Par Corine Lesnes
Reportage
Cette plage proche de Hollywood avait été confisquée en 1925 aux Bruce, un couple d’entrepreneurs afro-américains qui y avait ouvert un complexe balnéaire. Ce devrait être le premier terrain rendu aux Noirs expropriés du temps de la ségrégation.
A deux pas de Hollywood, l’histoire suscite déjà un projet de série télé, produite par Brad Pitt et Amazon Studios. Ce sera celle de Charles et Willa Bruce, un couple d’entrepreneurs noirs spoliés de leur terre par une municipalité blanche en 1925, et devenus emblématiques de la lutte pour les réparations dans un pays qui ne peut plus ignorer le poids du passé. Les Bruce vont prendre rang dans la lignée des héros de la légende noire dont le cinéma s’est emparé ces dernières années : Harriet Tubman, l’esclave fugitive du chemin de fer clandestin éponyme (The Underground Railroad), Thurgood Marshall, le premier juge afro-américain à la Cour suprême (Marshall), Richard et Mildred Loving, le couple multiracial qui s’est battu jusqu’en prison pour obtenir le droit de se marier (Loving), Katherine Johnson, la mathématicienne surdouée tenue dans l’ombre par la NASA (Les Figures de l’ombre).
Le décor ne se situe pas sur les hauteurs de Hollywood mais au sud de LAX, l’aéroport international qui n’a plus d’âge. Une zone où se mélangent le pire et le meilleur de Los Angeles, l’insouciance dorée et les derricks, à quelques centaines de mètres de la côte. Passé la raffinerie Chevron, voici Manhattan Beach, 35 000 habitants. Capitale autoproclamée du beach-volley ; station balnéaire qui a poussé la culture du beach cottage jusqu’à lui consacrer un musée. Manhattan Beach, ses starlettes en maillot à peine couvertes d’un tulle transparent malgré le temps maussade ; ses vélos électriques garés sur le sable. Ses panneaux « Black Lives Matter » sur des châteaux de style vénitien à plusieurs millions de dollars.
Quand Charles et Willa Bruce y achètent un morceau de terrain en 1912, Manhattan Beach n’est encore qu’un alignement de dunes, à plus d’une heure de Los Angeles par la petite ligne de trolley qui vient d’ouvrir. Le couple a quelques économies : Charles est cuisinier dans les wagons-restaurants de la ligne Salt Lake City-Los Angeles. Willa réussit à acheter le lopin à un promoteur blanc, d’autant moins regardant qu’il lui fait payer plus de deux fois le prix normal (1 225 dollars). D’entrée, leur arrivée créée une « tempête » dans le voisinage,rapporte le Los Angeles Times du 27 juin 1912. Mais Willa est forte femme. « Dès que nous essayons d’ouvrir un établissement sur la plage, nous nous heurtons à un refus, affirme-t-elle au quotidien. Mais je possède ce terrain et je compte le conserver. » Sur la côte, il n’y a qu’un autre morceau de plage où les Noirs sont tolérés : à Santa Monica. Pleins de tact, les Blancs l’appellent inkwell :le « puits d’encre ».
« Du nettoyage ethnique »
Willa Bruce est à son affaire. Elle ouvre un restaurant, quelques chambres, un dancing où l’on joue du jazz, une maison de bains où on peut se changer et louer un maillot. Le week-end, on vient de tout le comté et même au-delà pour s’amuser à Bruce’s Beach. Willa achète un deuxième lopin. Une demi-douzaine de familles noires viennent construire dans le voisinage, les Prioleau, les Patterson, les Slaughter… Les affaires marchent, probablement trop. Dans Manhattan Beach, qui prospère elle aussi, avec le développement de routes pavées, les Blancs commencent à parler « d’invasion ». Le promoteur et fondateur de la ville, George Peck, plante des pancartes « Défense d’entrer » pour empêcher les Noirs de descendre à la plage. Peu importe. Ils font un détour de 500 mètres mais se baignent quand même. Les Noirs sont harcelés, leurs pneus dégonflés. Le Ku Klux Klan (KKK) brûle une croix devant chez les Slaughter.
En 1924, le conseil municipal adopte une ordonnance d’expulsion contre les Bruce et les autres familles installées dans le périmètre. Il a recours à la procédure d’expropriation (dite « eminent domain ») utilisée quand les pouvoirs publics – généralement le gouvernement fédéral – décident de travaux d’infrastructures (voie ferrée, mur frontalier) dans l’intérêt général. Motif : la création d’un jardin public. Les propriétaires en appellent à la justice, mais ils sont contraints de partir en 1927, et leurs maisons sont rasées. « Du nettoyage ethnique, ni plus ni moins », commente l’historien Anthony Lee, installé à Mahnattan Beach depuis trente-cinq ans.
Les Bruce, qui avaient réclamé 70 000 dollars pour leur hôtel-restaurant et 50 000 dollars en dommages et intérêts, n’obtiendront que 14 500 dollars, et encore, cinq ans plus tard. Leur joyau détruit, ils partent dans le sud de Los Angeles, où ils s’engagent comme cuisiniers. Charles meurt en 1931. Willa en 1934, à 71 ans. « Ils ne s’en sont jamais remis », décrit Duane « Yellow Feather » Shepard, acteur de séries télé, arrière-arrière-petit-cousin des Bruce, du côté de sa mère, et chef de la tribu des Pocasset Wampanoag, du côté paternel.
La résurrection de Bruce’s Beach a pris des décennies. Même la famille ne connaissait pas les détails de la spoliation. « Personne n’a le cœur d’expliquer aux enfants ce que faisait le KKK », dit Duane Shepard, qui représente les descendants. Il s’en est fallu de peu que le souvenir de Willa Bruce soit englouti. Jusqu’en 1956, quand le jeune étudiant Robert Brigham fait de l’expropriation de Charles et Willa le sujet de son mémoire de maîtrise. Coïncidence ? La municipalité s’attelle tout à coup à l’aménagement du parc : prétexte de l’expropriation, il n’avait jamais vu le jour. Devenu enseignant et coach sportif, Robert Brigham aura toute sa vie à cœur d’entretenir la petite flamme : ici, une tribune dans le journal local ; là, un exposé à l’école…
Le déclic George Floyd
Il a fallu l’élection du premier maire noir de la ville, Mitch Ward, en 2006, pour que le nom des Bruce soit officiellement exhumé. Pour la première fois, une stèle a été dressée. La plaque rappelle « les circonstances tragiques » qui ont présidé au départ des familles noires en 1925 – un euphémisme que la municipalité, bousculée l’an dernier par les activistes de Black Lives Matter, a promis de corriger. Dans un comté composé à 75 % de minorités, la plage est une enclave blanche (moins de 1 % d’Afro-Américains). Mais pour avoir grandi dans l’Arkansas des années 1960, où les écoles étaient ségréguées malgré la décision contraire de la Cour suprême en 1954, Mitch Ward préfère mettre en avant les progrès accomplis. « L’histoire est en marche », dit-il, cravate rouge et béret sur la tête.
La mobilisation antiraciste après le meurtre de George Floyd, en mai 2020, a accéléré les efforts pour obtenir réparation. Le 19 juin 2020, Kavon Ward a organisé un pique-nique à Bruce’s Beach. Née à Harlem, émigrée depuis quelques années en Californie, la jeune femme a été « reprise par le feu » de la lutte, dit-elle, après les événements de Minneapolis. Elle a fondé le groupe Justice for Bruce’s Beach, qui a cristallisé les efforts pour contraindre la station balnéaire à assumer son passé. Le mouvement lui a fait toucher de près la « fragilité blanche », cet embarras – mêlé d’incrédulité – qui surgit dans la conversation dès que les Noirs se lancent dans le récit de leurs confrontations quotidiennes avec les préjugés raciaux. « J’en ai assez d’avoir à éduquer les gens, dit Kavon. Dès qu’on veut parler de discrimination, les Blancs répondent qu’ils ne sont pas racistes alors qu’on ne les a accusés de rien. Pourquoi sont-ils tellement sur la défensive ? »
Dans la foulée des manifestations Black Lives Matter, le conseil municipal de Manhattan Beach a créé un groupe de travail sur Bruce’s Beach. Allison Hales a participé aux travaux. Spécialiste de relations publiques et d’immobilier, sophistiquée jusqu’au bout des mèches de cheveux finement tressées, elle habite un ancien cottage qui donne directement sur la plage. Le confinement lui a fait réaliser à quel point elle vivait dans une localité « lily-white », « blanche comme neige » : « En deux mois, je n’avais pas vu la moindre personne de couleur. »
Pas d’excuses officielles
Au sein de la commission, elle s’est aperçue que les dés étaient pipés. La ville a condamné l’expropriation des Bruce, reconnu le caractère raciste de l’opération, mais refusé de présenter des excuses officielles, dans la crainte de donner des arguments juridiques à ceux qui réclament réparation. La maire de Manhattan Beach, Suzanne Hadley, est une républicaine de choc. C’est elle qui a pris la tête de la rébellion contre le confinement dans le comté. A ses yeux, indemniser les descendants reviendrait à un « don illégal de fonds publics ». Au début de l’année, quand un groupe de « citoyens concernés » (mais anonymes) a critiqué la dérive « woke » (radicale) de certains membres du groupe de travail, le conseil municipal a préféré le dissoudre. Page tournée. « Nous rejetons le racisme, la haine, l’intolérance et l’exclusion, a-t-il déclaré. Mais les résidents d’aujourd’hui ne sont pas responsables des actions commises par d’autres il y a un siècle. »
Heureusement pour les Bruce, la municipalité n’a pas toutes les cartes en main. En réalité, elle ne possède même pas le terrain. Le lopin a été transmis en 1948 à l’Etat de Californie, qui l’a cédé en 1995 au comté de Los Angeles, aux fins d’y installer un poste de formation de maîtres-nageurs sauveteurs. Les deux institutions – Etat, comté –, à large majorité démocrate, sont moins hostiles aux réparations. Le 2 juin, le Sénat de Californie a adopté, à l’unanimité, une mesure qui autorise la restitution de la propriété aux descendants par le comté. Un vote similaire de l’Assemblée devrait intervenir avant l’automne. Selon toute probabilité, la famille va se retrouver à la tête d’un terrain en front de mer dans une station plus que huppée, évalué à 75 millions de dollars. Le seul descendant direct, Anthony Bruce, dont on sait seulement qu’il donne des cours d’anglais en ligne, est domicilié en Floride. Il a été recruté comme consultant pour le projet de série d’Amazon Studios, ainsi que plusieurs autres proches et historiens, et parle peu à la presse. Mais, selon les familiers du dossier, rien ne devrait changer. La famille ne construira pas de palace. Le comté continuera à opérer le poste de maîtres-nageurs. Simplement, il devra louer le terrain aux Bruce. Et au prix du marché.
Jubilation noire dans l’enclave blanche
Un an après le premier pique-nique à Bruce’s Beach, un rassemblement se tient dans le parc ce 19 juin. C’est la fête de Juneteenth, un moment joyeux dans l’histoire noire, autant que poignant. Le 19 juin 1865, les asservis de la localité de Galveston, au Texas, ont été avertis de leur libération, mais avec deux ans et demi de retard sur l’émancipation décrétée par Lincoln, en 1863. Kavon Ward, Allison Hales, Duane Shepard, Patricia Bruce (une autre arrière-arrière-petite-cousine) et leurs amis célèbrent le chemin parcouru. Musique, discours, l’enclave blanche est pour une fois le théâtre de la jubilation noire. Deux jours plus tôt, Joe Biden avait fait de Juneteenth un jour férié fédéral. Il y a de quoi faire rouler les drums. Dans la rue, une automobiliste baisse sa vitre, perplexe. Comme beaucoup de Blancs, elle n’a jamais entendu parler de Juneteenth. « C’est notre 4-Juillet à nous ! », lance une fille en short fluo, membre d’un groupe de surfeuses noires.
Dans le parc, la plaque « Bruce’s Beach » est devenue un lieu de pèlerinage. Le professeur Anthony Lee dépose des roses rouges, comme chaque fois qu’il vient dans le quartier. La veille, un groupe de femmes, toutes vêtues de blanc, est venu disperser des fleurs et des mets dans l’océan, à la mémoire des esclaves qui n’ont pas survécu à la traversée. « On ne va pas réparer quatre cents ans avec un chèque, estime Tara Perry, l’une des officiantes. C’est une œuvre de longue haleine. Nous avons été écartés de la participation économique pendant plusieurs générations. »
Bruce’s Beach a pris rang de symbole dans la communauté afro-américaine. « C’est une première historique. Personne n’a jamais rendu de terrain aux Noirs », affirme Kavon Ward. La jeune femme est déjà en train de passer à autre chose. Elle va quitter Manhattan Beach. « Cette ville n’est pas prête », explique-t-elle. Trop blanche, et Kavon ne veut pas que sa fille soit la seule enfant de couleur dans sa classe. « Si les Bruce n’avaient pas été chassés, la ville serait plus mélangée et il n’y aurait pas cette peur des Noirs », estime-t-elle. La militante compte développer l’exemple de Bruce’s Beach dans l’ensemble du pays. Elle a lancé un site qui vise à être une banque de données pour les familles noires qui estiment avoir été spoliées : Whereismyland.org. Pour l’instant, cinq familles se sont manifestées.
Compensation financière pour l’esclavage
Après la guerre civile, le gouvernement fédéral avait promis d’allouer 40 acres et une mule aux esclaves libérés. L’engagement avait été rapidement dénoncé par le président Andrew Johnson. A raison de 40 acres pour 4 millions d’esclaves, « on aurait 160 millions d’acres, rêve Duane Shepard. On aurait notre gouvernement, nos écoles. On ferait la police nous-mêmes ».
Le 14 avril, à Washington, la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants a adopté un texte hautement symbolique, appelé « HR 40 », en mémoire des 40 acres promis. Depuis 1989, le projet de loi était introduit par John Conyers, représentant du Michigan, à toutes les sessions parlementaires. Pour la première fois, il a été examiné. Le projet affirme le principe d’une compensation financière pour l’esclavage. Il prévoit la création d’une commission de 13 experts chargés de faire des propositions sur l’indemnisation des descendants des quelque 4 millions d’Africains amenés de force aux Etats-Unis entre 1619 et 1865. « Comme si on avait besoin d’études supplémentaires », laisse tomber Duane Shepard. Les chances de son passage au Sénat sont minces (les républicains sont contre) mais c’est déjà une grande avancée aux yeux des partisans des réparations.
Les neuf experts ont deux ans pour déterminer qui est éligible pour des réparations et quelle forme elles devront prendre. Ils vont devoir quantifier la discrimination au logement dans l’urbanisme (le choix systématique de faire passer les autoroutes dans les quartiers noirs, par exemple). La commission devra aussi recommander la forme que devront prendre des excuses formelles, au nom du peuple californien. Jusqu’à présent, les Etats-Unis ne se sont excusés que pour l’incarcération des Japonais pendant la seconde guerre mondiale. Les survivants et descendants ont obtenu 10 000 dollars chacun.
Effort pédagogique
La première réunion de la commission californienne – six heures d’horloge – a montré que l’idée de réparation sous forme d’un paiement direct fait consensus. « Mais pour que cela constitue vraiment des réparations pour l’ensemble des Afro-Américains, il faudra un programme fédéral », affirme l’historienne Alison Rose Jefferson, autrice du livre de référence sur Bruce’s Beach et l’expérience des Noirs en Californie du Sud (Living the California Dream. African American Leisure Sites During the Jim Crow Era, 2020). Diverses idées ont déjà été avancées : rendre la scolarité gratuite à l’université de Californie pour les descendants d’esclaves. Supprimer les acomptes s’ils achètent une maison. « Mais la tâche essentielle est d’arriver à faire accepter au public le principe de réparation », explique Jovan Scott Lewis, spécialiste des disparités économiques à l’université de Berkeley, et membre de la commission. A cet effet, un important effort pédagogique est prévu. Dès la première session, le public a été informé que les Noirs, qui représentent 6,5 % de la population californienne, comptent pour 40 % des sans-abri. Les experts ont montré des cartes. Celle de la ségrégation urbaine à Oakland en 1937 recoupe les zones les plus touchées en 2020 par le Covid-19.
Depuis la mort de George Floyd, l’idée de réparation a fait des progrès considérables dans le pays. Après avoir prêché dans le désert pendant des décennies, les Noirs ont réussi à faire entendre – sinon accepter – l’idée que le transfert de richesses d’une génération à l’autre a été systématiquement entravé. Le sénateur californien et membre de la commission sur les réparations, Steven Bradford, donne l’exemple de Bruce’s Beach pour illustrer comment les Noirs ont été empêchés de s’élever dans l’échelle sociale faute d’accumulation générationnelle du capital. S’ils n’avaient pas été spoliés, Charles et Willa Bruce seraient peut-être devenus millionnaires, explique-t-il. « Et leurs descendants seraient peut-être comme les Hilton, les Bush ou les Kennedy. »