La bien nommée bibliothèque Pablo Neruda du quartier populaire de Saige à Pessac accueillait ce mercredi 9 novembre « une soirée sur la mémoire de l’exil chilien ». Un évènement à l’initiative du Rahmi le réseau des acteurs de l’histoire et de la mémoire de l’immigration en Nouvelle-Aquitaine et de l’association France Chili , le tout dans un cadre plus général d’une manifestation intitulée La famille par-delà les frontières qui se déroule   sur les mois d’octobre et novembre dans les lieux culturels de la ville de Pessac.   

Voir le détail ici https://www.pessac.fr/actualites-109/la-famille-par-dela-les-frontieres-5385.html?cHash=359175589712e427fa324cfca46674e3l.

                               La fresque de Saige-Formanoir

Hier au soir, c’était donc la mémoire des exilés chiliens qui s’est exprimée à la bibliothèque de Saige. Pas un hasard car cette ville, Pessac, comme beaucoup d’autres, a accueilli, après le coup d’état du sinistre Pinochet, de très nombreux exilé-e-s chilien-ne-s.Ces mêmes exilés qui en 1982 ont choisi, plutôt que d’ériger un monument à la mémoire, de réaliser une fresque picturale sur le mur d’enceinte d’un stade, une synthèse de l’histoire récente de leur pays. Une réalisation à laquelle ils ont associé les habitants du quartier, les jeunes en particulier. 40 ans après la fresque est intacte, pas un tag, signe du poids symbolique qu’elle représente aussi pour la population de ce quartier populaire.

Vue partielle de la fresque (Photo JFM)

                         Emilia Dubesset, mémoire d’exil

La soirée a débuté avec la projection d’une courte vidéo réalisée par des élèves du lycée Sud Médoc la Boétie au Taillan-Médoc, le portrait d’Emilia Dubesset, réalisé lors de l’année scolaire 2021-22 dans le cadre d’un concours de courts-métrages « Migrations, citoyenneté & vidéo. Cour(t)s d’histoires » Cette réalisation est visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=m09vMr_CFDo&list=PLj4stAd1x1teOh7MmKgYjcWXXsJdq7i9D&index=6

Emilia Dubesset Garcia (Photo JFM)

L’ensemble des réalisations émanant de collèges et lycée de Nouvelle-Aquitaine est visible sur le site du Rahmi : https://www.rahmi.fr/projet-scolaire/laureats-concours-video-2022. Ce sont de très courtes vidéos de 2 mn, des portraits de « personnalités ou de groupes de personnes liées à l’histoire de l’immigration régionale, à partir d’archives collectées par les classes, mais aussi de créations et de prises de vues produites à leur initiative. »  

Bibliothèque Pablo Neruda Pessac diffusion de le vidéo (Ph JFM)

Les lecteurs attentifs de la revue Ancrage connaissent déjà le parcours d’Emilia Dubesset, cette militante du Mir, passée dans sa fuite par l’Italie puis Cuba avant de trouver refuge et amour en France et de faire sa vie parmi nous, sans oublier une seule seconde son devoir de solidarité avec ceux qui sont restés sous le joug militaires et fascistes. Nous avons publié son portrait dans le numéro d’avril 2020, numéroté 72. Voir plus bas.

 Et puisqu’il était question de mémoire ce sont deux piliers de l’association des Chiliens de Bordeaux, Ivan Quesada et Vladimir Fernandez qui ont fait part de leur parcours de très jeunes militants à l’époque. Et de rappeler au passage comment l’expérience chilienne, cette tentative d’ouvrir une voie vers le socialisme portée par Salvador Allende, reste le point focal, la référence et l’objet de la sympathie de toutes les gauches à travers le temps.Un concert pour finir offert par les Vladimir et Ivan, une sélection des chansons de Victor Jara.

A l’occasion du 50-ème anniversaire du coup d’état américano-pinochiste de septembre 1973, nous y reviendrons longuement dans la revue.    

Jean-François Meekel

EMILIA DUBESSET GARCIA

« il fallait faire quelque chose »

Italie, Cuba, France, Emilia a été jeté sur le routes de l’exil par le coup d’état de Pinochet. Elle soutient aujourd’hui le mouvement de révolte qui traverse son pays natal

Les femmes chiliennes sont aujourd’hui à la pointe de la contestation du régime. En 1970 avec Allende, beaucoup s’étaient engagées très concrètement, plutôt dans l’action de terrain que dans les appareils politiques. Le témoignage d’Emilia vient nous rappeler cette réalité : déjà à l’époque les femmes avaient largement pris leur part. Emilia Dubesset Garcia, est née dans les beaux quartiers de Santiago, son père fonctionnaire était socialiste. Un milieu bourgeois certes mais sensible aux injustices. Emilia était la benjamine de la famille, 2 sœurs,  une maman au foyer, de bonnes écoles, rien à priori qui laisse présager le parcours révolutionnaire de la jeune fille, si ce n’est la sensibilité progressiste inculquée par le père de famille. Les injustices  sociales  étaient tellement importantes « qu’ il fallait faire quelque chose , il n’était pas possible de rester indifférent » A quinze ans , elle adhère aux jeunesses communistes. «  C’était très formateur, il fallait lire, s’informer, pour moi ce fut très important. Je faisais de petites choses bénévoles, quand il y eut un tremblement de terre, je faisais des paquets, de nourriture par exemple. » Le hasard lui fait connaître un militant du MIR, (Movimiento de Izquierda Revolucionaria Mouvement de la gauche révolutionnaire) alors qu’elle est déjà à la fac de philo. Elle découvre aussi les bidonvilles et leurs comités sociaux, la distribution des journaux à la sortie des usines…Peu à peu elle franchit toutes les étapes d’intégration à l’organisation de la gauche radicale, très hiérarchisée : sympathisante puis aspirante et enfin militante. Les membres du MIR recevaient  une formation militaire, elle aussi. Les armes n’étaient pas vraiment sa tasse de thé mais elle savait démonter et remonter un colt 45. « Sans oublier les week-ends entiers à marcher dans la boue. Ca rigolait pas !» C’est d’ailleurs  le MIR qui a fourni le gros des membres des GAP, el Grupo de Amigos Personales, en fait la sécurité rapprochée de Salvador Allende (1) ceux qui se sont retrouvés avec lui enfermés dans le palais de la Moneda le 11 septembre 1973.

              Au MIR on avait des tactiques mais c’était la pagaille 

« L’élection d’Allende, ce fut la joie, j’avais 17 ans , on s’est dit : ça y est, c’est bon. Très vite, il a commencé à appliquer quelques-unes de ses 40 mesures : nationaliser les banques… Mais son alliance avec la démocratie chrétienne l‘a obligé à composer… » Elle a surtout travaillé sur le terrain dans les bidonvilles auprès des plus pauvres et des  femmes en particulier. Un souvenir épouvantable : cette petite fille muette depuis qu’elle s’était réveillée avec un énorme rat courant sur son ventre !   « Lors du coup d’état,  on savait fonctionner dans la clandestinité,  on avait des maison de retrait,  on connaissait les processus, il fallait y  attendre les instructions. J’ai fait l’erreur de retourner chez mes parents pour les rassurer. Mon père avait été emprisonné pendant une semaine, bien traité, selon lui. Ils ont voulu l’obliger à déchirer sa carte du PS, il a refusé. Au bout d’une semaine, ils l’ont  mis dehors. » Quelques jours après sa visite, ils ont été victime d’une très violente perquisition, c’était elle qu’ils recherchaient, elle s’est senti très coupable. « Au MIR, on avait beaucoup de tactique mais en fait c’était  une pagaille terrible, jamais les contacts n’étaient au rendez-vous. J’ai demandé à devenir agent de liaison. » Sous un faux nom et son apparence chic, elle est  chargée de louer auprès des agences immobilières des chambres, des appartements et des maisons pour cacher les clandestins. « Puis cela a commencé à devenir très dur, la Flaca Alejandra, membre du comité central du MIR passée, à force de tortures à l’ennemi, la DINA, la direction du renseignement, fut à l’origine de  multiples arrestations. »(2) Il fallait partir. Ce sera par l’Italie, grâce à son beau-frère italien qui l’a aidée. Ça passe par un mariage fictif avec un Italien afin d’obtenir le sauf conduit qui lui permet d’être d’abord accueillie à l’ambassade puis de prendre un avion pour Rome. (3) « L’accueil fut extraordinaire », logement, apprentissage de la langue, elle devient très vite une professionnelle de la politique et de la solidarité pour le Chili.

            L’accueil à Cuba des enfants orphelins chiliens

La solidarité italienne fut très importante. Inti-Illimani, groupe mythique de musique traditionnelle chilienne se trouvait à Rome lors du golpe, il y restera en exil pendant 15 ans, donnant des concerts de soutien dans l’Europe entière. Emilia va sillonner l’Italie pour créer des comités de soutien, Vérone, puis Trévise, Venise. Puis en 1976, départ pour Cuba dans le cadre  de la politique du retour du MIR,  Cuba était un passage obligé  pour une formation. Mais Emilia « ne s’est pas senti capable de remplir cette tâche, encore une fois. J’ai renoncé sans pour autant subir de reproches  du MIR. Alors, j’ai fait autre chose, je me suis occupée des  enfants des disparus. Il y en avait partout, à Paris, à  Stockholm  au Danemark. Ils ont été rassemblés  à Cuba.  Fidel a voulu réserver  dans chaque immeuble en construction un appartement pour ces orphelins chiliens, ils vivaient là avec des éducateurs… J’ai passé deux ans à Cuba, j’ai pris des  cours de marxisme, on vivait avec et comme les Cubains, les  files d’attente dans les magasins, nous n’avions aucun privilège. Je  participais au comité de défense de la révolution  du quartier où je vivais… c’était beau,  j’étais très heureuse dans ce pays. » Fin 1978, elle rentre en Europe, à Paris pour y voir sa sœur. « Il y faisait un  froid de canard » se souvient-elle. Elle décide alors de  rester en France, tente en vain de devenir interprète, elle parle italien, anglais mais pas encore le français. Alors ce sera le tourisme puis les compagnies aériennes, à Mérignac pour finir. Et  aussi le mariage, le vrai,  avec un Français, le père de ses deux enfants qui est devenu un militant pro chilien à son  tour. 

Comme Enzo et Maximiliano, elle est très attentive à ce qui se passe aujourd’hui au Chili, très impressionnée par cette première ligne qui s’interpose face à une police capable d’une violence encore jamais vue. Admirative devant ces jeunes femmes qui «  font des actions merveilleuses. », elle est de toutes les initiatives, concerts, lotos, manifs en soutien des unes et des autres et aussi de ces brigades médicales.  Une première association de soutien girondine s’est appelée Chili despierta, le Chili se réveille, suivie quelques mois plus tard d’une autre : Chili desperto, le Chili s’est réveillé. L’espoir est là, même si elle ne croit pas beaucoup à une assemblée  constituante à laquelle participeraient les élus du camp Piñera. Il faut attendre de voir ce qui va se passer en mars avec la fin des vacances scolaires…  

Propos recueilli par JFM

1 : Le grand écrivain chilien Luis Sepulveda fit partie des GAP. Arrêté, emprisonné et torturé, il fut expulsé du Chili en 1977 et vit aujourd’hui en  Espagne.

2 : Carmen Castillo, l’une de ses « victimes » fut l’auteure  en 1993 d’un film documentaire sur la Flaca Alejandra au titre éponyme.

3 : L’ambassade d’Italie à Santiago va ainsi accueillir environ 600 personnes via Rome autant que l’ambassade de France. Voir le film de Nani Moretti Santiago Roma (2018) 

Photo : Emilia Dubesset Garcia (Ph. Ancrage)

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