Témoignages Pour cette série, la journaliste et réalisatrice Stefania Rousselle part sur les routes de France, avec une question simple : « Comment allez-vous ? » Cette semaine, Marion Gandiglio, 53 ans, professeur de philosophie en reclassement. Elle vit à Florentin, dans le Tarn.
« Je prenais ma bière du vendredi post-boulot, dans un petit café-librairie super sympa. J’étais sur mon téléphone, et je vois que j’ai reçu les résultats de mes analyses de sang. J’avais des douleurs musculaires et les médecins m’avaient recommandé d’en faire. Je les regarde. Je comprends rien. Je fais une recherche sur Internet, et là, je lis : “myélome”. Panique à bord. Un myélome, c’est un cancer de la moelle osseuse. Espérance de vie moyenne : cinq à sept ans. Je vais mourir.
Ce cancer, il serait dû à mon exposition aux pesticides et au nuage de Tchernobyl. J’aurais été irradiée et empoisonnée. Toutes ces années où je vivais entourée de vignes, je me pensais protégée, et non en fait, j’étais au mauvais endroit. Pourtant, j’étais persuadée qu’il y avait un autre élément déclencheur : mon travail.
J’étais prof de philo. Ça faisait vingt-cinq ans. C’était pas forcément ma vocation, non. Je voulais être éditrice de livres ou journaliste – je me voyais envoyée spéciale en Palestine. Mais j’ai raté les concours d’entrée. Alors je me suis dit : “Passe le Capes”, et je l’ai eu. J’ai aussi passé l’agrég, mais je me suis ramassée à l’oral. Et en fait, ça m’a fait vachement de bien d’être prof. J’avais intérêt à être carrément au point sur ma matière, et ça, ça me motivait. Je le savais que ça ne formait à rien, la philosophie, enfin, pas à un métier précis. Mais je me disais que les élèves, j’allais les aider à construire leur esprit critique, à ce qu’ils ne vivent pas dans les préjugés. J’étais enthousiaste. Et cette fraîcheur, j’espérais vraiment la transmettre aux élèves. Mais en fait, j’ai été désillusionnée.
Moi, j’enseignais dans les filières technologiques, où le coeff de la philo pour le bac était de 2. Les autres matières, elles étaient à 9. Donc, déjà, a priori, ils s’en foutaient, de ma matière. Et les gamins que j’avais, ils étaient frustrés. Ils voulaient pas être là. Eux, ce qu’ils voulaient, c’est être en filière professionnelle pour apprendre un métier – plutôt que le marketing. Ils s’y seraient même sûrement épanouis. Le problème, c’est que les places y étaient chères, parce qu’il faut la trouver l’entreprise qui vous prend en stage. Et quand il n’y a plus d’entreprises dans le coin, comment on fait ? Ces gamins, ils venaient de Graulhet, une ville du Tarn complètement sinistrée socialement et économiquement. Leurs parents avaient lâché l’affaire avec eux. Alors ils décrochaient.
Mais je me suis battue pour eux. Pour les impliquer. Les intéresser. Me mettre à leur niveau. Je leur faisais faire des exercices simples qui les mettaient en situation de réussite. Je suis même montée au ministère voir si on pouvait pas changer l’épreuve du bac : au lieu de faire une dissert, passer un oral ; au lieu de commenter un texte, répondre à des questions sur le texte. Leur réponse : “Vous portez atteinte à la sacro-sainte dissertation, vous n’y pensez pas, madame.”J’avais tout essayé. Et les élèves, ils étaient dépassés par la difficulté.
La boule au ventre
Alors j’arrivais en cours la boule au ventre, avec cette impression d’échec : “J’y arrive pas, j’arrive pas à les intéresser.” Et puis la plupart, ils faisaient les cons. Un jour, j’avais un petit groupe qui faisait trop de bruit, alors je les avais mis au fond de la classe. Sauf qu’en fond de classe, ils commençaient à se balancer de l’eau, à faire n’importe quoi. Donc je leur dis de se calmer. Une fois. Puis deux fois. “Bon maintenant, vous sortez !” Je me suis approchée et il y en a un qui s’est levé : “Non, je sortirai pas !” Je l’ai poussé par l’épaule. “Tu me touches pas !” Et il lève la main sur moi. J’ai cru qu’il allait me frapper. Ce jour-là, j’ai senti que tout s’écroulait. Je me suis dit, là : “Je suis au bout de mes capacités, je sais pas faire.” J’étais enseignante, pas éducatrice. Et dans mon cœur, c’était fini.
« C’était comme si on passait mon corps à la Javel »
Cette violence, je me l’étais trop bouffée. Je l’avais trop intériorisée. Au lieu d’exploser, je m’étais fait du mal. Je m’étais littéralement rongé les sangs. Ce cancer, c’est la moelle qui finit par attaquer les os, elle y fait plein de trous jusqu’à complètement fragiliser le squelette. C’est significatif.
J’ai commencé une chimio. C’était comme si on passait mon corps à la Javel. J’ai perdu tous mes cheveux. J’ai eu une inflammation de l’œsophage, je ne pouvais rien avaler. Puis ils m’ont fait une greffe de moelle osseuse. Ça permettait une survie de dix ans. Mais en fait, sur moi, elle a échoué, la greffe. Donc je suis repartie sur une chimio.
J’ai déménagé chez ma mère entre-temps. Mais avec elle, ça avait toujours été compliqué. C’est pas qu’elle était dure avec moi, c’est qu’elle avait toujours été très infantilisante. Elle aussi, elle était prof. Prof de sport – mais avec les dérives qu’on voit chez certains enseignants : ceux qui veulent éduquer le genre humain.Et quand j’ai eu mes enfants, elle m’a enlevé mon rôle de mère. Mes enfants n’étaient pas les miens, mais les siens. Et moi, j’étais placée au même niveau qu’eux, je restais sa petite fille à élever. Elle me disait qu’il fallait que je sois comme ci, qu’il fallait que je sois comme ça. La mère supérieure. Mais la vérité, c’est qu’elle m’avait enlevé ma maternité.
« Quand je pars de la maison et que j’ai laissé mes trucs en vrac. Je me dis : “Si je meurs aujourd’hui, est-ce que je veux vraiment qu’on voie ma maison comme ça ?” »
Alors je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais j’ai commencé à me réveiller à 3 h 30-4 heures du matin, et je me suis mise au modelage. J’ai trouvé de l’argile, et je me suis mise à modeler des femmes plantureuses, avec des fesses et des seins. Ma mère dormait encore. C’était mon moment à moi. Toute ma vie, elle avait été sur mon dos : “Faut que tu sois mince, faut que tu sois belle.” J’en étais devenue boulimique tellement elle me l’avait répété. Mais avec mes sculptures, je lui disais merde. Et c’est difficile de contredire sa mère.
Mon père, son truc à lui, c’était de nous dire que son amour pour nous, il n’était pas inconditionnel. Alors j’avais travaillé dur pour l’avoir, son amour. Avoir de bonnes notes. Le satisfaire. Et quand bien même je l’obtenais, cet amour, il me mettait de nouveau la pression, pour que je sois encore meilleure. Je n’avais pas le droit à des moments de joie avec lui. Alors quand il est mort, j’ai eu ce sentiment ambigu de douleur et de libération. Et c’est vrai que parfois, je me souhaite de ne plus avoir ma mère aussi, pour voir ce que c’est, la vie sans elle. Pourtant, je l’aime.
Le dilemme des cartons
Mes enfants à moi, je voulais leur transmettre quelque chose. Alors je me suis dit que j’achèterais bien une maison – ma dernière maison. J’ai fait les démarches à la banque et j’ai eu droit à un prêt. Quand t’es fonctionnaire, y a pas de souci. Mais avec ma maladie, ils me demandaient 200 euros d’assurance mensuelle en plus du crédit. Cet argent, je l’ai pas. Alors tant pis. J’ai déménagé ici, à Florentin. Et cette maison, je la loue. Mais pour combien de temps ?
« Mes deux enfants (…) j’ai juste tout fait pour qu’ils aient de l’élan dans l’existence »
Quand je suis arrivée, je me suis demandé s’il fallait pas que je garde les cartons. Parce que si je dois partir, je me dis que, putain, je laisse plein de boulot aux enfants. Et si les cartons sont là, ils auront même pas à se préoccuper d’en chercher. Mais ma psy m’a dit : “Que je sache, vous avez choisi la vie ? Donc vous me virez ces cartons !” C’est vrai que j’ai choisi la vie, mais je sais que la mort est là. Au départ, je la voyais comme un ennemi à terrasser – jusqu’à ce que je me rende bien compte que ce cancer, il n’était pas guérissable. Qu’un jour, il m’aura. Mais je ne me sens pas prête. J’ai encore toutes mes photos à classer. Je ne le fais pas parce que je me dis que, si je m’y mets, c’est comme si je faisais venir la mort à moi. Alors je les classe pas. Et puis y a d’autres trucs à la con, comme quand je pars de la maison et que j’ai laissé mes trucs en vrac. Je me dis : “Si je meurs aujourd’hui, est-ce que je veux vraiment qu’on voie ma maison comme ça ?”
Mes deux enfants, ils ont accusé le coup, forcément. Ce sont de belles personnes. Eux, je les ai aimés sans les adorer, ni chercher à en être adorée. Je leur étais dévouée, sans être dans la dévotion. J’ai juste tout fait pour qu’ils aient de l’élan dans l’existence. Mon fils est comédien, et y a pas longtemps, je suis montée à Paris pour le voir jouer au théâtre. Ma fille était là aussi. Ensuite, on est allés tous les trois dans un bar, et on est restés jusqu’à la fermeture tellement on avait de choses à se raconter. C’était chouette.
Ma fille, je l’ai toujours à charge, mais j’aimerais qu’elle soit plus autonome. Surtout qu’elle se comporte encore comme une gamine. Elle a 25 ans. Ma psy pense que c’est une façon de me dire : “Regarde, j’ai besoin de toi, tu ne peux pas mourir.” Quand j’étais à Paris, je suis allée la voir dans sa petite chambre du 17e arrondissement. Ses vêtements n’étaient pas pliés. Elle les avait tous mis en boule et ça débordait de partout. Je lui ai fait remarquer et elle m’a dit : “Alors apprends-moi.” Il me semblait qu’on apprenait ça par soi-même, je me souviens pas de ma mère m’apprenant à plier mes vêtements. Alors, je lui ai montré.
Je suis sous chimio médicamenteuse, le cancer a régressé. J’ai encore des crampes terribles qui font que je suis parfois obligée de monter mes escaliers à quatre pattes. A Noël, je l’ai dit à mes enfants : “Ma mort, c’est vous que ça regarde plus que moi. Vous seuls pourrez savoir ce dont vous aurez besoin. Est-ce que vous aurez besoin d’un endroit pour vous recueillir ? Moi, au fond, je m’en fous de ce que vous ferez de mon corps. Le paradis ne m’intéresse pas, j’en suis désolée.” C’est pour ceux qui restent que la mort est difficile. La tombe de mon père, je n’y suis pas allée tous les quatre matins. Mais j’ai aimé pouvoir y aller de temps en temps. Parfois, pour l’insulter : “Gros connard !” Parfois, juste pour lui parler. Ça a été compliqué, son enterrement. Il est mort noyé. Hydrocuté. Quand on a voulu l’enterrer, les pompes funèbres nous ont recommandé de le mettre dans une boîte en cuivre qu’on mettrait dans le cercueil, parce que son corps avait gonflé et que du liquide risquait de dégouliner du cercueil pendant la procession. C’est glauque. On l’a achetée, cette boîte.
L’amour, une dernière fois
Mais y a une chose que j’aimerais faire avant de mourir, c’est faire l’amour. Ça fait longtemps que l’on ne m’a pas touchée. Quand j’ai fait ma chimio, je n’assumais plus mon corps. Je devais me piquer tous les jours avec une seringue pour fluidifier mon sang. J’ai dû le faire pendant deux ans. Ça me faisait des bleus parce qu’à chaque fois, je me piquais une veine. J’avais la carte de France sur le ventre. Je ne risquais pas de plaire, ni de me plaire, et du coup, j’ai eu du mal à aller vers l’autre. Là, je me suis mise sur Badoo, une appli de rencontres, mais ça n’a rien donné. Bien sûr, j’aimerais tomber amoureuse aussi. Mais je n’ai plus cette perspective de vieillir avec quelqu’un. Il y a un homme qui a compté pour moi, c’est le père de mes enfants – même si on n’était plus en bons termes. C’est ce qui arrive avec un grand amour, on se quitte souvent avec de la colère.
« Il s’agit de ne plus reporter le moment d’être heureux »
Lui m’avait laissée seule avec les enfants. Mais quand il a appris que j’étais malade, il m’a appelée et on s’est retrouvés dans un café. On a passé l’après-midi à discuter. Ça m’a beaucoup apaisée qu’il me dise qu’il m’avait aimée quand même un peu. Quand ma fille a appris ça, elle a souhaité qu’on aille le voir ensemble. Je lui ai dit : “Mais, qu’est-ce que tu en espères ? — La dernière fois que je vous ai vus tous les deux, vous vous engueuliez. Moi, j’ai besoin de cette image de vous ensemble, sans haine.” Alors on s’est revus.
Je me dois de ne pas désespérer, parce que si je me dis que c’est foutu, y a plus qu’à crever. Il s’agit de ne plus reporter le moment d’être heureux. Donc mon bonheur, je suis allée le chercher avec mes amis. Avec eux, je marche, je pars en vacances, je chante dans une chorale – des chants révolutionnaires –, j’organise des débats dans un café, je vais aux manifs. C’est eux ma famille, celle que j’ai choisie. Mes enfants, aussi, bien sûr. C’est avec eux que je me sens comprise. Et puis, je me suis mise au jardinage. J’ai planté des lilas. J’ai deux pauvres petites branches qui ont poussé et je me dis que le temps que ça devienne un beau lilas, je ne serai peut-être plus là pour le voir. Mais ça me plaît cette idée de faire un jardin dont d’autres bénéficieront. C’est plus une vie au jour le jour. Si je fais un projet de vacances, par moments, je me dis, si ça se trouve, je présume de mes forces. Je n’avais jamais pensé à prendre une annulation voyage avant.
Je suis heureuse : lundi, je retourne travailler. J’ai demandé un reclassement. C’est quand ton état de santé ne te permet plus d’exercer tes fonctions, et que le gouvernement t’affecte à un autre emploi. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand le dossier a été accepté. Ça fait deux ans que je n’ai pas bossé, et bosser, c’est la preuve que je vais mieux. Alors lundi, je vais faire un stage de remise à niveau pour me préparer à être opérationnelle dans un bureau : Word, Excel, savoir rédiger un mail, mettre un en-tête, faire un courrier, tout ça quoi. Je sais pas trop ce que ça va donner. Je serai peut-être secrétaire de direction, ou aide à l’intendance, je sais pas. On verra. Il paraît que j’ai dix ans à vivre. »