José Antonio Kast, candidat d’extrême droite, est arrivé en tête du premier tour, dimanche. Il affrontera le candidat de gauche, Gabriel Boric, le 19 décembre. Pour la première fois en trente ans, les candidats du centre gauche et du centre droit sont absents du second tour.
Les banderoles sont froissées, pliées entre les mains ou posées sur les épaules. Les militants rassemblés au quartier général du candidat Gabriel Boric (gauche), à Santiago, à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, dimanche 21 novembre, gardent les yeux rivés sur leur portable, alors que le décompte des votes arrive au compte-gouttes. Avec près de 98 % des voix dépouillées, le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast (27,9 %), devance Gabriel Boric (25,7 %), annonçant le second tour polarisé qui aura lieu le dimanche 19 décembre.
« On pensait arriver en tête. Je suis inquiet car ne pas remporter une élection, ce serait une chose, mais la perdre à la faveur d’un candidat rétrograde, autoritaire et pro-Pinochet [général à la tête de la dictature, de 1973 à 1990], serait totalement différent », soupire Matias, un avocat de 41 ans, en référence à José Antonio Kast, qui, s’il a dernièrement refusé le qualificatif d’ultradroite, a déjà exprimé ses affinités avec la dictature. Assise à même le sol, Carmen Morales, 39 ans, consultante, tire nerveusement sur une cigarette en découvrant le rapport de force. « Kast en tête, c’est schizophrénique. Je ne comprends pas comment un pays a pu voter en faveur d’une nouvelle Constitution [à plus de 78 %, lors d’un référendum, en octobre 2020] et donner autant de voix à un candidat qui rejette clairement l’Assemblée qui la rédige. »
« Certes, il y a un enthousiasme symbolique pour le candidat qui arrive en tête, mais rien n’est joué pour le second tour, nuance Maria Cristina Escudero, politiste à l’Université catholique du Chili. Cela va être un scrutin très serré, avec deux projets totalement opposés. D’un côté, celui de l’ordre et de la sécurité publique porté par José Antonio Kast, de l’autre celui de la transformation [sociale], porté par Gabriel Boric », poursuit la spécialiste.
« Renouer avec la paix, l’ordre et l’espoir »
Dans la foulée de l’annonce des résultats, le candidat d’extrême droite, un avocat de 55 ans, catholique et père de neuf enfants, s’est exprimé face à sa base, en prenant soin de préalablement remercier « Dieu (…) et ensuite [s]a famille ». Il a célébré la possibilité de « renouer avec la paix, l’ordre et l’espoir », fidèle au ton calme teinté d’un sourire qui caractérise ses prises de paroles. Au cœur de son discours, dimanche : la sécurité, notamment face « au narcotrafic » et au « terrorisme », en référence au conflit émaillé de violences autour des revendications territoriales de la population indigène mapuche, dans le sud du pays. Esquissant un premier pas vers les électeurs à séduire, il a « ouvert la porte » à ceux qui l’ont jusqu’à présent « regardé avec distance ».
Egalement conscient de la nécessité d’attirer des électeurs méfiants, Gabriel Boric, 35 ans – le plus jeune prétendant à la présidence de l’histoire chilienne –, a, dans un discours énergique, dimanche, appelé « à travailler pour arriver jusqu’à ceux qui n’ont pas voté [pour sa coalition] parce qu’ils ont des doutes légitimes face aux changements [proposés] ». S’il a de nouveau appelé de ses vœux « un Chili plus inclusif et généreux », le pilier de son programme défendant l’instauration de droits sociaux, l’ancien leader des mouvements étudiants de 2011 a aussi réalisé une incursion notoire vers les thématiques de la droite : « On souhaite dire à tous ceux qui ont peur de la délinquance : nous allons être de votre côté et nous serons implacables avec le narcotrafic. »
« Nous ne pouvons pas accepter le fascisme de Kast »
Gabriel Boric, à la tête d’une vaste alliance de gauche, possède des réserves de voix naturelles : celles des candidats de centre gauche Marco Enriquez-Ominami (7,6 % ) et Yasna Provoste (11,6 %). Cette dernière a déclaré, lors de son discours de défaite : « Nous ne pouvons pas accepter le fascisme de José Antonio Kast. » Le candidat d’extrême droite devrait, lui, pouvoir compter sur une partie des voix de Sebastian Sichel (12,7 %, centre droit). Le candidat qui s’inscrivait dans la continuité de l’actuel président, Sebastian Piñera (droite), un temps pressenti comme concurrent de Gabriel Boric, a dégringolé après une campagne jalonnée d’erreurs, affecté, par ricochet, par l’image profondément ternie du président en fonction.
Le choix de modèle qui sera fait le 19 décembre par quelque 15 millions d’électeurs (pour une population de 19 millions de personnes) sera déterminant pour l’Assemblée constituante. Elue au mois de mai, cette dernière planche sur une nouvelle loi fondamentale, visant à remplacer le texte actuel, hérité de la dictature, accusé lors de l’historique mouvement contre les inégalités de 2019 de constituer le socle néolibéral du pays. L’agenda politique de Gabriel Boric épouse les idées de la majorité de l’Assemblée, en faveur de l’instauration de droits sociaux. José Antonio Kast a assuré qu’il n’hésiterait pas à promouvoir le rejet d’une nouvelle Constitution – qui sera soumise à référendum lors du deuxième semestre 2022 – s’il est élu président, dans le cas d’un texte « mauvais ».
Surprise du scrutin, le nom du troisième homme, Franco Parisi, un ingénieur de 54 ans, qui récolte 12,8 % et devance ainsi – de peu – les candidats du centre gauche et du centre droit dont les familles politiques ont cadencé les mandats présidentiels ces trente dernières années et qui, pour la première fois depuis 1990, sont absents du second tour. Il a mené une campagne lunaire depuis les Etats-Unis, où il réside, sans poser un pied au Chili. « Je devais travailler, ensuite j’ai eu des questions familiales et de santé [à régler], je n’ai pas pu me rendre au Chili », a-t-il justifié. « Il est en dehors des codes, en dehors de la politique et de l’axe gauche-droite », évalue Maria Cristina Escudero, tandis que les observateurs tendent à le placer plutôt à droite de l’échiquier politique, en faisant une éventuelle réserve de voix pour José Antonio Kast. « On peut cependant supposer que les personnes qui ont voté pour lui vont plutôt rester chez elles au second tour », estime la politiste.
Alors que le Chili devait par ailleurs renouveler la totalité de la Chambre des députés et la moitié du Sénat – en plus des conseils régionaux –, les résultats laissent apparaître un Parlement fractionné, qui « ne garantirait pas de majorité claire, ni à Gabriel Boric ni à José Antonio Kast », souligne Maria Cristina Escudero. A l’issue du second tour, le prochain président prendra ses fonctions le 11 mars 2022.
Flora Genoux(Santiago, envoyée spéciale)