Par Flora Genoux (Santiago, envoyée spéciale)
Publié hier à 04h14, mis à jour hier à 17h36
Reportage Arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, le candidat d’extrême droite a fait de l’immigration l’un de ses thèmes de campagne.
Les couvertures empilées en guise de matelas, la pièce sans fenêtre, l’évier faisant office de cuisine, Marbelis, 34 ans, embrasse tout d’un large geste. « C’est un palace pour nous après ce qu’on a vécu », lâche cette Vénézuélienne arrivée à Santiago (Chili) fin octobre, au terme d’un parcours migratoire éprouvant, tantôt en bus, tantôt à pied, réalisé avec sa sœur, Norelis, 27 ans, et leurs cinq enfants. Couchés en ce début d’après-midi, les cousins, âgés de 4 à 12 ans, attendent le retour de leurs mères parties chercher de l’aide alimentaire. « Ils n’ont pas encore mangé. Mais, au moins, au Chili, ils vont dormir le ventre plein, pas comme au Venezuela, et, ça, ça me rend heureuse », complète Norelis.
La famille a traversé la frontière nord du Chili à pied, depuis la Bolivie, comme de nombreux autres Vénézuéliens, poussés par la crise humanitaire dans leur pays d’origine. Ces images et celles de migrants campant, sans solution d’hébergement, notamment dans le nord du pays, ont marqué la campagne présidentielle. Lors du premier tour, dimanche 21 novembre, le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast (Parti républicain), est arrivé en tête avec 27,9 % des suffrages, devançant de deux points celui de gauche, le député Gabriel Boric, qu’il affrontera au second tour, le 19 décembre. « Il faut construire un fossé » pour empêcher le passage des migrants, a notamment déclaré José Antonio Kast, qui a fait de l’immigration l’un de ses thèmes de campagne.
Jamais le sujet n’avait été aussi présent lors d’un scrutin. Dans la foulée du premier tour, Johannes Kaiser, député du Parti républicain élu le 21 novembre,déclarait : « Les femmes ne vont plus faire leur jogging au parc car elles ont peur que des migrants les violent. » Puis, en référence au score de la gauche : « Elles continuent de voter pour les partis qui accueillent ces gens et, là, tu te demandes si le droit de vote [des femmes] a été une bonne idée. » Le député a dû démissionner du Parti républicain à la suite de ces propos.
Selon les calculs du Service jésuite aux migrants (SJM), qui œuvre pour leurs droits, 1,4 million d’immigrés vivaient au Chili en 2020, pour une population totale de 19 millions d’habitants. Ce chiffre, qui n’inclut pas les situations irrégulières, a quasiment doublé depuis 2017. Avec près de 500 000 personnes, les Vénézuéliens constituent la première communauté étrangère, devant les Colombiens, les Péruviens et les Boliviens.
Inégalités aggravées par le Covid-19
« La cohésion sociale est devenue fragile au Chili », estime Waleska Ureta, directrice du SJM. L’arrivée de migrants à la peau plus foncée se heurte, selon elle, à « une population chilienne qui a construit son identité autour d’une blancheur homogène », et à une économie traversée par les inégalités, aggravées par la pandémie de Covid-19. Le pays va cependant largement absorber en 2021 (11 % de croissance prévue) l’effondrement du PIB de l’année précédente, de 5,8 %.
« Cette dernière décennie, l’immigration a augmenté de façon explosive », observe dans un rapport de 2020 la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Le sujet « est apparu dans l’espace public (…), en général de façon xénophobe, raciste, classiste, faisant de l’immigration un thème central de la société chilienne ».
« Si ceux qui nous disent “rentrez dans votre pays” savaient ce qu’on a enduré ! », lâche Norelis. Elle et d’autres familles vénézuéliennes venues recevoir des cartons d’aide alimentaire à la Fondation d’aide sociale des Eglises chrétiennes (Fasic), dans le centre de Santiago, font le même récit de la traversée du désert d’Atacama, dans le nord du pays, dans le froid, avec des enfants épuisés souffrant souvent d’hypothermie.
Alors que Norelis arrivait à Iquique, ville côtière du nord du Chili, fin septembre, des riverains manifestaient contre la présence des migrants, allant jusqu’à mettre le feu à leurs affaires dans un campement. Les violences ont été condamnées par Felipe Gonzales Morales, rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants à l’ONU.
« Des Chiliens méchants nous disaient qu’ils allaient nous tuer, c’était terrible. Des Chiliens gentils nous ont dit de nous réfugier vers la plage, on a couru, raconte-t-elle. Je suis venue ici parce que la situation du pays est tranquille, je veux donner une vie meilleure à mes enfants et travailler, travailler, travailler. » Elle saisit un sac rempli de friandises, acheté en gros, qu’elle s’apprête à revendre dans la rue, à l’unité.Les deux mères célibataires et leurs enfants logent chez une migrante péruvienne, gratuitement. « Elle nous a vus dormir dehors et a eu pitié. »
« Depuis environ un an et demi, on constate l’arrivée de familles vénézuéliennes, déjà très précarisées dans leur pays, encore plus vulnérables ici. En 2018-2019, les migrants étaient davantage des personnes urbaines et diplômées, remarque Cristian Nuñez Muñecas, travailleur social au sein de la Fasic. Le grand problème est l’hébergement pour les migrants qui n’existe pas comme tel au Chili, hormis quelques places pendant la période hivernale. »
« Il y a du racisme tout le temps »
Derrière son stand de vêtements, dans une rue du centre de la capitale, Venel, 37 ans, a le regard dur. Après six ans passés au Chili avec son épouse, cet Haïtien songe à repartir. Des milliers de ses compatriotes s’étaient installés au Chili quelques années après le tremblement de terre de 2010 à Port-au-Prince. Le pic du nombre d’arrivées a été atteint en 2017, où 125 729 Haïtiens ont obtenu un visa (presque trois fois plus qu’en 2016).
Mais, depuis 2019, ils sont plus nombreux à quitter le pays qu’à s’y installer. « Cela révèle un échec de la politique d’inclusion chilienne. Il y a aussi eu un effet Biden », analyse Waleska Ureta, en référence au président démocrate américain en fonction depuis janvier. De nombreux Haïtiens sont partis vers les Etats-Unis, dans une traversée périlleuse de toute l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale, dans l’espoir d’une politique d’accueil favorable. Bloqués à la frontière sud, beaucoup ont été refoulés en septembre par des vols charters vers Haïti.
« Il y a du racisme ici, tout le temps. J’ai passé un an au Brésil avant et ce n’était pas comme ça », rapporte Venel. Surtout, il bute sur l’obtention d’un statut de résident permanent, qui permettrait à ses filles de 13 et 8 ans, restées en Haïti auprès de leur tante, de rejoindre leurs parents. « Je ne peux pas passer autant de temps loin d’elles. Je ne comprends pas : le président [Sebastian Piñera, droite] est lui aussi père de famille… », soupire-t-il. C’est notamment à son arrivée au pouvoir, en 2018, qu’a été mise en place une politique migratoire, considérée par les experts comme plus restrictive. Le président estime alors qu’il est temps de « mettre de l’ordre à la maison ».
Pour décrire sa vie à Santiago, depuis quatre ans, Berlin, une Haïtienne de 30 ans, dessine une vague avec la main. « Couci-couça », dit-elle en français, derrière un chariot rempli de sodas qu’elle vend devant la gare de la capitale. Elle a pu obtenir des papiers. Et elle parvient, chaque mois, à honorer la mission qu’elle s’est donnée en rejoignant le Chili : envoyer de l’argent à ses trois enfants de 14, 12 et 8 ans, restés en Haïti. Flora Genoux