De Renaud Camus à Éric Zemmour en passant par « les deux Michel » (Onfray et Houellebecq), l’écrivain Alain Roy démonte les discours qui ont banalisé un imaginaire décliniste et islamophobe. Il montre leur absence de cohérence interne et la dangerosité de leurs implications.
22 novembre 2023 à 13h09
La théorie du « grand remplacement » aurait pu rester un fantasme d’extrême droite d’autant plus honteux à exprimer qu’il se révèle meurtrier. Suggérant que le peuple français « natif » serait en voie d’effacement par une population arabo-musulmane, le slogan s’est cependant fait une place au cœur du débat politique français.
Lors des primaires organisées par Les Républicains (LR) en 2021 en vue de l’élection présidentielle, Éric Ciotti n’a pas hésité à le reprendre à son compte. Durant la campagne elle-même, c’est un de ses propagandistes les plus zélés, Éric Zemmour, polémiste devenu candidat pour le parti Reconquête, qui a cherché à l’imposer comme un enjeu du scrutin.
C’est pour décrire « la normalisation d’une idée folle », en identifiant ses agents et en examinant leur argumentation, qu’Alain Roy, directeur de la revue littéraire L’Inconvénient au Québec, a publié Les Déclinistes (Les Éditions écosociété, 2023).
Ce spécialiste de littérature français, qui vit à Montréal, passe en revue les ouvrages de Renaud Camus, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Mathieu Bock-Côté, Michel Houellebecq et Michel Onfray. « Chacun à sa façon, écrit-il, ces livres véhiculent le message catastrophiste et islamophobe qui sous-tend la théorie du grand remplacement. » Entretien pour Mediapart.
Il est aisé de démonter la théorie du « grand remplacement », ne serait-ce que sur le plan démographique. Comment ses colporteurs s’arrangent-ils avec les faits ?
En les évacuant. Les données sont tout simplement balayées du revers de la main. La chose est particulièrement manifeste chez Renaud Camus, selon qui il faut se fier à ce que nos yeux voient de la réalité. C’est absurde : on ne peut pas voir 67 millions de Français, on ne peut pas se promener dans toutes les rues de France. Camus et les autres se situent sur le terrain de la post-vérité.
Cela va plus loin, dans la mesure où la théorie du grand remplacement est aussi une théorie du complot. Si elle dérange tant, selon ses propagateurs, ce ne serait pas à cause de son caractère fallacieux et de ses ressorts xénophobes, mais à cause de la complaisance d’élites qui nous mentent. Il est pourtant évident que l’immigration n’est pas un jeu à somme nulle, que son ampleur est limitée et que la France n’a jamais été une « nation éternelle » à l’identité immuable.
Vous montrez aussi, de manière plus originale, les incohérences internes aux démonstrations de nombreux polémistes identitaires.
C’est une des principales découvertes que j’ai faites en me plongeant dans leur littérature. Les journalistes n’ont souvent pas le temps de lire systématiquement les pavés qu’ils publient, de plusieurs centaines de pages chacun. En faisant ce travail, j’ai été frappé par le fait que tous ces auteurs, qui prennent volontiers la posture de grands intellectuels, développent des propos qui présentent des contradictions béantes, d’autant plus énormes qu’elles touchent au cœur des thèses défendues.
Michel Onfray, dans Décadence (Flammarion, 2017), consacre ainsi les 400 premières pages à une sorte de livre noir du judéo-christianisme, tout à fait conforme à ses anciens écrits et à ce qu’on connaît de lui. Dans le dernier tiers de l’ouvrage, rédigé après les attentats de 2015, il développe cependant une nostalgie du christianisme belliqueux, lorsque celui-ci remettait l’islam à sa place.
Zemmour lui-même présente des arguments contraires à sa thèse, sans le remarquer et sans en tirer aucune conséquence : ça laisse pantois.
La contradiction est redoublée par un développement, à la toute fin du livre, sur les menaces du transhumanisme [l’idée de triompher, par la technologie, du vieillissement voire de la mortalité – ndlr]. Il s’agit typiquement d’un mouvement issu de la civilisation occidentale, dont Onfray nous a affirmé quelques pages plus haut qu’elle allait être renversée par l’islam conquérant.
Autre exemple : Le Suicide français (Albin Michel, 2014) d’Éric Zemmour. Quarante chapitres déclinent l’idée d’un sabordage de la nation française depuis Mai-68. Mais dans le livre, beaucoup de fragments font l’analyse d’un recul de la France sur l’échiquier mondial en remontant au XVIIIe siècle, ou à la guerre froide, ou à la réunification de l’Allemagne… Autant de phénomènes qui n’ont rien à voir avec Mai-68. Au fond, Zemmour lui-même présente des arguments contraires à sa thèse, sans le remarquer et sans en tirer aucune conséquence : ça laisse pantois.
© Les Éditions Écosociété
Est-ce qu’il y avait le moindre doute sur la nature paranoïaque de ces discours légitimant, plus ou moins explicitement, la thèse du grand remplacement ? N’est-ce pas faire un trop grand honneur à ces auteurs ?
Certains bénéficient tout de même d’une reconnaissance institutionnelle ou médiatique importante, qui leur donne accès à de larges audiences. Michel Onfray est présenté comme un philosophe, Alain Finkielkraut est un académicien… Ce ne sont pas des figures marginales du débat public. Il est donc encore nécessaire de démonter rationnellement leurs thèses.
Mon choix est également stratégique. Plutôt que de diriger la critique à partir de valeurs idéologiques, j’ai sciemment employé une démarche analytique, socratique, en donnant des outils à toutes celles et ceux qui souhaitent déconstruire ces discours. Il faut donc observer comment ceux-ci sont argumentés (ou pas…).
En plus de leur faible consistance argumentative, vous pointez le pessimisme foncier de ces discours, tout en montrant que certains auteurs en tirent des conséquences violentes, quand d’autres n’osent pas aller au bout de leur logique.
Renaud Camus et Éric Zemmour sont les plus belliqueux. Michel Onfray et Alain Finkielkraut sont davantage dans une déploration mélancolique. Ils ne vont pas jusqu’à annoncer un programme violent de guerre civile ou de déportation de musulmans. Mais quand Finkielkraut présente les musulmans comme un« Autre » haineux et inassimilable, cela peut tout de même nourrir les pires dérives politiques.
Récemment, l’écrivain Michel Houellebecq est allé jusqu’à prédire, dans la revue d’Onfray Front populaire, des « Bataclan à l’envers ». Il a certes rédigé un mea culpa à ce sujet, mais il aura fallu attendre qu’une polémique se déclenche. Sa clarification est assez bizarre, dans un livre où sont également évoquées ses frasques à propos d’un film pornographique auquel il a participé et qui aurait été tourné à son insu…
Vous dites que tous ces auteurs « font corpus ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
L’idée, c’était de montrer comment le discours du grand remplacement, élaboré par Renaud Camus en 2010, s’est installé dans les médias grand public. Cette banalisation s’est faite par des porte-voix qui passent à la télévision régulièrement, et publient des best-sellers. Ce sont eux que j’ai ciblés.
Non seulement les auteurs s’empruntent des idées les uns aux autres, mais ils sont tous en réseau.
Le livre est une sorte de récit qui suit la chronologie des années 2010. Chaque ouvrage que j’examine a paru après un autre, et tous ont formé une chaîne à travers laquelle on peut déceler la construction d’un discours type, que l’on pourrait résumer ainsi : « La France se dirige vers son anéantissement en raison de l’immigration massive de musulmans haineux et inassimilables qui islamiseront le pays et remplaceront bientôt les Français de souche. Si le pays acquiesce à ce suicide national, c’est en raison de la démission de ses élites, devenues antiracistes et multiculturalistes, et de l’étiolement de ses racines judéo-chrétiennes. »
Non seulement les auteurs s’empruntent des idées les uns aux autres, mais ils sont tous en réseau : ils se citent entre eux, comme Finkielkraut et Camus ; Mathieu Bock-Côté a remplacé sur CNews Zemmour, qu’il admire ainsi que Finkielkraut ; à peu près tous citent Houellebecq, qui a donc parlé à Onfray, lequel est défendu par Bock-Côté, etc.
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En 2002, Daniel Lindenberg publiait un essai qui avait fait grand bruit, « Le Rappel à l’ordre ». Quelle est la nouveauté du corpus que vous avez étudié par rapport aux « nouveaux réactionnaires » dont il disséquait le discours ?
Je chronique un tour de vis supplémentaire. Lindenberg avait observé comment des intellectuels se réclamant de la gauche avaient glissé à droite. Désormais, certains passent carrément à l’extrême droite, avec un discours xénophobe, qui reprend les mêmes tropes que d’anciens discours xénophobes du passé, à travers une logique d’essentialisation et de bouc émissaire dont les juifs ont fait les frais à une époque.
L’évolution de Finkielkraut est notable. Auparavant, on pouvait le décrire comme un pessimiste culturel. Depuis, il a glissé dans un pessimisme social qui ne se contente pas de déplorer l’hédonisme ou l’oubli des grandes œuvres, mais cible des groupes humains et des individus précis, sans crainte d’attiser les tensions.
Mathieu Bock-Côté sort ces jours-ci un ouvrage au titre sans équivoque, « Le Totalitarisme sans le goulag » (Presses de la Cité). Vous soulignez que sa dénonciation du multiculturalisme, déployée de part et d’autre de l’Atlantique, charrie beaucoup de confusion.
Il ne maîtrise même pas la notion à laquelle il a consacré un livre. On n’y trouve pas dix pages sur sa définition et les théories élaborées à son propos, même critiques. Sur le plan de la rigueur intellectuelle, ça ne va pas. Et c’est pourquoi on trouve plein de contresens. Par exemple, il reprend l’idée que le multiculturalisme voudrait imposer un être humain indifférencié et sans culture, alors que ses défenseurs mettent justement en valeur la légitimité de l’enracinement culturel des individus.
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Au Québec, le multiculturalisme a mauvaise presse car il est perçu comme étant inadapté à ses spécificités. Bock-Côté se présente pourtant comme une victime qui briserait un tabou. Sa position est en fait très banale. Surtout, il ne fait pas l’effort de réfléchir aux raisons du modèle de gestion de la diversité choisie par le Canada. Il est vrai que les Canadiens anglais ont tout fait pour asseoir leur hégémonie culturelle et linguistique dans le passé, mais ce projet a échoué. Le Canada est devenu un pays multinational de facto, très différent de la France.
Bock-Côté ne dit pas mot non plus de l’interculturalisme, modèle de gestion de la diversité aujourd’hui privilégié au Québec. Ayant une vision manichéenne des choses, il rejette toutes les formules de compromis.
Au-delà de Bock-Côté, les idées des autres auteurs que vous étudiez circulent-elles au Québec ?
Une partie des classes cultivées du Québec va trouver ses inspirations du côté de la France. Houellebecq est très lu, Finkielkraut aussi. Leurs idées, et toutes celles que Bock-Côté développe de part d’autre de l’Atlantique, nourrissent l’aile identitaire du souverainisme québécois. Mais celui-ci compte aussi une aile progressiste significative.
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