Par Gwenaël Badets – g.badets@sudouest.fr
C’est la face cachée de la carte postale bordelaise. Destination rêvée des cadres et des touristes, la ville et sa métropole ont vu fleurir des « villages » d’habitations précaires. Ceux qui vivent là témoignent
Combien sont-ils à passer chaque jour en voiture, quai de Brazza, sans vraiment les voir ? Aux numéros 23 et 35, quelque 120 personnes vivent dans des caravanes sans âge et des cabanes en bois de récupération. Des familles dont les parents travaillent et les enfants fréquentent les écoles du quartier.
Pas de douche. Des toilettes creusées dans le sol. Le lieu coche toutes les cases de la définition pour un mot qu’on croyait oublié : bidonville. Un point d’eau a tout de même été installé par la Métropole. Et un accès sécurisé à l’électricité, aussi, limitant le risque d’incendie.
« C’est difficile, il nous manque le minimum », témoigne Ivo, 65 ans. Comme tous ici, il est Bulgare, de la minorité rom. C’est un intervenant de Bordeaux Métropole Médiation qui assure la traduction. « Nous travaillons généralement dans la vigne, qu’il pleuve ou qu’il vente. On rentre sale. » Il désigne sa veste. « Ces mêmes vêtements mouillés de la veille, on les remet le lendemain pour aller travailler, car on n’a pas de quoi les faire sécher. »
« Ici, c’est difficile, il nous manque le minimum. Comment voulez-vous que mes petits-enfants suivent l’école dans de bonnes conditions ? »
Ivo entraîne le visiteur dans l’extension de sa caravane. « Regardez. On serait en mesure de payer pour un petit logement. Ne croyez pas qu’on veut vivre dans ces conditions-là : on n’a pas le choix. » Il sort trois pochettes et en étale le contenu sur le capot d’une voiture : « Ce sont tous mes contrats de travail, année par année. Je ne pourrais même pas les compter tellement il y en a. Et jamais de logement pour nous. »
Treize ans de mal-logement
Le sexagénaire est un vétéran des squats et bidonvilles de la Métropole. Floirac en 2019, Villenave en 2010, Thiers-Benauge en 2011, Ambarès en 2013… Puis des allers-retours entre Mérignac et Le Haillan, avant d’atterrir à Lajaunie en 2018, d’en être expulsé en 2020 et de finir ici, quai de Brazza.
Dans une caravane voisine, Katya vit avec son conjoint et ses enfants de 11, 12 et 16 ans. Deux ans qu’elle est ici. « J’avais un appartement, mais le propriétaire est mort. » Elle s’inquiète de devoir élever sa fille et ses garçons dans ces conditions. « Je ne veux pas qu’ils se découragent et qu’ils décrochent scolairement. Jusqu’ici, ils sont motivés. Le problème, ce n’est pas juste les douches ou les toilettes : je me dis que vivre dans cette atmosphère pourrait les empêcher d’aller au bout à l’école. »
Les Roms qui ont fui la pauvreté et la discrimination en Bulgarie les retrouvent au bout du voyage. « On nous mélange, on dit ‘‘les Bulgares’‘, mais on n’est pas tous à attendre la CAF les bras croisés derrière la tête, plaide Katya. Peut-être que certains ont de mauvaises habitudes. Mais c’est le cas dans toutes les communautés, non ? »
Un coiffeur, un bar
Un appartement, on en a déjà proposé un à Penka, 48 ans, et sa famille. « Mais je ne me vois pas abandonner mes animaux. » Deux chiens, des pigeons, des lapins… Pourtant, un logement, elle en rêve. « Tout ce qu’on veut, c’est une vie de famille classique. »
« Qu’est-ce que vous venez faire ici, au juste ? » Les filles de Katya et Penka interpellent le visiteur, à la fois curieuses qu’on s’intéresse tant à leur chez-elle, et joyeuses d’y recevoir. Elles sont toutes les deux inscrites au collège Jacques-Ellul, adorent les cours et leurs camarades. Le racontent dans un français parfait. Et font briller de fierté les yeux de leurs mères.
Outre les animaux, au milieu du terrain, il y a un salon de coiffure, et même un bar. « Parfois, des gens viennent de l’extérieur, ça met le bazar et ça donne une mauvaise image de nous », regrette Ivo.
Les habitants n’ont pas fait le choix de vivre ici. Ni forcément de vivre ensemble. Depuis la fermeture de l’ex-site Borifer, l’été passé, pour cause de pollution, des Roms turcophones se sont installés ici. Une autre minorité bulgare, avec qui l’entente n’est pas forcément cordiale. Mais la cohabitation est le prix pour avoir la paix avec le propriétaire des lieux, la Métropole.
17 h 30. Un vieux Citroën Jumper fait son entrée. Une petite troupe d’hommes et de femmes fourbus en descend. Ils sont las et pressés d’aller se réchauffer autour d’un café. « C’était le premier jour de travaux de la vigne, qui reprenaient aujourd’hui, explique Vasko, 24 ans. « On cherche du travail sur Internet. Si on nous dit : ‘‘on a besoin de dix personnes’‘, on les rassemble et on y va. » Aujourd’hui, il s’agissait de « tirer les bois » : retirer des fils de palissage les sarments coupés pour les broyer ensuite.
»
Sur les fiches de paie, parfois des noms prestigieux. Un coup d’œil sur les carcasses de voiture, sur les cabanes de guingois, sur les hommes qui se chauffent près d’un brasero. On se dit que l’arrière-cour du château a une drôle de mine.