La capitale ukrainienne et sa banlieue ont été visées, mercredi 13 décembre à 3 heures du matin, par une attaque de missiles russes, la seconde en une semaine. Chaque nuit, des militaires scrutent le ciel de la ville pour protéger ses deux millions d’habitants. Reportage.
13 décembre 2023 à 12h48
Kyiv (Ukraine).– Il est bientôt minuit, et dans les rues de Kyiv, les derniers habitants se pressent pour rentrer avant le couvre-feu. À plusieurs dizaines de kilomètres de là, dans un petit village entouré de champs, une équipe de soldats s’affaire. À l’étage d’une école abandonnée, dans une pièce chauffée par un minuscule poêle, ils vérifient les réglages de leurs talkies-walkies, se servent une dernière tasse de café et débriefent les conditions météo. Ce 7 décembre, l’équipe du caporal Sergueï, dit « Stinger » (du nom d’un lance-missile sol-air), s’apprête à veiller sur le sommeil de la capitale.
« Avec cette neige, ce sera sans doute calme », prédit l’un des soldats. Derrière les vitres, les flocons tombent dru. « S’ils avaient voulu attaquer, ils auraient déjà commencé », abonde l’un de ses collègues, assis sur un petit tabouret en Formica. « Ils » : les Russes. « Avec eux, on ne sait jamais », objecte un troisième. La petite équipe ne sait pas encore que la nuit sera plus longue qu’elle ne l’imagine.
Les combats les plus difficiles de la guerre qui ravage l’Ukraine se concentrent dans le sud-est du pays. Après la sanglante bataille de Bakhmout, c’est désormais celle pour le contrôle d’Avdiivka, dans la région de Donetsk, qui a vu mourir depuis le mois d’octobre des milliers de soldats. Mais le reste du pays n’est pas épargné pour autant.
Durant l’hiver 2022-2023, la Russie avait mené une campagne de frappes sur les infrastructures ukrainiennes, notamment les centrales électriques, dans tout le pays. Beaucoup d’Ukrainien·nes, en particulier à Kyiv, craignent que Moscou ne refasse de même cet hiver.
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Leurs craintes ont pris corps le 25 novembre dernier, quand les forces armées russes ont lancé (selon les autorités ukrainiennes) 75 drones, dont une large partie sur Kyiv, durant la nuit – lorsque les drones suicide Shahed utilisés par l’armée russe sont plus difficiles à détecter. Elles se sont encore concrétisées ce 13 décembre, quand dix missiles ciblant Kyiv ont fait une cinquantaine de blessés, selon l’administration militaire ukrainienne.
L’équipe du sergent « Stinger » a justement pour mission de repérer et d’intercepter les engins kamikazes avant qu’ils ne s’écrasent sur la capitale et ses deux millions d’habitant·es (lire notre Boîte noire). « Quand les gens de Kyiv entendent les sirènes qui disent de se mettre à l’abri, c’est nous qui sortons pour nous en occuper », explique Stinger, visage concentré et barbe de quelques semaines. Son groupe a pris ses quartiers dans les campagnes situées à l’est de Kyiv, sur la route qu’empruntent en principe les missiles et drones lancés depuis la Russie vers la capitale.
Il est bientôt 1 heure du matin. Dehors, la température frôle les − 10 °C et les flocons continuent de tourbillonner. Dans la bâtisse, ceux qui ne sont pas de garde se reposent. L’une des deux femmes de l’unité, Hannah,joue aux jeux vidéo sur son ordinateur portable. Sur l’écran, elle conduit un char. Dans la vraie vie, elle manie le mortier.
L’unité est installée dans une ancienne école, qui a dû fermer faute d’élèves en nombre suffisant, de nombreuses familles ayant dû déménager à cause de la guerre. Dans un coin du rez-de-chaussée, des pupitres ont été entassés pour laisser la place à des réserves de bûches et de bouteilles d’eau.
Le plus grand des dortoirs est un bric-à-brac étrange de vieux supports pédagogiques et d’effets personnels des soldats. Grenades, tourne-disque, boulier, tambour, munitions, machine à écrire, gants tactiques, affiches de cours de géographie, bottes kaki crottées de boue. Une maquette figure le système digestif de la grenouille. Un soldat s’endort à côté, recouvert d’un plaid.
Biden avertit que Poutine « compte » sur un arrêt de l’aide américaine à l’Ukraine
Joe Biden a lancé mardi un sombre avertissement en présence de Volodymyr Zelensky, en affirmant que le président russe Vladimir Poutine « comptait » sur le fait que l’aide américaine à l’Ukraine s’arrêterait. « Nous devons, nous devons lui prouver qu’il a tort », a martelé le président américain lors d’une conférence de presse commune à Washington avec son homologue ukrainien. Il a durement attaqué les élus républicains qui bloquent pour l’instant sa demande d’une enveloppe supplémentaire de 61 milliards de dollars pour Kyiv. Lors de sa rencontre avec Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, Joe Biden avait déjà estimé que couper le flux d’armement et d’aide financière américaine serait faire à la Russie le « plus beau cadeau de Noël ».
« L’Histoire jugera sévèrement ceux qui ont tourné leur dos à la cause de la liberté », a lancé le démocrate de 81 ans, architecte du soutien occidental à l’Ukraine depuis l’invasion par la Russie en février 2022. Venu à Washington chercher l’assurance d’un soutien renouvelé, le président ukrainien a assuré avoir reçu des signaux « positifs » du Congrès américain, où les tractations sont pourtant très difficiles.
Volodymyr Zelensky, bien conscient qu’une défaillance des États-Unis minerait le soutien des autres alliés de son pays, a déclaré qu’il était « très important d’envoyer avant la fin de l’année un signal très fort d’unité à l’agresseur », de la part de l’Ukraine, des États-Unis, de l’Europe et « du monde libre ».
Trois de ses collègues entrent en trombe, excités comme des ados. « Ça peut marcher », répètent-ils en brandissant ce qui ressemble à une petite longue-vue rafistolée. Ils ont bidouillé un pointeur laser qu’ils comptent fixer à une de leurs mitrailleuses pour viser plus précisément les drones – et si l’occasion se présente, les missiles. Le sergent Zhenya, ingénieur informatique avant la guerre, est à la manœuvre. Il sort sous la neige pour tester l’engin. Une intense lumière violette transperce la brume glacée, façon sabre laser de Star Wars – à ceci près qu’ici la guerre n’est pas une plaisante saga spatiale mais une réalité tangible et crue.
La chasse au Shahed est bien souvent rudimentaire. « Parfois, on ne les voit pas avec les moyens militaires classiques, les radars ne les captent pas. Mais on peut les entendre, ils ont un son caractéristique », explique l’un des soldats, nom de code « Smelyi » (« le brave »). Pour les repérer, les soldats balaient la nuit de puissants projecteurs.
Si un engin est repéré, l’équipe compte sur son petit arsenal pour le détruire. Il est modeste mais fonctionnel : quelques mitrailleuses sur trépied ; un canon antiaérien M75 tracté par unpick-up(fabriqué en Yougoslavie, et dont de nombreux exemplaires ont probablement été donnés à l’Ukraine par la Slovénie); et une antiquité soviétique, un camion GAZ-66 conçu dans les années 1960, à l’arrière duquel a été installé un autre canon antiaérien.
Ailleurs dans les campagnes ukrainiennes, d’autres brigades ont été dotées d’équipements autrement plus sophistiqués, notamment des missiles américains Patriot. « Les soldats ukrainiens se débrouillent toujours », plaisante Smelyi. « Matériel archaïque, matériel moderne : peu importe. » Deux de ses collègues s’engagent sur un petit chemin de neige, à la lumière rouge de leur lampe frontale. Ils grimpent dans l’habitacle du Gaz-66, et mettent la clé sur le contact. Les moteurs des véhicules sont allumés régulièrement pour ne pas tomber en rade à cause du froid.
Parfois, à Kyiv, les gens pensent que la guerre est finie.
La nuit s’étire dans un calme glacé. Elle semble donner raison à ceux qui prédisaient que la neige et le vent dissuaderaient les Shahed. Dans le petit réfectoire chauffé par un poêle, les soldat·es racontent quelques bribes de leurs vies. Leur ville d’origine, Irpin, en banlieue de Kyiv, où avant la guerre « il y avait plein de jeunes, plein d’idées, plein d’énergie ». Les semaines précédant l’invasion russe de février 2022, et leur « silence ». « Ce silence tendu, pesant, qui te fait faire ton choix : partir ou rester ? »,se remémore Sergueï.
Eux ont choisi de rester. Leur unité appartient aux forces de défense territoriale, composées de réservistes et de volontaires. Avant la guerre, ils étaient ouvriers du bâtiment, profs, commerçants, informaticien·nes. Le sergent Sergueï « Stinger » vendait des équipements pour les salons de beauté. « On avait signé de gros contrats avec des Hollandais, ça marchait bien », jure-t-il.
Puis, ils ont vu de près les massacres de Boutcha et d’Hostomel. Cela les a « changés pour toujours ». Ils ont ensuite été envoyés dans la boucherie de Bakhmout. Stinger fait défiler quelques photos d’équipe, souriantes, sur l’écran de son téléphone. « Tous ne sont pas revenus. » Parmi les tués, leurs deux chefs les plus gradés. « Quelque chose s’est cassé là-bas », glisse le sous-officier. Sur son épaule, la soldate Hannah, qui a vu comme ses collègues « beaucoup de cadavres » dans les rues d’Irpin et la désolation de Bakhmout, porte un écusson où est écrit : « Partout où je jette mon regard fatigué, je ne vois que de la merde ».
Depuis qu’ils en sont revenus, début juillet, ceux qui restent essaient de panser leurs plaies. « Le temps va nous aider », veut croire leur chef. Comparée à la vie dans les tranchées, la défense antiaérienne de Kyiv fait figure de mission paisible, même s’il y a la fatigue des nuits de veille et les problèmes de santé dus au froid.
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Mais l’attente et, parfois, l’ennui sont aussi propices aux doutes. « Parfois, à Kyiv, les gens pensent que la guerre est finie », croient-ils savoir. Il est vrai que la capitale, avec ses vitrines de Noël et ses cafés douillets, peut avoir des allures de temps de paix. « Pour nous c’est une injustice. On passe nos nuits ici pour que leurs nuits soient calmes. Vous savez que des jeunes de Kyiv ont acheté des papiers pour avoir le droit de sortir malgré le couvre-feu ? », s’indigne Smelyi. La capitale reste aussi le lieu où vivent nombre de leurs familles. « Bien sûr, on le fait pour eux aussi. »
À 5 heures du matin, la petite troupe se rend sur l’une de ses positions, à quelques centaines de mètres, au bord d’une clairière. Les soldats testent leur projecteurs, réchauffent les moteurs, scrutent le ciel. Zhenya, l’ex-informaticien, s’active. Il a dormi « trois heures », « une très bonne nuit ».
Au même moment, à des milliers de kilomètres, les États-Unis se déchirent sur le futur de leur aide militaire à Kyiv. En Ukraine, l’ambiance à la tête de l’État est glaciale depuis que le commandant en chef des forces armées a été repris publiquement par le président Zelensky pour avoir été un peu trop franc sur les difficultés de son armée.
Cela les affecte-t-il ? Le sergent Stinger préfère éluder. L’aide américaine et européenne qui se tarit ? « Peut-être, mais le Japon a annoncé ce matin une aide d’un milliard de dollars pour l’Ukraine. » Les divergences à la tête de l’État ? « Ça n’est pas le moment pour les bisbilles. »
Ces dernières semaines, des femmes de soldats ukrainiens ont aussi manifesté pour demander des rotations, afin que leurs proches soient remplacés. Mais pour l’heure, dans l’unité de Stinger, beaucoup pensent que leur place est toujours là, dans les bases militaires ou au front. « Prenez ma famille, explique le commandant. Ma sœur a un enfant de 3 ans. Elle est enceinte de son deuxième. Si on mobilise son mari, elle va rester seule avec eux et un vieux père de 70 ans. C’est mieux que je reste ici et que je fasse mon travail. Pour éviter que des gens comme lui soient mobilisés. »
Un autre soldat, Khvist, autrefois à la tête d’une petite entreprise de construction, abonde : « Parmi les trois hommes de la famille, je suis celui qui avait un peu d’expérience militaire. Alors au début de la guerre, c’est moi qui me suis porté volontaire. C’est mieux comme ça ».
Il est 6 heures du matin. Le jour se lève et, au loin, la capitale se réveille. Les soldats rentrent à leur base et s’apprêtent à aller se coucher lorsque les téléphones vibrent et les talkies-walkies crachotent. Sergueï s’éloigne pour discuter par téléphone avec le commandement, puis indique d’un geste vif à son équipe de remonter dans les voitures : alerte. Des objets ont été tirés depuis la Russie, sans doute des missiles. La nuit n’est pas finie.
Sans se parler, le groupe retourne à sa position. Les soldats ressortent les mitraillettes. À l’abri du coffre de l’un des pick-up, ils scrutent un écran avec des données radar. Le sergent fixe une petite caméra GoPro sur son torse à l’aide d’une sangle. La guerre est aussi affaire de communication, et si le groupe abat un Shahed, il le fera savoir en diffusant la vidéo sur les réseaux sociaux. Les minutes passent. « C’est passé plus au sud », constate l’un des soldats. Trop loin de leurs positions.
Selon les services de renseignement britanniques, il s’agissait de 16 missiles lancés par la Russie via sa flotte de bombardiers lourds, depuis la mer Caspienne. La « majorité » ont été interceptés par d’autres équipes de la défense antiaérienne ukrainienne, poursuit le renseignement britannique, ne causant qu’un mort civil.
Bientôt, l’équipe de Sergueï ne veillera plus sur les nuits de Kyiv : elle retournera au front. Une mission « plus difficile », anticipe le sergent Zhenya. Malgré les doutes, la fatigue et le froid, « au moins les drones, eux, ne nous tiraient pas dessus en retour ».
Boîte noire
Ce reportage a été effectué dans la nuit du 7 au 8 décembre 2023. La capitale a connu deux attaques nocturnes dans la semaine qui a suivi. Le bilan provisoire de l’attaque intervenue dans la nuit du 13 décembre était, selon l’administration militaire de Kyiv, de 50 blessés.
Nadiya Pavlova a contribué à ce reportage en tant que fixeuse et interprète.
L’unité du sergent Sergueï nous a demandé de ne pas dévoiler la localité précise où elle était basée afin de ne pas l’exposer (ainsi que les civil·es des villages alentour) à des frappes russes, ce que nous avons accepté.
Le grade précis de Sergueï est molodshyi serzhant (« sergent junior »), qui n’a pas d’équivalent dans l’armée de terre française. Pour des raisons de lisibilité, nous avons transposé en « sergent ».