À perte de vue, des collines verdoyantes, des forêts de chênes et des champs soigneusement quadrillés, plantés de fermes en pisé. Ce décor de carte postale se niche dans les monts du Lyonnais, à la frontière de la Loire et du Rhône. Un territoire réputé pour ses vaches laitières et ses fruits rouges. En contrebas de la route départementale qui traverse la petite commune de Saint-Denis-sur-Coise, se cache l’une des fermes historiques du coin : la Maladière. Il y a deux ans, elle a été rachetée par une dizaine de trentenaires éloignés du milieu agricole, dont Benoît Termeau, qui travaillait dans l’économie sociale et solidaire avant de devenir éleveur de poulets, Jérôme Noir, spécialisé en éducation populaire, la clown Sophie Haeffelé ou encore Sacha Danjou, qui s’est lancé en maraîchage après des études d’ingénieur en télécommunications.
Comme eux, ils étaient 12 508 nouveaux agriculteurs à s’installer en 2020 en France, d’après les données de la Mutualité sociale agricole. Un chiffre qui reste stable ces dernières années, sans parvenir à compenser la disparition préoccupante des fermes françaises depuis le milieu du XXe siècle.
« Après la Seconde Guerre mondiale, les politiques publiques ont visé à augmenter la productivité des actifs agricoles existants afin de libérer de la main-d’œuvre pour le secteur industriel, explique Véronique Lucas, sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Et ça a très bien marché. À tel point que, dans les années 1970, c’est devenu problématique sur certains territoires français de montagne. Aujourd’hui, on a d’autant plus besoin d’actifs agricoles que la transition agroécologique nécessite plus de monde. » Or, d’après l’association Terre de liens, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite d’ici à dix ans. Face à cette tendance lourde, comment assurer la relève ?
« Nous avons une vision alternative de la société et du modèle de production. »
En jouant collectif, comme à la Maladière. La vieille ferme héberge désormais quatre agriculteurs fraîchement reconvertis, mais aussi cinq associations qui proposent des activités culturelles, artistiques et sociales. Et ces néo-ruraux comptent bien avoir un impact politique. « Si on veut changer la société, il faut commencer par notre agriculture, affirme le maraîcher Sacha Danjou sous son grand chapeau de paille. On le voit bien, ne serait-ce qu’avec tous les rapports du Giec : l’agriculture conventionnelle a besoin de se renouveler et de se transformer. » « Nous avons une vision alternative de la société et du modèle de production, que l’on conçoit bio, sans produits chimiques, en circuit court, avec de l’agroforesterie, abonde Benoît Termeau en couvant ses poussins du regard. Il y a un réel enjeu pour nous de montrer que notre modèle fonctionne, notamment à nos voisins en conventionnel. »
Dans cette optique, la Maladière invite régulièrement ses voisins à des conférences et à des projections-débats sur le changement climatique ou la démocratie participative, ainsi qu’à des spectacles donnés sous un grand dôme planté au milieu des champs. « Dans les monts du Lyonnais, il existe une vraie histoire collective, il y a de plus en plus de projets menés à plusieurs, pas seulement agricoles, avec des valeurs fortes et une implication territoriale pour faire bouger la société », confirme Delphine Guilhot, de l’Association départementale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Addear) de la Loire, dont le réseau Auvergne-Rhône-Alpes accompagne chaque année entre 600 et 800 nouveaux agriculteurs, soit le tiers des candidats à l’installation dans la région.
Encore faut-il trouver des terres où s’installer. D’après Terre de liens, « en moyenne depuis dix ans, 44 000 hectares de terres ont été artificialisés chaque année, soit l’équivalent d’un département qui disparaît tous les treize ans ». En parallèle, les fermes deviennent de plus en plus grandes, concentrant la majeure partie de la surface agricole française, et donc de moins en moins accessibles à des personnes seules. Là aussi, l’existence du collectif prend tout son sens. Fin 2021, en Auvergne, les associations Terre de liens, Bio 63 et Îlots paysans ont ainsi récupéré 80 hectares d’une zone humide pour permettre l’implantation d’une ferme collective au sud de Clermont-Ferrand, le long de l’A75. « Il y a là un enjeu de sécurisation foncière agricole », affirme Patrice Goutagny, maraîcher depuis plus de vingt-cinq ans, qui travaille désormais sur cette nouvelle ferme de Sarliève avec trois autres agriculteurs.
Cette tendance n’est pas nouvelle, estime Véronique Lucas : « Il y a eu plusieurs vagues de fermes collectives depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les années 1970, mais la taille des collectifs sur ce type de fermes tend à se réduire sur le long terme. Ces formes collectives sont toujours considérées comme utopiques et extrêmement minoritaires. » Ce qui change cette fois-ci, note Delphine Guilhot, ce sont « les montages originaux » choisis par ces fermes.
Ces nouvelles organisations se heurtent à des cadres mal adaptés.
À la Maladière, tous sont copropriétaires du bâti dans le cadre d’une société civile immobilière (SCI) agricole, qui compte 25 associés : les habitants et les proches qui ont investi dans leur projet. S’y ajoutent les trois entreprises individuelles – bientôt quatre – des agriculteurs. Ainsi, chacun travaille à son rythme et garde son indépendance. « Les formes juridiques existantes, comme le groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) ou les sociétés coopératives et participatives (Scop), n’étaient pas adaptées parce qu’on ne se connaissait pas tous au départ, explique Benoît Termeau. C’était important pour nous d’avoir un projet commun et solidaire tout en gardant une part d’autonomie. »
À Sarliève, ils ont fait le choix d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), qui permet, comme la Scop, d’avoir une répartition équitable des bénéfices, mais aussi d’intégrer des non-travailleurs. La Scic de Sarliève compte aujourd’hui plus de vingt associés : les agriculteurs et les trois associations à l’origine du projet, mais aussi un collectif citoyen, trois Amap, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), les Éclaireuses et Éclaireurs de France ou encore un tiers-lieu étudiant.
Dans un cas comme dans l’autre, ces nouvelles organisations agricoles se heurtent à des cadres réglementaires mal adaptés. Les agriculteurs en Scop ne peuvent pas, par exemple, obtenir la précieuse dotation jeune agriculteur (DJA), une aide financière au démarrage. Benoît Termeau se souvient également de l’incompréhension de la chambre d’agriculture au moment où ils sont allés présenter leur projet collectif et de la réticence des banques à leur accorder un prêt. « Les institutions ont peur de se faire dépasser par les courants politiques que peuvent engendrer ces projets, affirme Patrice. Les fermes collectives peuvent avoir des répercussions sur les systèmes agricoles traditionnels, les monoproductions en conventionnel qui vont dans le mur. Nos projets collectifs montrent leurs incohérences par ricochet. En polyculture-élevage, l’économie circulaire entre les ateliers de production limite les apports externes, notamment de fertilisation, et les marchands d’engrais et de matériel n’en ont pas envie. » Il note cependant un intérêt nouveau des pouvoirs publics pour les fermes collectives, avec un audit réalisé cet hiver en vue d’identifier les freins réglementaires rencontrés à Sarliève.
Comme Benoît Termeau ou Sacha Danjou, de nombreux aspirants agriculteurs ne sont pas issus du milieu agricole et ne reprennent pas la ferme familiale. Au cours des dix dernières années, ces profils représentaient près de 95 % des nouvelles installations accompagnées par l’Addear de la Loire. Or, quand on n’est pas du coin, il est compliqué de savoir quelles fermes cherchent des repreneurs. Les Addear de la Loire et du Rhône, rapidement suivies par le reste de la région, ont mis au point une carte qui recense les petites annonces par territoire et non par production, pour ne pas décourager ces nouveaux agriculteurs qui se lancent majoritairement en maraîchage. Y compris dans les monts du Lyonnais, pourtant réputés pour leurs fermes laitières. « Les néoruraux, et je m’inclus dedans, pensent que ce sera plus facile parce qu’on a tous déjà fait un potager dans son jardin et qu’on s’imagine qu’il y aura moins d’astreintes », reconnaît Sacha devant ses plants de tomates.
Les Addear organisent régulièrement des « cafés-installations » pour que les aspirants agriculteurs rencontrent les cédants, qui ne sont pas prêts à vendre leur ferme à n’importe qui, ni pour qu’elle devienne n’importe quoi. « Il faut faire tomber leurs représentations respectives, détaille Delphine Guilhot. –Prenons l’exemple de la Maladière. Il s’agissait d’une ferme familiale de grande taille, avec des vaches laitières et en conventionnel. Pour le cédant, comment faire confiance à un groupe de jeunes non issus du milieu agricole, hyper diplômés mais pas dans l’agriculture, avec un projet de productions végétales, d’habitat partagé et d’accueil ? » Deux ans plus tard, siles vaches de la Maladière ont été remplacées par des poulets et des légumes, le bilan est positif. Les jeunes agriculteurs ne comptent pas leurs heures mais, pour le moment, aucun ne regrette sa vie d’avant.
Les Addear d’Auvergne-Rhône-Alpes sont moins optimistes quant à l’avenir de la relève agricole. En mars dernier, la Région leur a annoncé que le Fonds social européen, un financement dont elle est l’autorité gestionnaire, ne couvrirait plus la majorité des actions qu’elles mènent auprès des jeunes désireux de s’installer, comme ceux de la Maladière. Le 30 mai, les Addear et de jeunes agriculteurs ont occupé l’hôtel de région à Lyon pour exiger des solutions qui leur permettraient de continuer leur activité. Pour le moment, rien ne leur a été proposé.