Peut-on «réconcilier» la France et l’Algérie?

20 septembre 2020 Par Rachida El Azzouzi

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·  « Les Français ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale »

Benjamin Stora entend saisir le président Macron sur deux problématiques décisives qui mobilisent depuis des années la communauté chercheuse : la question des archives, devenue intenable tant en France qu’en Algérie, à la suite de divers obstacles, et celle des disparus de la guerre d’Algérie (voir à ce sujet le travail remarquable que mènent les historiens de l’association Histoire coloniale et post-coloniale à travers le site 1000autres.org).

« L’ouverture des archives a été promise mais il y a des restrictions de fermeture avec l’IGI 1300 [instruction générale interministérielle de 2011 mettant en application la loi de 2008 sur les archives – ndlr], qui oblige à tamponner les documents un par un et retarde l’accès à des documents déclassifiés, y compris secret défense. »

Comment écrire et débattre de l’histoire quand les archives ne sont pas accessibles ? Emmanuel Macron est d’autant plus attendu au tournant que cet IGI 1300 contredit son engagement d’ouvrir les archives, promesse faite lors de sa visite en septembre 2018 à Josette Audin, qui s’est battue toute sa vie pour qu’éclate la vérité sur la mort de son mari Maurice Audin, le célèbre mathématicien et militant anticolonialiste, torturé et assassiné en 1957 pendant la bataille d’Alger. 

Premier président français à être né après l’indépendance de l’Algérie, ce qui a son importance dans une France qui refuse encore d’affronter ce passé qui ne passe pas, il fait preuve d’un certain volontarisme sur la question algérienne, plus que ses prédécesseurs, qui se sont surtout contentés de discours, selon plusieurs observateurs. Mais ses intentions restent inconnues. 

« Il y a une part de sincérité chez lui, l’envie d’avoir comme Chirac sur le Vél d’Hiv un marqueur historique de la même portée mémorielle pour l’histoire de France où il reconnaîtrait la dérive coloniale de l’État français, veut croire un acteur. Il le dit en off à des journalistes mais il n’a jamais fait de discours en ce sens. C’est un peu des déclarations pour l’exportation. Pour l’instant, il n’a pas fait grand-chose. On attend encore les actes. »

Après avoir déclaré pendant la campagne présidentielle de 2017 que la colonisation était « un crime contre l’humanité », pour ne plus en parler ensuite, Emmanuel Macron a reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du militant communiste Maurice Audin. Il a dans le même temps admis le recours systémique à la torture pendant la guerre d’Algérie.

Une semaine après sa visite à Josette Audin, il a également honoré des harkis, ces combattants algériens qui ont servi la France puis qui ont été abandonnés par les autorités françaises dans des conditions tragiques. Il a encore restitué à Alger, début juillet, vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant l’interminable et sanglante conquête de l’Algérie par la France au XIXe siècle, crânes qui étaient entreposés au musée de l’Homme. Un geste qualifié de « grand pas » par Alger. 

« Emmanuel Macron fait preuve d’un volontarisme fort en matière de relations franco-algériennes […]. Il doit y avoir des questions d’intérêts et d’impératifs de politique extérieure mais pas seulement. Il faut aussi prendre en compte qu’en France, depuis les années 1990-2000, les présidents de la République se sont engagés sur le terrain mémoriel et prennent de plus en plus au sérieux les politiques publiques à mettre en œuvre en la matière. Emmanuel Macron s’inscrit dans cette tendance. Il la renforce cependant, s’implique plus, me semble-t-il, que ces prédécesseurs », analyse l’historienne française Sylvie Thénault dans un entretien au site algérien Algériecultures.

Tout en prenant ses distances avec l’idée de « réconciliation » : « Bien sûr, il y a des gens qui ont vécu cette guerre dans des camps opposés, qui en ont souffert de multiples façons mais parmi eux, tout est possible : soit ils ont déjà fait un effort de compréhension pour le vécu des autres et compris qu’il pouvait exister d’autres points de vue, d’autres souffrances que les leurs ; soit ils n’ont pas fait cet effort et je ne crois pas à la possibilité de les forcer à le faire. »

Emmanuel Macron tient, lui, à « la réconciliation ». Mais peut-on être un président crédible quand on dit : « Moi je veux réconcilier la France et l’Algérie, apaiser les mémoires endolories, concurrentes » sur la scène internationale et quand, « en même temps », on est le chef de file d’un gouvernement de pompiers pyromanes qui fracture la société française en ressortant des bas-fonds la sémantique incendiaire des temps coloniaux, en continuant de violenter une partie de la société, celle qui descend d’anciens colonisés, en l’accusant d’« ensauvagement », de « séparatisme » ? 

« On peut réfléchir sur la personnalité de Macron, ses prises de position mais ce qui m’intéresse, c’est que les termes utilisés renvoient à une posture ancienne, héritage d’un républicanisme outrancier qui valorise la colonisation comme une sorte d’exemplarité civilisationnelle, réagit Benjamin Stora. C’est beaucoup plus profond, c’est quelque chose qui est dans une mentalité historico-politique française, une sorte de matrice culturelle fabriquant des stéréotypes avec des illusions que le nationalisme a pu apporter et être universaliste. […] On en est trop restés en France à des postures politiciennes. On peut critiquer Macron, la droite, une fraction de la gauche, etc. Plus fondamentalement, tout un travail d’éducation politique doit être mené sur l’utilisation de ce vocabulaire postcolonial pour qu’on ne reste pas dans ce logiciel. »

Benjamin Stora regrette qu’aucun parti politique français, même à gauche, ne soutienne sa mission dans un pays où des millions de personnes sont pourtant directement concernées par l’histoire franco-algérienne : « L’extrême droite est naturellement très hostile car elle ne reconnaît pas la nation algérienne, la droite se tait sous le feu de l’extrême droite et ce qui me surprend, la gauche classique, Parti socialiste, communistes, verts, insoumis, ne se sont pas manifestés sur cette mission. Ils n’ont ni approuvé ni désapprouvé. C’est une affaire qui ne les intéresse pas. Il y a un gros souci de la gauche française sur la question algérienne. »

L’historien avance deux hypothèses concernant cette indifférence de la gauche : « Elle ne veut pas trop soulever le couvercle de la mémoire sur l’histoire algérienne et les responsabilités politiques » ; « plus fondamentalement, le Sud ne les intéresse pas. Tout ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée ne rentre pas dans leur champ de vision ».

Les obsessions identitaires françaises révèlent pourtant combien l’histoire franco-algérienne hante les débats et nourrit les pires fantasmes de la France contemporaine sur l’immigration, l’islam, le voile, les banlieues, la citoyenneté, l’identité française. « Il faut se battre pour faire se regarder tous les côtés de l’histoire, se battre contre les assignations à résidence identitaire. L’extrême droite grignote au niveau des médias, de l’université, de la jeunesse », s’inquiète Benjamin Stora.

Il appelle à mener « la bataille culturelle, même si elle est très difficile »,à inventer des lieux d’histoire nouveaux en France pour disséquer 132 ans de colonisation beaucoup trop méconnus des Français ; à entendre cette jeunesse en mouvement contre le racisme mais aussi contre les violences faites aux femmes, aux migrants, à la planète à l’heure de la lutte mondiale pour la « réappropriation de l’histoire des peuples »

« Il faut prendre des initiatives, expliquer. Qu’est-ce que la guerre coloniale, les camps de regroupement, etc. ? Les Algériens connaissent l’histoire française, les Français ignorent l’histoire algérienne, ils ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale […].

On a inventé un lieu sur l’histoire de l’immigration [le musée de l’Immigration à Paris – ndlr] qui vit difficilement. Pourquoi ne pas inventer un musée de la France et de l’Algérie, des espaces critiques, de réflexion sur le modèle de la Colonie qui a malheureusement fermé [un bar, lieu de débats et d’expositions à Paris, indépendant, fondé par l’artiste Kader Attia, qui n’a pas survécu à la pandémie de Covid-19 – ndlr] ? La France, ce n’est pas Bugeaud, Gallieni, Faidherbe. C’est aussi l’anticolonialisme, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon. » 

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Benjamin Stora, Une mémoire algérienne, collection « Bouquins », éditions Robert Laffont.

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