Depuis plusieurs années, les dirigeants politiques de la région et les instances internationales alertent quant à l’assèchement du lac Tchad et quant au lien entre ce phénomène et l’insurrection djihadiste nigériane. Certains voudraient même détourner les eaux du bassin du fleuve Congo pour y remédier. Pourtant, les scientifiques racontent une histoire bien différente…
Vincent Foucher
Cet article a été initialement publié en anglais et en allemand par Megatrends Afrika. Afrique XXI le publie en français avec l’aimable autorisation de ce groupe de recherche.
En 2018, le Programme des Nations unies pour l’environnement a diffusé un article intitulé « L’histoire du lac qui disparaissait »1. Le récit était puissant : au cours des soixante dernières années, la taille du lac Tchad aurait diminué de 90 % en raison de la surutilisation de l’eau, d’une sécheresse prolongée et du changement climatique. L’article notait que l’insurrection djihadiste généralement désignée sous le nom de Boko Haram avait encore aggravé la situation. Ce récit ne cesse de se propager sous différentes formes ces dernières années. Un succès problématique.
En novembre 2022, Bola Tinubu, le candidat à l’élection présidentielle du All Progressives Congress (APC), le parti au pouvoir au Nigeria (qui a été élu avec 36,6 % des voix lors du scrutin du 25 février 2023), s’en est fait l’écho dans un discours de campagne, insistant sur le fait que, en cas de victoire, il concrétiserait un vieux projet connu sous le nom de « Transaqua » : le réapprovisionnement du lac Tchad par le détournement d’une partie des eaux du bassin du Congo via un canal de 2 400 km de long.
Le projet Transaqua, dont le coût actuel est estimé à environ 50 milliards de dollars, existe depuis les années 1970. Il a été relancé dans les années 2010, et présenté comme une solution à l’assèchement du lac et à l’insurrection djihadiste. En 2018, ce projet a été intégré à la politique de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), l’organe régional intergouvernemental qui regroupe les États du bassin du lac Tchad, et qui a vu son programme initial de coopération économique s’étendre à la coordination des efforts pour endiguer Boko Haram. Dans les milieux politiques des pays de la région, et au-delà, l’idée que ce conflit est lié à une crise climatique dont la manifestation la plus spectaculaire est l’assèchement du lac Tchad est très ancrée. Il s’agit d’un cas de ce que les spécialistes des relations internationales appellent la « sécuritisation » : la transformation d’une question en une affaire de « sécurité » par une série de manœuvres discursives, lui conférant ainsi une nouvelle pertinence. Le présent article traite de la divergence entre les récits des scientifiques d’un côté, et ceux des décideurs politiques de l’autre.
Une série incomplète de données
Les données sont claires concernant le lac Tchad : il n’est pas en train de s’assécher actuellement. Comme l’a démontré le géographe Géraud Magrin, le « mythe du lac qui disparaît » repose sur une ellipse remarquable : les promoteurs de ce récit comparent le lac à son apogée dans les années 1960, à sa situation actuelle, en faisant abstraction des décennies intermédiaires. Ils passent ainsi assez délibérément à côté du fait que le lac était encore plus bas dans les années 1970 et 1980, et qu’il se reconstitue depuis le début des années 2010, comme l’ont confirmé récemment Binh Pham-Duc et ses collègues. Les prévisions pluviométriques à long terme sont un exercice risqué, mais lorsqu’il s’agit du lac Tchad, elles tendent à montrer une augmentation des précipitations plutôt qu’une sécheresse. Le récit de la disparition du lac repose ainsi sur une série incomplète de données.
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Magrin et d’autres géographes qui ont étudié les systèmes de production autour du lac ont également remis en question l’idée que la diminution (incontestable) de la surface du lac par rapport à son point culminant des années 1960 était nécessairement négative. Elle a certes affecté la pêche et l’irrigation, mais elle a mis à la disposition des agriculteurs des terres très fertiles, permettant une expansion spectaculaire de la production agricole dans la région2 .
Une cause marginale de l’insurrection
Depuis 2018, j’ai interrogé des dizaines d’anciens combattants originaires des deux factions de Boko Haram au Nigeria, au Niger et au Cameroun3. Un seul d’entre eux a mentionné le climat comme un facteur direct. Un jeune originaire de la région de Diffa, au Niger, m’a raconté comment, en 2012, dans les premiers temps du djihad de Boko Haram, une terrible inondation sur les rives de la Komadougou, une rivière qui sépare le Nigeria et le Niger, a détruit une grande partie de ses champs. Ayant tout perdu, il a pensé que rejoindre Boko Haram pour une saison ou deux pourrait lui donner les moyens de se relancer. Une catastrophe climatique a donc joué un rôle assez direct dans sa décision de rejoindre le djihad. Plus que l’assèchement, le problème immédiat du lac Tchad semble donc être la variabilité croissante du climat : des pluies plus fortes mais plus courtes, notamment, et qui font donc plus de dégâts.
Les récits que la plupart des anciens djihadistes racontent sur leur affiliation à Boko Haram reflètent la trajectoire changeante du mouvement lui-même : un noyau dur de croyants, qui voulaient lutter contre les autorités du Nigeria qu’ils considéraient comme corrompues, hostiles et impies ; des enfants emmenés par un parent ; des élèves d’écoles coraniques emmenés par leur maître coranique ; des personnes contraintes de s’engager sous la menace ; des jeunes hommes issus de familles pauvres à qui l’on promettait de l’argent, un vélo et une femme ; d’autres qui espéraient protéger leur communauté des djihadistes en les rejoignant ; d’autres encore, arrêtés à tort par les forces de sécurité et qui se sont échappés lors d’une attaque djihadiste contre la prison où ils étaient détenus, et ont estimé que leur meilleure chance de survie était de suivre les insurgés…
Des histoires multifactorielles, complexes, des témoignages de navigations délicates entre des forces opposées écrasantes… La crise climatique en fait partie, certes, mais elle ne peut pas se substituer à elle seule à l’ensemble de ces multiples aspects de la crise.
Le projet Transaqua, une fausse bonne idée
Le fait que le plan de remplissage du lac continue d’être défendu par de nombreuses personnalités politiques de premier plan4 contre ce que disent les données est d’autant plus paradoxal qu’il existe de bonnes raisons de penser que, au-delà du fait qu’il s’agit d’une allocation peu judicieuse des ressources (il y a mieux à faire avec 50 milliards de dollars dans le bassin du lac Tchad), le projet Transaqua pourrait être un facteur de conflit plutôt qu’une solution au conflit.
L’inondation de terres fertiles serait une catastrophe à court terme pour les agriculteurs riverains du lac – ils devraient se réinstaller plus loin sur des terres moins fertiles, en espérant que l’amélioration de l’irrigation par le lac réalimenté compense cette perte. Et le projet s’accompagne de nombreux autres problèmes. La construction des canaux pour rediriger une partie du bassin du fleuve Congo entraînerait des expropriations massives de terres dans des zones de grande fragilité politique, où les États – République démocratique du Congo, République centrafricaine et Cameroun – ont une capacité limitée à gérer les conflits et tendent à recourir à la violence pour cela.
La mauvaise gouvernance – un facteur clé dans le conflit de Boko Haram lui-même – serait également un problème dans un projet qui vaut des dizaines de milliards de dollars et qui s’étend sur une zone massive, affectant les moyens de subsistance de millions de personnes. Les indicateurs de gouvernance pour le Tchad, le Cameroun et le Nigeria sont parmi les pires au monde. Un projet de 50 milliards de dollars pourrait contribuer à transformer les « Léviathans boiteux » qui gouvernent le bassin du lac Tchad en structures plus corrompues, plus maladroites et plus pesantes qu’elles ne sont déjà.
Un spectacle saisissant…
Tout cela soulève une question : pourquoi le récit du rétrécissement du lac reste-t-il si attrayant pour les décideurs politiques, malgré les preuves de son inexactitude et son caractère potentiellement nuisible ? En s’appuyant sur les travaux de Magrin et ceux de Gabrielle Daoust et Jan Selby5, on peut identifier plusieurs raisons plausibles.
Premièrement, le lac Tchad a quelque chose de spécifique, quelque chose de puissamment visuel. En plein milieu du Sahel, un lac gigantesque… Un spectacle saisissant. Et il est difficile de regarder une image satellite sans penser que le lac est une anomalie, qu’il va être dévoré à un moment donné par le désert environnant. Selby et Daoust suggèrent que le récit dans le contexte du lac Tchad s’inscrit dans un regard qui interprète l’Afrique comme un continent toujours en crise, inapte à gérer son environnement, voué à la désertification et ne pouvant être sauvé que par une intervention extérieure massive – un regard qui a une histoire coloniale.
Dans les institutions mondiales concernées, il existe également une forte préférence pour les récits universalisants, qui fonctionnent à l’échelle du globe. L’universitaire James Scott a souligné que l’État contemporain est soucieux de « lire » son environnement de façon simple et donc tend à uniformiser, à perdre en contexte6. C’est probablement encore plus vrai dans les contextes où des « machines » multinationales comme la Banque mondiale ou la CBLT sont impliquées.
La gouvernance mondialisée tend à favoriser les récits « transférables », qui peuvent être facilement transportés d’un terrain à l’autre. La crise climatique est l’un de ces récits, même si ses mécanismes et ses manifestations sont toujours spécifiques au contexte et peuvent varier considérablement d’un endroit à l’autre. Parce que la crise climatique a souvent été résumée au réchauffement de la planète, elle véhicule des idées de chaleur et de sécheresse. C’est bien comme cela que la crise climatique se manifeste en Europe occidentale pour le moment, mais la région du lac Tchad sera touchée de manière en partie différente, pas forcément moins catastrophique.
L’attrait des grands projets
Un autre facteur est que les États et les institutions internationales sont désireux de trouver des moyens de coopérer sans créer trop de tensions. La crise climatique est un récit non controversé, qui dépolitise le conflit – conflit qui oppose les factions djihadistes aux États du lac Tchad – et qui n’attribue pas de responsabilité directe. Il est beaucoup plus facile de parler de crise climatique que de mettre en avant la gouvernance, les droits de l’homme ou l’économie politique globale, surtout dans un contexte où les États concernés sont rétifs aux critiques et prompts à recourir au joker de la souveraineté.
Une dernière dimension mérite d’être prise en considération : l’attrait particulier du « matériel » pour les décideurs politiques. Les infrastructures ont une visibilité, une matérialité qui les rendent intéressantes et désirables. Elles peuvent être à la fois un symbole puissant et durable de l’intervention politique (et donc un moyen plausible de gagner en légitimité) et une merveilleuse occasion de mobiliser et de dépenser beaucoup d’argent. Cela peut être intéressant pour de nombreux acteurs impliqués : pour les sociétés qui construiront le projet bien sûr (la société italienne qui a développé le projet dans les années 1980 est maintenant associée à une société de construction chinoise de premier plan), mais aussi pour les États riverains du lac Tchad qui pourront dépenser de l’argent qu’ils n’auraient probablement pas attiré autrement – argent qui ruissellera de diverses manières, directes et indirectes, légales et illégales, au moins vers leurs élites.
La morale de l’histoire n’est pas qu’il n’y a pas de crise climatique – il y a bien une crise climatique mondiale, et ses signes sont manifestes dans le bassin du lac Tchad, même s’ils ne ressemblent pas à ce que nous imaginons au premier abord. La circulation de récits mondiaux est une chose positive, car elle peut contribuer à créer une communauté politique mieux à même de relever les défis d’aujourd’hui. Mais les personnes, les institutions et les organisations désireuses de résoudre la crise de Boko Haram devraient résister à l’envie de la présenter comme une manifestation de la crise climatique. Ils devraient plutôt accorder la priorité à la complexité des dynamiques interconnectées qui sont au cœur même du conflit – l’histoire du Nigeria en matière d’inégalité, d’injustice, de violence et de politique identitaire – et aux facteurs aggravants – la réponse souvent très violente des États, l’attrait et l’aide des organisations djihadistes mondiales (essentiellement l’État islamique à l’heure actuelle) et les connexions transfrontalières qui contribuent à approvisionner les djihadistes.