DÉCRYPTAGES Depuis juillet, une Assemblée constituante œuvre à l’élaboration d’une nouvelle loi fondamentale. Le président élu, Gabriel Boric, devra organiser le référendum d’approbation du texte.
Par Flora Genoux (Santiago, envoyée spéciale)
autour de l’élue de l’Assemblée constituante, une nuée se forme. Une enveloppe blanche lui est tendue, ses initiales y figurent : G.R. « J’espère que vous pourrez lire la lettre ! », insiste Nicole Cerda, membre de l’association de logement de San Joaquin, une commune du sud de Santiago, avant de réclamer un selfie. « On lui demande une politique de logements sociaux, les prix des terrains sont trop chers », explique la militante associative de ce quartier populaire. « Mon rôle est d’écouter et de représenter ce que racontent les gens, leur vie quotidienne », assure, enveloppe dans la main, Giovanna Roa (Révolution démocratique, membre de la coalition de gauche ayant porté Gabriel Boric à la présidence, le 19 décembre).
Agée de 34 ans, elle fait partie des 155 membres de l’Assemblée élue en mai 2021, paritaire et réservant 17 sièges aux populations indigènes. Les constituants de ce district, aux différentes couleurs politiques, animent en cette mi-novembre un rendez-vous mensuel sur le terrain, lors duquel ils rendent compte de leur travail aux citoyens, recueillent leurs demandes et leurs questions.
Ils et elles planchent depuis le mois de juillet sur l’écriture d’une nouvelle Constitution, l’une des grandes demandes du mouvement historique contre les inégalités qui a secoué le pays en 2019. Le texte actuel, approuvé en pleine dictature (1973-1990), est accusé de consacrer le modèle néolibéral du pays. L’élection de Gabriel Boric conforte cette refondation. Symboliquement, sa deuxième journée comme président élu, le 21 décembre – il prendra ses fonctions le 11 mars – a été réservée à un déplacement à l’Assemblée, qui siège au sein de l’ancien Congrès, en plein cœur de Santiago.
Références égalitaires
« Il est de notre devoir à tous de rester unis pour garantir le fait que l’Assemblée constituante arrive à bon port. Depuis la Moneda [le palais présidentiel], nous serons au service de ce processus divers et démocratique, dans le respect de son autonomie », a-t-il tweeté le même jour. Le président élu se trouve d’ailleurs aux origines du processus : c’est lui qui, en pleine tourmente, alors que la rue ne décolérait pas, en novembre 2019, a promu un accord en vue de la rédaction d’une nouvelle « Magna Carta ». Près d’un an plus tard, en octobre 2020, 78 % des Chiliens se sont prononcés en faveur d’un nouveau texte, lors d’un référendum. Pour assurer sa rédaction, 79 % ont choisi l’option d’un organe composé de citoyens élus et non d’un ensemble mixte, composé également de parlementaires.
Bien plus que le nouveau mandat présidentiel de quatre ans, cette Assemblée pourrait marquer le cap du pays, si le texte qu’elle élabore est approuvé, lors d’un référendum dit « de sortie », pour lequel le vote sera obligatoire. Avec un curseur clairement à gauche, elle devrait bâtir une nouvelle Constitution aux références égalitaires, en matière d’accès à l’éducation, à la santé, aux retraites, dans la lignée des propositions de Gabriel Boric. « Ce qui va sortir de l’Assemblée, ce sont des mots sur du papier. Sa transformation en une réalité politique dépend du président et du Congrès », souligne Fernando Atria, constituant (indépendant, élu sur une liste de gauche). Cet expert en droit constitutionnel est connu de longue date des Chiliens pour ses explications pédagogiques sur le besoin d’une nouvelle Constitution.
Selon une analyse de l’observatoire de la nouvelle Constitution (ensemble d’universitaires analysant le travail de l’Assemblée et la conseillant sur le plan technique), la majorité des propositions des élus visant à établir des nouveaux droits sont en lien avec l’environnement et prennent acte du changement climatique. « De façon plus précise, une Constitution qui abandonne l’hyper-présidentialisme actuel commence à s’édifier, avec un besoin clair d’un équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif », analyse l’Observatoire.
Dans la commune de San Joaquin, Olga Sotomayor, 71 ans, a pris place sur un banc bien avant le début de la réunion publique : elle souhaite absolument « rencontrer les constituants ». « Je veux qu’on fasse une bonne Constitution, qu’on améliore le système de santé et les retraites », soutient-elle. Cette ancienne employée administrative perçoit une maigre pension, 180 000 pesos (185 euros, environ deux fois moins que le salaire minimum), fruit d’un système à capitalisation individuelle privé. « Qui a envie de vivre avec ça ? »
« Pas le droit à l’échec »
« Ce moment vous appartient. Tout le monde doit sentir qu’il fait partie de la maison qu’est le Chili », lance, derrière un micro, Jorge Baradit, constituant indépendant, élu sur une liste de gauche et auteur de romans à succès, à la centaine de personnes rassemblées. Certaines opinent du chef, prennent des notes. « Nous n’avons pas le droit à l’échec », complète un peu plus tard Cristian Monckeberg, constituant et responsable politique de droite.
En retrait du public, un homme l’interrompt. « C’est maintenant que vous vous souvenez de nous ? C’est maintenant que vous venez dans les poblaciones [quartiers pauvres] ? Vous avez eu trente ans pour le faire ! », s’époumone-t-il, en allusion aux années qui ont suivi le retour à la démocratie lors desquelles le centre gauche et la droite ont rythmé les mandats présidentiels. L’assistance ne bronche pas. Des mains se lèvent pour réclamer le micro. « Il faut arrêter de verser des pensions à vie aux ex-présidents », exige un habitant. « Moi je sais que les élus travaillent, mais ce n’est pas le cas de tout le monde, vous n’auriez pas un problème de communication ? », interroge un autre participant.
Cet exercice participatif est au cœur du règlement que s’est fixé l’Assemblée, lors de ses premiers mois de travail, entre juillet et octobre 2021. Des experts, des ex-mandataires (parmi lesquels les anciens présidents socialistes Ricardo Lagos et Michelle Bachelet), des organisations mais aussi de simples citoyens ont pu s’inscrire pour être entendus par les constituants, divisés en sept commissions thématiques (environnement et modèle économique, droits fondamentaux, système politique…).
« Il y a eu plus de 3 000 demandes, ce qui est beaucoup », note Consuelo Rebolledo, doctorante en éducation et membre du projet Plataforma Contexto, une équipe d’universitaires qui vise à rendre accessible le travail de l’Assemblée, « avec le besoin d’expliquer aux citoyens des termes parfois techniques ».
Autre mécanisme participatif : tous les Chiliens peuvent proposer un texte qui, à condition de réunir un minimum de 15 000 signatures, devra être discuté par les constituants. « L’implication des citoyens est essentielle pour apporter une légitimité à la Constitution. Celle-ci ne peut pas reposer seulement sur le référendum de sortie. Les citoyens doivent pouvoir transmettre des propositions touchant à leur vie quotidienne et qui ont des effets concrets pour eux», observe Consuelo Rebolledo.
Au mois de janvier, l’Assemblée entre dans l’étape des délibérations, avec une règle d’approbation aux deux tiers, pour une rédaction qui, en principe, s’achèvera au mois de juillet. Avec un délai de deux mois prévus avant l’organisation du référendum d’approbation, celui-ci pourrait survenir « lors de la première quinzaine de septembre », anticipe Consuelo Rebolledo.
Flora Genoux
Santiago, envoyée spéciale