17 novembre 2021 Par Hussam Hammoud, Céline Martelet et Noé Pignède
Pris au piège d’une crise entre l’Europe et le régime autoritaire de Loukachenko, plusieurs milliers de Syriens, Irakiens, Libanais ou Yéménites sont toujours coincés entre la Biélorussie et la Pologne. La zone est toujours interdite aux journalistes. Mais des migrants parviennent à communiquer depuis l’intérieur.
Des barbelés givrés au petit matin derrière lesquels se tiennent des hommes, des femmes et des enfants, emmitouflés dans des manteaux et coiffés de bonnets. Face à eux, de l’autre côté du grillage, des soldats polonais. Depuis le lundi 8 novembre, ces images circulent dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais rien de plus. Et pour cause : des deux côtés de cette frontière dressée à la hâte, aucun journaliste n’est autorisé à travailler. Seules les chaînes et agences proches du régime autoritaire du président biélorusse Loukachenko peuvent approcher la frontière.
Pour raconter de l’intérieur ce que plusieurs ONG qualifient d’« urgence humanitaire », il faut donc passer par les téléphones. Hussein, un Kurde irakien de 34 ans, a loué la batterie portable d’un autre migrant pour répondre à nos questions. Dans la forêt de Podlasie, près de la frontière qui sépare la Pologne de la Biélorussie, quelques pour cent de batterie sont devenus un luxe que très peu peuvent encore s’offrir.
« Nous n’avons plus rien à manger et ma fille n’a plus de lait, raconte-t-il. Nous souffrons de la faim et du froid. Je ne sais pas lequel des deux nous tuera le premier. » La nuit, la température descend en dessous de zéro dans cette forêt humide.
Derrière Hussein, les pleurs d’enfants se mêlent aux voix de parents. « Ils vont bien finir par nous laisser passer,espère-t-il.Des gens disent que les Polonais ne vont pas tarder à ouvrir la frontière, et à nous emmener en Allemagne. Vous pensez que c’est vrai ? » Une rumeur qui a pris une telle ampleur que le 14 novembre, le ministère des affaires étrangères allemand a publié sur Twitter un démenti dans plusieurs langues. Des migrants à la frontière polono-biélorusse, mardi 16 novembre. © Photo Maxim Guchek / Belta / AFP
Hussein a quitté son pays mi-octobre avec sa femme et sa fille de 18 mois. La famille a fait partie des premières vagues importantes d’arrivée de migrants à Minsk. Malgré un diplôme de génie civil, ce père de famille ne trouvait plus du travail dans sa région d’origine, le Kurdistan irakien, d’où viennent la majorité des migrants bloqués à la frontière.
« Notre pays est gangrené par la corruption »,soupire-t-il. « Pour être embauché quelque part, il faut forcément connaître une personne bien placée. Mais moi, je ne fais partie d’aucun mouvement politique »,poursuit Hussein, évoquant sans les nommer le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), qui règnent sans partage sur sa province. « Il n’y a rien pour nous là-bas. Alors, quand nous avons entendu qu’une nouvelle voie par la Biélorussie s’ouvrait vers l’Europe, nous avons fait nos valises », se rappelle-t-il.
Après avoir payé 15 000 dollars à un passeur, le Kurde n’a aujourd’hui presque plus d’argent. Juste quelques dollars pour survivre et charger son portable.
Vous savez, avec mes amis, on a souhaité la mort. Une véritable prison est plus facile que cette souffrance.
Ali, un Syrien
À des milliers de kilomètres de cette frontière, des familles vivent elles aussi suspendues à leur téléphone. Dans l’attente du message d’un fils, d’un père, d’un proche parti pour l’Europe. C’est le cas de Kareem. Ce Libanais vit dans l’angoisse depuis le départ vers Minsk de son cousin Anas, 22 ans, qui s’est envolé depuis Beyrouth pour la Biélorussie mi-octobre.
Le jeune homme, ouvrier dans le bâtiment, ne trouvait plus de travail dans un Liban en crise. « Il voulait absolument vivre dans un pays stable », précise Kareem. Anas est depuis piégé entre la Biélorussie et la Pologne. « Il m’a dit qu’il était obligé de manger de l’herbe pour survivre. »
Le 9 novembre, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a réclamé un « accès immédiat » à la zone « afin d’y garantir l’aide humanitaire ». Quatre jours plus tard, la police polonaise retrouvait le corps d’un jeune Syrien sous un arbre, vraisemblablement mort noyé. Selon l’agence de presse Reuters, les autorités polonaises ont déjà découvert huit dépouilles aux abords de la frontière. Aucun chiffre n’a été communiqué par la Biélorussie.
Certains migrants ont réussi à sortir de ce piège. Un groupe d’amis syriens est ainsi parvenu à faire marche arrière après dix-huit jours d’errance dans la forêt. Tous voulaient fuir le recrutement forcé de l’armée du régime de Damas.
Depuis Minsk où il se cache, Ali tient à nous raconter son histoire, « pour que plus personne ne se retrouve dans cette situation horrible ». Ce Syrien de 27 ans est toujours gravement malade : « On a dû boire l’eau des marécages. » Après un soupir, il reprend : « Vous savez, avec mes amis, on a souhaité la mort. Une véritable prison est plus facile que cette souffrance. »
La violence des deux côtés des barbelés
Pris en étau entre la Biélorussie et la Pologne, les migrants doivent aussi faire face à une violence à laquelle ils ne s’attendaient pas. Kareem se souvient d’une phrase de son cousin Anas lors de son dernier appel. « Il m’a dit qu’il se sentait comme un ballon entre deux équipes de football, explique le Libanais. Les Biélorusses l’ont poussé à traverser à cinq reprises et à chaque fois il a été renvoyé par les Polonais. » Une photo des blessures d’Ali. © DR
Lorsqu’il nous contacte, Ali, lui, nous envoie une photo. Sur le cliché, le jeune migrant soulève son tee-shirt, et montre le bas de son dos. Sa peau présente des traces d’ecchymoses, des bleus d’une vingtaine de centimètres.
Lorsqu’il a été arrêté une première fois par les soldats biélorusses, le 20 octobre, Ali a été frappé à coups de matraque. « Ils nous ont emmenés dans un camp improvisé au milieu de la forêt. Tout au long du trajet, ils nous ont battus sans relâche. »
Au bout de quelques heures, ces soldats les forcent à grimper dans un camion. Faris, l’ami d’Ali, se souvient de son effroi lorsque le véhicule s’arrête au bord d’une rivière glacée. Il ne sait pas nager, mais comme l’ensemble du groupe, il doit traverser. « L’eau nous arrivait aux genoux. Les soldats biélorusses nous ont dit : “Vous allez dans cette direction, puis vous courez vers la forêt et vous serez en Pologne.” », explique-t-il.
Une fois de l’autre côté, tout le monde se met à courir, persuadé d’être bientôt à l’abri en Europe. « L’armée polonaise nous a arrêtés, explique Faris. Ils nous ont demandé de nous coucher au sol, puis ils nous ont frappés. » Leur arrestation a été filmée. Sur les images diffusées par l’armée biélorusse, des hurlements, des cris perçants. « Ils nous ont dit en anglais : “No Poland, go to Bielorussia !” C’était un passage à tabac. Pour la Pologne, et la Biélorussie, nous sommes des animaux, lâche le jeune syrien. Les deux armées nous avaient tendu une embuscade. »
Toujours le même scénario au départ
Qu’ils soient Syriens, Irakiens, Libanais ou encore Yéménites, tous les témoignages décrivent le même système de trafic d’êtres humains : des passeurs leur promettent un accès simple à l’Europe, souvent vers l’Allemagne. Le prix par personne oscille entre 4 000 et 6 000 dollars.
Hussein, le jeune Kurde irakien, a déboursé 15 000 dollars pour toute sa famille. « J’y ai mis toutes mes économies,raconte le trentenaire encore piégé entre la Biélorussie et la Pologne. Une vie meilleure semblait enfin à portée de main. Et, cela paraissait incroyablement facile. L’agence de voyages était pleine d’autres Kurdes qui faisaient comme nous. Personne ne se doutait de ce qui nous attendait ici. »
Nous ne rentrerons pas, à moins d’y être forcés.
Hussein, un migrant kurde irakien
Dans une intervention télévisée, le porte-parole du ministère des affaires étrangères irakien Ahmed al-Sahaf a annoncé dimanche qu’un premier vol de rapatriement décollerait jeudi de Minsk. Une opération de sauvetage, en collaboration avec les autorités de la région autonome kurde, pour ramener au pays les citoyens « qui le souhaitent ».
Sur les milliers de Kurdes irakiens bloqués à la frontière, seuls 571 avaient répondu à l’appel en début de semaine, selon Bagdad. Hussein n’est pas l’un d’entre eux. « Nous ne rentrerons pas, à moins d’y être forcés. Si nous étions heureux chez nous, nous ne serions pas partis !,s’emporte-t-il. Notre gouvernement se fiche de la misère dans laquelle nous vivons 365 jours par an. Et, maintenant que le monde entier nous regarde, il fait semblant d’en avoir quelque chose à faire. »
De leur côté, Ali et ses deux amis syriens ont finalement pu quitter la Biélorussie pour rejoindre Beyrouth, vendredi 12 novembre. S’ils rentrent en Syrie, ils seront arrêtés pour avoir fait défection. Anas, le migrant libanais, n’a plus donné de nouvelles à son cousin depuis plusieurs jours.