Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011, plusieurs milliers d’exilés se sont installés en Algérie pour y trouver refuge. Mais depuis quelques années, certains tentent la traversée depuis les côtes algériennes pour rejoindre l’Europe, parfois au péril de leur vie.
Oran (Algérie).– Ses cheveux noir ébène et sa barbe fournie, quoique travaillée, contrastent avec sa peau claire. Dans un café branché du centre-ville d’Oran, un soir de mars 2022, Samer remonte le fil du temps. Les mois et les années se sont écoulés, comme bien souvent, « trop vite ». À 26 ans, ce Syrien vit dans l’Oranie depuis près de quatre ans.
« Je suis d’abord arrivé à Alger en 2014, après que mes parents m’eurent envoyé au Liban car la situation devenait trop dangereuse chez nous », relate-t-il avant de porter à la bouche le verre de thé à la menthe brûlant que l’on vient de lui apporter, et de souffler, plusieurs secondes durant, sur la fumée épaisse qui s’en échappe.
Il raconte comment, à sa majorité, il quitte Damas pour se retrouver catapulté au Liban, un pays qu’il ne connaît pas. Il y travaille durant trois mois. « Ça ne s’est pas bien passé, j’étais mal payé. Je faisais 6 heures du matin-minuit pour gagner 100 dollars par mois. » Son oncle finit par lui proposer d’aller en Algérie, où un ami à lui peut l’aider. « Pas besoin de visa. »
Samer, un Syrien âgé de 26 ans, observe la mer à Oran, en Algérie. © Nejma Brahim / Mediapart
Samer embarque par avion pour Alger depuis Beyrouth, avec 400 dollars en poche. Durant quatre ans, il travaille et vit dans un magasin d’ustensiles de cuisine de la capitale, dans un immeuble qui appartient à son nouveau « tuteur ». « Tout se passait bien, il me traitait comme son fils et m’invitait même chez sa famille pour l’Aïd. Jusqu’à ce qu’il veuille me faire travailler sur des chantiers », se souvient-il.
Samer refuse, son patron s’en agace. Il décide alors de préparer son départ pour Oran, où une connaissance parmi la communauté syrienne peut l’aider à s’établir. Ce jour-là, le jeune homme est à l’aise, sa gestuelle s’emballe à mesure qu’il livre son récit.
Tu peux arriver sain et sauf comme tu peux ne jamais revenir
Samer, qui a fui la Syrie
Deux jours plus tôt, nous le rencontrions dans une boutique de prêt-à-porter à M’dine Jdida, un quartier populaire du centre-ville, où il conseille les futures mariées dans le choix de leur robe traditionnelle. Sous le regard discret, mais appuyé, de son employeur, il n’ose alors pas se confier sur son projet de migration. Pourtant, c’est une obsession.
« J’avoue que j’y pense tout le temps, mais je ne sais pas comment faire. En 2018, un ami m’a proposé de partir avec lui via le Maroc, quand les frontières étaient encore ouvertes, mais j’étais trop hésitant. Un autre ami d’enfance, originaire du même quartier que moi à Damas, est parti par la mer. Maisla harraga[émigration clandestine par la mer – ndlr]est tellement dangereuse. Tu peux arriver sain et sauf comme tu peux ne jamais revenir », résume Samer.
L’an dernier, plusieurs migrants syriens ont perdu la vie en tentant la traversée vers l’Espagne depuis l’Algérie. Au sein de la communauté syrienne d’Oran, tout le monde ou presque connaît l’histoire de ce père de famille qui a payé la traversée à ses trois enfants pour leur offrir un avenir meilleur.
« Le bateau a percuté un rocher et ils ont chaviré. Deux des enfants, âgés de 15et18ans, sont morts. La survivante n’est encore qu’une enfant âgée de six ans », grimace Samer, le regard sombre. Contacté, le père de famille n’a pas souhaité s’exprimer, « traumatisé » par l’événement, selon une source qui a tenté de faire le lien.
« Il se sent coupable. Je ne comprends même pas comment cette famille a pu en arriver là », lâche-t-il, le lendemain, en retrouvant son ami Anas près du front de mer. Au coucher du soleil, tous deux s’attablent face à la mer, cette vaste étendue d’eau qu’ils désirent apprivoiser mais redoutent tant. « Le père avait plusieurs commerces à M’dine Jdida et à Aïn El Turck »,explique Anas, le visage marqué par les malheurs de l’exil, qui se vante de connaître presque tous les Syriens d’Oran.
Ceux qui s’en sortent le mieux travaillent dans des commerces de M’dine Jdida, les autres sont exploités dans les forages de puits, en périphérie d’Oran, pour l’expérience qu’ils ont de ce métier. « Un jour, le père a eu des ennuis et s’est fait voler, reprend Anas. Il a tout perdu et préféré envoyer ses enfants en Europe en utilisant l’argent qu’il lui restait. » Trente millions de centimes (soit 1 500 euros), pour des vies qui ont finalement volé en éclats.
« L’an dernier, au moins quatre membres de la communauté sont morts dans des naufrages. Leurs proches vivent encore ici, à Oran », complète un autre exilé syrien rencontré à M’dine Jdida.
Âgé d’une vingtaine d’années, le jeune homme aux yeux teintés de vert et aux cheveux plaqués en arrière, qui vit avec ses parents et ses frères et sœurs à Oran depuis plusieurs années, a plusieurs amis qui ont réussi à traverser la Méditerranée.
On a régulièrement des migrants syriens, au milieu des Algériens, sur nos bateaux, lors des traversées.
Un passeur algérien
« Ils sont aujourd’hui en France ou en Allemagne », précise-t-il. Lui ne ressent pas l’envie de partir, estimant que son travail – vendeur dans un magasin de vêtements – lui permet de vivre « correctement ». « Je n’ai pas besoin de faire ça. J’ai ce qu’il faut ici, Dieu merci. »
Une ONG espagnole, qui travaille à identifier les victimes des naufrages lorsque des corps réapparaissent en mer ou aux abords des plages du sud de l’Espagne, a également eu le cas d’un homme syrien décédé dans un naufrage en mars 2021 et inhumé au cimetière musulman de Fuengirola, au sud de Malaga, début 2022.
Son cadavre est réapparu un mois après le naufrage et a été, après des mois d’investigation, identifié : il s’agissait d’un homme âgé de 38 ans, exilé en Algérie, dont la femme et les enfants vivent encore en Syrie.
« On a régulièrement des migrants syriens, au milieu des Algériens, sur nos bateaux, lors des traversées », confirme un passeur sous couvert d’anonymat, qui a pour habitude de faire des allers-retours entre Oran et Almeria.
« Je ne sais pas si mon frère est vivant ou mort »
Ahmed, 23 ans, a lui aussi été tenté de gagner l’Europe en passant par l’Algérie, et y est parvenu, fin décembre dernier, après une première tentative ratée. Dans une vidéo tournée depuis le logement qu’il occupe aujourd’hui aux Pays-Bas, où il est demandeur d’asile, et postée sur le réseau social Facebook, il raconte comment son frère, deux familles syriennes et trois Algériens ont disparu après avoir pris la mer depuis Annaba, à l’est de l’Algérie, le 31 décembre 2021.
« Je me sens désemparé. À ce jour, je ne sais pas si mon frère est vivant ou mort, s’il mange et s’il boit… Je n’ai aucune réponse, ni des autorités italiennes, ni des autorités tunisiennes. » Son frère, Yousef Morshed, 19 ans, en était à sa troisième tentative fin décembre. Tous deux sont partis de Jordanie, où ils ont trouvé refuge en 2013, pour rejoindre la Libye en juillet 2021.
« Nous étions 60 réfugiés syriens. Au départ, nous voulions tenter la traversée depuis la Libye, mais on a compris que ce serait trop dangereux, vu le nombre de personnes qu’ils mettaient sur un bateau », confie-t-il. Certains choisissent de rester en Libye malgré tout.
Ahmed entend parler de cette « route par l’Algérie » l’été dernier. Son frère et lui se greffent à un groupe de six Syriens. Tout est organisé par des passeurs libyens qui leur assurent, alors qu’ils sont encore en Jordanie, que la traversée depuis l’Algérie se fera à bord de « bateaux touristiques ». « On a été piégés, conclut-il aujourd’hui. On était choqués en découvrant la réalité à notre arrivée. »
Yousef Morshed, 19 ans, a pris la mer depuis Annaba le 31 décembre 2021 et a disparu depuis. © Ahmed Morshed
Ils passent les frontières, marchent des kilomètres, puis embarquent, aux côtés d’une trentaine de Syriens venus de Jordanie, du Liban, de Syrie ou de Turquie, à bord d’un bus qui les achemine jusqu’à Ouargla mi-juillet. Là, le groupe se sépare selon la ville de destination, Oran ou Setif. « On est allés à Setif. On a partagé avec quatre Syriens un appartement à Aïn El Fouara, qu’on a loué pour 500 dollars par mois. Un autre Syrien nous a ensuite rejoints d’Oran. »
Ahmed et son frère font leur première tentative dès le mois suivant, après avoir payé chacun 4 200 euros auprès d’un passeur. Sur la plage d’El Tarf, le soir venu, ils découvrent quatre bateaux pour un total de sept Syriens, deux Yéménites et 17 Algériens (ces derniers auraient payé 1 500 euros de leur côté). « On n’est même pas arrivés dans les eaux internationales que la marine nous a rattrapés. On s’est enfuis tandis qu’elle se concentrait sur un des bateaux. On a regagné la côte et on s’est cachés dans la forêt. »
Les frères retournent voir le passeur pour trouver un compromis, mais celui-ci ne veut rien entendre. Il finit par leur proposer de refaire la traversée pour 700 euros de plus par personne. « On retentele 18 octobre depuis Skikda », se souvient-il, photos à l’appui de la voiture qui les dépose sur le lieu de départ, immatriculée en Allemagne.
« On était dix, dont cinq Syriens, pour deux bateaux. Ils ont mis mon frère dans un autre bateau pour que les gardes-côtes ne voient pas, si on était interceptés, qu’il y avait beaucoup de Syriens. Seul mon bateau avait un GPS. Celui de mon frère a dû revenir en Algérie, n’arrivant pas à s’orienter en mer. Et moi, je suis arrivé en Sardaigne. »
Désormais seul, son frère reste chez des amis à Oran, jusqu’à sa troisième tentative fin décembre, aux côtés d’Ismail Kahwatti, Ranya, Ahmed, Mal Elacham, Khaled Abdallah (la première famille syrienne), Mouhammed Kourdi, Khatoun Dib, Aifah, Djamila (la seconde famille syrienne, dont une femme enceinte), et Mnai Akram, Brahim Abd El Ghani, Belaid Labidi (les trois Algériens). « On était en contact jusqu’à ce qu’il parte pour prendre la mer. Sans nouvelles pendant deux jours après leur départ, j’ai commencé à m’inquiéter. »
Ahmed prend contact avec la plateforme Alarmphone, qui aide à la localisation d’embarcations en mer et qui est souvent en contact direct avec les exilés lorsqu’ils sont en détresse. « Personne n’a eu d’alertepour ce bateau, pas même le centre de coordination des secours maritimes italien. J’ai aussi contacté les autorités italiennes et tunisiennes et elles m’ont dit qu’elles ne s’occupaient pas des disparus. Elles m’ont fait sentir que j’étais responsable de cette situation », se désespère-t-il.
Deux familles syriennes ont disparu après avoir pris la mer depuis les côtes algériennes fin décembre 2021. © Photomontage Mediapart.
Le téléphone de Yousef a sonné, jure Ahmed, 15 jours durant après leur départ. « Pareil pour celui de Mouhammed Kourdi, que sa sœur a tenté d’appeler plusieurs fois. » Ahmed se raccroche à l’idée que son frère puisse être vivant, enfermé arbitrairement dans des geôles tunisiennes.
Mais il reconnaît malgré tout qu’aucun des proches des disparus n’a reçu le moindre signe de vie depuis leur départ. « Les proches des Algériens sont partis en Tunisie et les ont recherchés pendant un mois et demi mais n’ont rien trouvé. J’ai aussi pris contact avec un avocat tunisien qui m’a assuré qu’ils étaient vivants. »
Des rêves d’Europe
L’air amer, Ahmed conclut : « Il y a deux catégoriesde Syriens qui partent depuis l’Algérie. Ceux qui ne font que passer, comme mon frère et moi, dans l’idée de rejoindre l’Europe ; et ceux qui espéraient pouvoir faire leur vie en Algérie, mais qui n’arrivent pas à avoir des papiers là-bas, qui ne peuvent pas vivre et travailler correctement, qui se sentent toujours vulnérables. »
À Oran, une fois la nuit tombée, Samer et Anas longent la voie piétonne du front de mer pour rejoindre le centre-ville. Sur son smartphone, Samer fait défiler les clichés de ses êtres chers restés en Syrie. Sa petite sœur, d’abord, puis sa mère, qui pourrait être sa sœur – elle les a eus très jeune, sourit-il –, aux côtés de son père. L’un de ses frères a emprunté un autre parcours migratoire, explique-t-il en montrant la distance qui les sépare sur son GPS. « Lui est en Turquie depuis 2015. J’ai voulu le faire venir ici mais ça n’a pas marché. » Et d’ajouter : « L’exil, c’est tellement difficile. Tu vis loin de ton pays, de tes proches… »
Beaucoup de Syriens se font aussi arnaquer par les passeurs, qui les plantent à la dernière minute alors qu’ils ont déjà pris l’argent.
Anas, Syrien exilé en Algérie
Samer a tout fait pour « s’intégrer » à son pays d’accueil. Pour mieux s’adapter à son nouvel environnement, le jeune homme a choisi d’apprendre à parler « comme les Algériens », d’abord en respectant l’accent algérois, puis oranais. « Une fois, à Setif, j’ai parlé avec l’accent oranais dans un taxi. Le chauffeur s’est emporté car il n’aimait pas les Oranais, alors j’ai calmé le jeu en disant que j’étais syrien mais que je m’adaptais selon les situations », plaisante-t-il en ponctuant ses phrases de « wah » (le « oui » à l’oranaise), confiant avoir été parfois « mal vu » pour avoir parlé le dialecte syrien en Algérie.
« Des fois, ça m’a aussi sorti d’affaire. Je pense au jour où j’ai été contrôlé par la police avec des amis algériens, qui n’avaient pas leurs papiers sur eux, et qu’en sortant mon passeport syrien, le policier a changé de ton et m’a qualifié de “frère” », relativise Samer.
Et Anas d’enchaîner : « Moi, j’assume davantage de parler le dialecte syrien, et tant pis si certains n’apprécient pas. Il y a de la discrimination, comme quand on ne paie pas le même tarif pour la traversée que les Algériens. Beaucoup de Syriens se font aussi arnaquer par les passeurs, qui les plantent à la dernière minute alors qu’ils ont déjà pris l’argent. » C’est arrivé à un ami à lui, qui avait prévu de partir début 2022 avec sa mère. « Ils ont payé mais le passeur ne les a jamais rappelés. »
Si j’avais eu au moins le statut de réfugié ou une carte de résident, ça aurait changé beaucoup de choses.
Samer, un Syrien installé en Algérie
Avant de se quitter, Samer partage un dernier regret quant à la vie qu’il aurait pu avoir s’il était parti, avec ses deux cousins et un ami, qui ont débarqué un beau jour chez lui à Alger pour rejoindre l’Europe. « Ils avaient travaillé à Beyrouth et économisé de l’argent. Suffisamment pour payer mon trajet. Ils voulaient partir depuis la Libye, mais ils ont été arrêtés par la police en Tunisie, puis expulsés en Turquie. De là, ils sont partis en Allemagne [via la route des Balkans – ndlr]. » Aujourd’hui, il dit contempler leur vie sur les réseaux sociaux. « Je pourrais être là-bas avec eux, avoir des papiers, étudier. »
Il pointe, lui aussi, les spécificités de l’Algérie, qui tout en ayant ratifié la convention de Genève, n’a aucune loi permettant la mise en œuvre de ses dispositions. Lui comme ses compatriotes ne peuvent épouser une Algérienne et ne peuvent ouvrir un commerce que si un Algérien s’associe à leur projet. « C’est dommage, tout ça nous ferme beaucoup de portes. Si j’avais eu au moins le statut de réfugié ou une carte de résident, ça aurait changé beaucoup de choses. Dès que l’occasion se représentera, je partirai. »