverner en prenant appui sur le pouvoir populaire, il a refusé.
Aujourd’hui, la révolution ne se fait pas depuis le gouvernement, mais depuis la rue, depuis la masse citoyenne. Il n’y avait pas de drapeaux partisans dans les manifestations d’octobre 2019, c’est ce qui était beau, ni de discours d’avant-garde : tous se sentaient égaux. Cette fois-ci, la révolution vient du peuple. Et le peuple ne parle pas de révolution, il veut un changement de Constitution ! C’est ironique.
C’est un des problèmes sémantiques qui est en arrière-plan de l’élection de Boric. Et c’est la raison pour laquelle, à mon avis, cette élection ne vaut pas grand-chose.
Pourquoi êtes-vous si sceptique ?
Parce que c’est la dernière élection en accord avec la Constitution de 1980, qu’on est en train de changer ! Quelle légitimité a donc ce président élu selon une Constitution que nous sommes en train de défaire ?
Le grand problème politique, de moralité civique, est de savoir si le gouvernement actuel peut arriver à son terme ou pas, alors qu’un processus constituant est en cours. Dans le passé, quand un processus constituant s’ouvrait, le gouvernement était renversé.
Mais cette fois-ci, les politiques ont convoqué une « Convention constitutionnelle », qui n’est pas la même chose qu’une « Assemblée constituante ». La classe politique a anticipé le fait que le peuple pouvait s’organiser lui-même en Assemblée constituante. Elle a donc participé à la formation d’une Convention qui n’est pas pleinement souveraine, car la moitié des constituants viennent de la citoyenneté, et l’autre moitié des partis politiques. C’est pourquoi Piñera n’a pas démissionné, et continue à gouverner comme si de rien n’était.
Cette élection présidentielle a totalement ignoré le processus constituant. Après le premier tour, Boric n’en fait pas mention dans son discours, ou juste en passant. Il lui a accordé un paragraphe dans son discours officiel le soir du deuxième tour. Mais que peut faire un gouvernement comme celui-ci qui, en rigueur, est condamné à mort ? C’est la Convention qui devrait gouverner, diriger, ordonner. Boric ne pourra pas faire tout ce qu’il a promis. Il n’a même pas de majorité au parlement.
N’a-t-il pas, tout de même, la tâche historique d’assurer que le référendum pour approuver la nouvelle Constitution soit un succès ?
Oui, ça c’est positif. Mais cela n’enlève pas son problème de fond : soit il gouverne selon son programme personnel, soit il gouverne pour que la Convention exprime ce que le peuple veut. Or, dans son discours, il a affirmé : « Je suis le président de tous les Chiliens. » Ce qui veut dire qu’il va ouvrir une politique d’accords entre des partis supposément antagonistes : c’est ce qu’a inventé Patricio Aylwin en 1990 [premier président de la période démocratique après la dictature de Pinochet, de 1990 à 1994 – ndlr] !
C’est pourquoi la jeunesse s’est scandalisée en l’entendant. Il risque de perdre une grande partie des gens qui ont voté pour lui, qui l’ont fait car c’était un moindre mal par rapport au processus constituant. Boric n’est pas le président du 18 octobre 2019, c’est le président du 15 novembre 2019 [date de la signature de l’accord de paix, que Gabriel Boric a signé avec la droite au pouvoir, et menant au référendum pour changer de constitution – ndlr]. Ce président, pour moi, n’a pas de destin historique.
Il a pourtant participé à la naissance d’un courant de gauche, dit « autonomiste », qui est nouveau au Chili. Comment le définissez-vous ?
Au Chili, depuis la transition de la tyrannie militaire à la démocratie néolibérale, la politique a suscité une très grande désillusion. Entre 1990 et 2000, la majorité des jeunes ont abandonné les partis politiques, que ce soit le PC, le PS, les partis de centre-gauche et même le MIR. Ils sont profondément déçus par le système politique traditionnel, et la démocratie représentative électorale. Des mouvements sociaux apparaissent donc, qui échappent au militantisme partisan.
C’est là que naît la génération « pingüina » [En 2006, des collégiens et lycéens manifestent pour une éducation publique gratuite. Leur uniforme noir et blanc, comme les pingouins, leur vaut ce surnom – ndlr]. En 2011 ce sont les mêmes qui participent au mouvement étudiant. Leur caractéristique, c’est qu’ils contestent fortement les partis politiques, et cherchent une expression politique dans le champ social. Ils s’engagent dans des organisations sociales de base, culturelles, musicales, pour la plupart anarchistes. D’où l’idée d’autonomisme.
Le concept de révolution, qui jusqu’à 1973 [date du coup d’État de Pinochet qui a renversé Salvador Allende – ndlr] désignait un changement profond obtenu par une organisation collective, subit alors une transformation. À partir des années 2000, les gens se sentent révolutionnaires en tant qu’individus : je suis révolutionnaire, et je l’exprime dans mon attitude, dans ma manière de m’habiller, dans ce que je mange, etc. La révolution devient un objet personnel, elle n’est plus organisée collectivement.
Quel regard portez-vous sur cette génération de trentenaires qui s’apprête à gouverner ?
Cette génération se divise en deux. D’un côté, il y a ceux qui ont suivi une carrière politique. Ce sont les étudiants qui ont dirigé la FECH [Fédération des étudiants de l’Université du Chili – ndlr] : Camila Vallejo, Giorgio Jackson, Gabriel Boric, et Karol Cariola. Ces dirigeants étudiants ont profité de leur notoriété pour entrer dans la classe politique, et se faire élire députés.
De l’autre côté, il y a ceux qui ont suivi le chemin inverse, celui de la rue, et qui ne votent pas. Cette fraction s’est engagée dans des mouvements de contestation locaux, qui prônent l’autonomie. La culture de la contestation de rue demeure vive dans cette génération. On ne peut pas comprendre le 18 octobre 2019 sans cet élément.
Ce sont eux qui ont formé le secteur violent de la mobilisation, la fameuse « première ligne ». Mais ce dimanche 19 décembre 2021, l’immense majorité du million de personnes en plus qui a voté au second tour vient de cette jeunesse qui ne voulait pas voter. En ce sens, si Boric ne prend pas conscience qu’il a gagné en grande partie parce que cette génération pingüina non politisée – au sens institutionnel – a voté pour lui, ça ira mal.
En résumé : Boric appartient à cette génération, mais à sa frange universitaire, d’excellence, qui a suivi la carrière politique, telle que définie par la Constitution de 1980. Celle qu’on veut changer.
Êtes-vous positif sur l’avenir du processus constituant ?
Oui et non. Oui, car la citoyenneté n’en peut plus de la vieille politique. C’est une constante : le rejet des partis et de la classe politique est passé de 57 % en moyenne en 1990 à plus de 90 % de rejet entre 2018 et 2020. Il y a beaucoup de problèmes historiques irrésolus au Chili – la lutte des Mapuches pour récupérer leur terre n’en est qu’un parmi d’autres –, qui préoccupent de manière inconsciente la citoyenneté, et qui nourrissent son exaspération.
Cependant, je pense que la Convention constitutionnelle ne remplira qu’à moitié les objectifs attendus par le peuple, et qu’il y aura un déficit dans le texte final. Il y aura alors un nouveau conflit, qui par chance, sera moins violent que si Kast avait gagné – je l’espère. Il faudra être attentif à la réaction de la grande masse populaire, qui est en plein processus de prise de conscience de sa souveraineté, et qui a en elle cette rage profonde.
Il peut tout à fait y avoir une autre explosion sociale au Chili, soit en soutien à la Convention, soit pour que la Convention radicalise sa pensée. Depuis 2005, on prévoyait une explosion sociale gigantesque. Je ne pense pas que cette rage ait disparu. D’ici deux ans, la Convention sera évaluée, et je pense que le peuple n’en sera pas satisfait, à l’inverse de la classe politique. Une autre grande explosion est probable. Boric sera confronté au même problème : que faire ?
Sortir l’armée dans la rue ? Elle n’a pas obéi à Piñera [le général Iturriaga, chef de la Défense nationale, avait déclaré « n’être en guerre contre personne », alors que Sebastian Piñera avait affirmé : « Nous sommes en guerre », en 2019 – ndlr], je doute donc qu’elle obéisse à Boric. Le mouvement populaire devrait d’ailleurs s’inquiéter de sa politique face aux militaires.
Est-ce que cet aspect fait partie du travail mené par la Convention constitutionnelle ?
Le grand problème de cette Convention constitutionnelle, c’est l’armée. J’ai été en contact avec plusieurs élus à la Convention, et ils me disent qu’aucun d’entre eux n’a pensé à travailler sur les forces armées. Dans la Constitution antérieure, il y avait quatre articles la concernant. Dans celle-ci, il n’y en aura peut-être aucun. Ils l’ignorent.
Pourtant, l’armée a changé, elle est composée aujourd’hui de cadres qui étudient aux États-Unis ou en France. Il y a aussi plus de femmes dans ses rangs désormais, 17 %. Elles vont avoir une influence. Il faut construire une politique de l’armée, conçue non pas comme une institution isolée, mais avec le peuple.
Si Boric était un vrai homme d’État, il ferait pression pour donner au moins six mois de plus à la Convention pour rendre son texte. Car si le peuple n’est pas satisfait, il sortira à nouveau à la rue, et pour Boric, ce sera tragique. Il va devoir décider très vite s’il se range avec le reste des politiques, ou s’il s’engage vraiment avec le mouvement révolutionnaire.
Vous étiez un militant du MIR dans les années 1970. Quel est l’héritage du MIR aujourd’hui ?
Malheureusement on connaît peu l’histoire réelle du MIR. J’ai adhéré le jour qui a suivi la victoire d’Allende, le 5 septembre 1970. Je pensais que ce gouvernement n’allait pas y arriver. Je l’ai fait parce que c’était un « mouvement ». L’idée du MIR était de générer un mouvement social, et d’agir à l’intérieur.
Pendant longtemps il a milité pour le pouvoir populaire, sous l’influence du Che, de Fidel Castro, et du pouvoir populaire chilien. Mais en 1970 Allende a attiré toutes l’énergie des gens de gauche dans une logique constitutionnaliste qui était une impasse. On ne pouvait pas l’attaquer, c’était évident. Le MIR n’a donc pas pu se développer au moment où il aurait dû.
Allende a échoué, comme on sait, et le MIR était le seul à avoir la structure adéquate pour survivre. Il a survécu, mais mal. Il a subi une répression brutale. En deux ans, la dictature nous a effacés de la carte. J’ai été fait prisonnier en octobre 1975, deux ans après le coup d’État. Le parti a été détruit, au prix de tortures et de massacres. Il reste du MIR une image de lutte à mort. Il a une série de héros, comme Carmen Castillo, et d’autres.
Pendant la dictature, les cadres du MIR étaient formés à Cuba, et revenaient clandestinement au Chili pour armer la guérilla. Ça a été un échec absolu. Je me suis opposé à cette politique. Je leur ai dit qu’ils allaient tous mourir. J’ai travaillé à une alternative, mais la ligne militaire était majoritaire, tout le monde était convaincu de sa pertinence.
Le MIR est resté dans les mémoires comme l’unique organisation qui n’est pas tombée dans le parlementarisme, qui a conduit à la mort d’Allende et de la vieille gauche. C’est pourquoi il y a beaucoup de petits MIR aujourd’hui. Mais pour la mémoire juvénile, le MIR est souvent associé à son action rupturiste, violente, et pas à une organisation qui planifiait un processus révolutionnaire. C’est dommage.