Par Flora Genoux (Temuco, Chili, envoyée spéciale)
Reportage Emaillé de violences et d’occupations illégales, le désaccord historique autour de la restitution des terres ancestrales de la population autochtone Mapuche se trouve à un tournant, avec l’arrivée au pouvoir du président de gauche, Gabriel Boric.
Entre les pins et les eucalyptus se dresse une modeste maison. Une vaste pièce, un fourneau, deux canapés fatigués, un téléviseur et, dehors, côté jardin, un potager, quelques animaux (poules, oies, brebis, chevaux), du bois de chauffage. Voilà cinq ans que Carolina Soto Campos, 33 ans, et son mari, 52 ans, vivent sur ce terrain avec leurs trois enfants. Nous sommes au cœur de la région de l’Araucanie, dans le sud du Chili, une zone en grande partie agricole et forestière située entre le Pacifique et la cordillère. L’endroit a des airs de bout du monde : plus bas, plein sud, le pays file se morceler dans l’océan ; plus haut, en direction du nord, il faut rouler près de 600 km pour atteindre Santiago, la capitale.
Carolina Soto Campos et les siens sont des Mapuche, littéralement le « peuple de la terre », de loin la principale population indigène du Chili (1,7 million de personnes sur 19 millions). Et, s’ils vivent en Araucanie, c’est justement pour revendiquer cette terre de leurs ancêtres. « C’est notre besoin, comme Mapuche, de pouvoir cultiver la terre, prévient cette femme de caractère. Après avoir été dépouillés, trompés, on veut être près de la mapu [la terre]. C’est ici que je me sens libre. » « Libre » et engagée dans un singulier défi : « récupérer » ces six hectares qu’elle occupe, actuelle propriété d’une entreprise forestière privée.
Descentes de police et drones inquisiteurs
Seize autres familles mapuche des environs sont dans la même situation. Au total, elles revendiquent 5 000 hectares. De quoi alimenter ce que les Chiliens appellent le « conflit mapuche », une affaire d’histoire et d’identité, parfois émaillée de violences. L’un des versants de cette « lutte », comme l’assène Carolina Soto Campos, ce sont les descentes de police et les visites de drones inquisiteurs, même en pleine nuit. https://lemonde.assistpub.com/display.html?_otarOg=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&_cpub=AAX23QE99&_csvr=042008_357&_cgdpr=1&_cgdprconsent=0&_cusp_status=0&_ccoppa=0
Avant l’arrivée des Espagnols, au XVIe siècle, les Mapuche étaient des éleveurs, également présents dans le sud de l’actuelle Argentine. Après avoir résisté à l’invasion des colons, ils ont progressivement été contraints de se replier, spoliés par l’Etat chilien.
« En 1803, ils avaient cinq millions d’hectares. En 1927, ils n’en comptaient plus que 500 000 », retrace Sergio Caniuqueo, historien mapuche, chercheur au Centro de Estudios Interculturales e Indigenas. Ils continuent ensuite à perdre encore davantage de terres. Une partie leur est restituée dans les années 1960, dans le cadre de la réforme agraire conduite par Salvador Allende [le président socialiste renversé par le putsch de 1973], puis retirée sous la dictature de Pinochet [1973-1990], qui a accordé des aides aux entreprises forestières pour leur installation dans la région. »
Lors de son investiture, le 11 mars, Gabriel Boric a évoqué « les populations autochtones, dépouillées de leurs terres mais jamais de leur histoire », suggérant même la possibilité d’une réparation
Même si la question des terres est centrale, le mal est plus profond, selon bien des observateurs. « Il y a une blessure ouverte, avec une société chilienne qui n’accepte pas qu’il y ait un autre, et que cet autre était là avant », estime ainsi Ruben Sanchez, Mapuche et ancien codirecteur de l’ONG de soutien aux Mapuche Observatorio Ciudadano (observatoire citoyen), à Temuco, la capitale de l’Araucanie.
Si les Mapuche décidés à récupérer des terrains s’inscrivent, à l’instar de Mme Soto Campos, dans un mode de vie rural, plus d’un tiers de cette population est installé à Santiago et dans son agglomération. Près de 20 % vivent en Araucanie, leur deuxième région, la plus pauvre du pays. Loin d’être repoussés aux marges de la société chilienne, les uns et les autres ont leurs propres élites, sociales et intellectuelles, composées de médecins, de chercheurs, d’élus, d’avocats, de professeurs. Tous ne revendiquent pas leur lignage, marqué par la perte des terres. Certains se sentent totalement Chiliens, d’autres pas.
Un « usage excessif de la force »
Quelle place leur accorder dans le Chili actuel ? Lors de son discours d’investiture, vendredi 11 mars, le nouveau chef de l’Etat, Gabriel Boric (gauche), a évoqué « les populations autochtones, dépouillées de leurs terres mais jamais de leur histoire », suggérant même la possibilité d’une réparation, sur la base du dialogue.
Il a notamment assuré vouloir mettre un terme au déploiement militaire dans la zone sud du pays, décrété par son prédécesseur, Sebastian Piñera (droite) en octobre 2021. M. Piñera avait justifié cette mesure par les « graves faits répétés de violence liés au narcotrafic, au terrorisme et au crime organisé », dont il accusait certaines organisations indigènes. Des mois plus tôt, en mai 2020, les Nations unies avaient pour sa part appelé à une enquête sur « l’usage excessif de la force », et exprimé son inquiétude face « à la discrimination et aux expressions de haine envers ce peuple ».
« Le droit à la sécurité et à la paix »
De telles opérations « ciblées » ont commencé à se multiplier au tournant des années 2000. D’après les professionnels du secteur forestier, le phénomène s’est accéléré : dix-sept prestataires ont été attaqués en 2017, quatre-vingt-dix en 2021.
Le président Sebastian Piñera avait alors employé le terme de « terrorisme », un mot jugé excessif par les organisations de défense des droits humains. « Ce qu’on demande, c’est le droit à la sécurité et à la paix », avance José Hidalgo, leader de l’association des prestataires de service forestiers.
L’indice mondial du terrorisme, développé par l’Institut pour l’économie et la paix, groupe de recherche basé en Australie, place le Chili en deuxième position des pays d’Amérique latine, derrière la Colombie. « En 2021, les extrémistes mapuche ont revendiqué 206 attaques, qui ont fait un mort », pointe le rapport. « On ne travaille pas tranquilles. Là où il y a une entreprise forestière, il y a des attentats, regrette José Calbuqueo, un employé de Gerardo Cerda, lui-même Mapuche. La revendication des terres usurpées, c’est une chose. Mais le vandalisme, et le terrorisme, c’est non. »
Le chercheur Gonzalo Bustamante, professeur de psychologie, spécialiste des populations indigènes, estime que le conflit s’est complexifié ces cinq dernières années, avec des groupes armés, dont la Coordinadora Arauco-Malleco, organisation militante qui revendique les incendies de camions, mais pas les attaques sur les personnes.
« On ne sait plus bien comment tout cela est structuré », admet-il. Pour l’anthropologue Natalia Caniguan, « la frustration a continué d’enfler, avec la sensation que rien ne change, c’est aussi ce qui est à l’origine de la révolte sociale de 2019 [manifestations contre les inégalités, dans la capitale et plusieurs régions du pays, à partir du 18 octobre 2019] ». Pourtant, depuis 1993 et une reconnaissance juridique des populations indigènes, le dossier « a toujours été présent » politiquement, constate-t-elle, avant de souligner un point essentiel à ses yeux : « L’erreur des différentes mesures est de se focaliser sur la réduction de la pauvreté, qui connaît des indices très élevés au sein de la population mapuche, sans accorder de droits. »
Un système de restitution légal
Tous ceux qui récupèrent des terres ne le font pas dans l’illégalité. « Nous, on n’est pas dans l’affrontement. Dans notre communauté, on fait les choses dans le dialogue », affirme ainsi Marta Guillermina Colimil, une Mapuche de 53 ans, qui parle pour sa famille et ses voisins. Elle-même est entrée en possession, le plus légalement du monde, d’un terrain de quinze hectares appartenant à un propriétaire particulier en périphérie d’Ercilla, une petite ville de l’Araucanie.
Ce système de restitution a été mis en place depuis 1993 par la Corporacion Nacional de Desarrollo Indigena (Conadi), reliée au ministère du développement. Il permet à l’Etat de racheter des terres privées pour les redistribuer aux familles indigènes ayant déposé une demande. A ce jour, 215 000 hectares ont ainsi été rachetés par l’Etat. « Ça reste peu, et le système manque de transparence », regrette toutefois Hernando Silva, codirecteur de l’ONG Observatorio ciudadano.
Installée dans son atelier de couture, Marta Guillermina Colimil tire des tabliers et des chemisiers colorés d’un sac en plastique. Après treize ans de travail chez des familles aisées de Santiago, elle a retrouvé la région qu’elle avait quittée jeune adulte, poussée par la pauvreté. Grâce à une aide publique, elle a pu lancer sa petite affaire. « Les vêtements que je vends me permettent de vivre. Avec cette terre, je me sens bien, j’ai récupéré ce qui, autrefois, appartenait à notre peuple. »
Un regret, tout de même, lâché avec un geste d’impuissance : « Je ne parle même pas ma langue, et ça, ça me rend triste. » Le mapudungun se parle en effet de moins en moins, sous l’impact des discriminations et des migrations intérieures vers les villes : seuls 10 % des Mapuche maîtrisent actuellement cette langue.
La « persécution » de la police
Dans cette population aux aspirations et aux demandes disparates, sans leader ni organisation unique, certains tiennent des discours bien plus offensifs.
Par exemple Mijael Carbone, dirigeant mapuche. Ce gaillard de 34 ans, père de cinq enfants, a un objectif en tête : « l’autodétermination ». Il vit à Temucuicui, zone emblématique du conflit. « On ne dit pas qu’il faut que les villes disparaissent, mais on souhaite en avoir la gestion, et celle des routes aussi. » Cet homme au verbe et au regard sûrs dénonce la « persécution » constante de la police : « On peut sentir le vent des hélicoptères sur nos maisons. » Ici, plus de 2 000 hectares ont été récupérés, dit-il avant de stopper net son 4 × 4. Sur le bord de la route, un tracteur perclus de balles et orné de fleurs. C’est au volant de cet engin, désormais transformé en autel, qu’un Mapuche de 24 ans, Camilo Catrillanca, a été tué par des policiers en 2018.
Cet homicide, dont les fautifs ont été condamnés en janvier 2021, a contribué à tendre davantage encore la relation des Mapuche avec l’Etat. Ce n’est donc pas un hasard si la première visite à la communauté mapuche de la nouvelle ministre de l’intérieur, Izkia Siches, a eu lieu à Temucuicui, mardi 15 mars. Le déplacement devait être une ouverture au dialogue, mais des tirs en l’air ont mis un terme à la rencontre. Mijael Carbone, lui, reste sur sa ligne de fermeté. Les incendies de camions, sans victimes humaines ? « S’ils sont la propriété d’entreprises forestières, je dis oui, deux fois oui. » Le dialogue ? « Nous sommes pour. Mais sans la garantie que le sujet de l’autonomie sera mis sur la table, on ne s’assiéra pas pour discuter. »
Face à la pluralité qui caractérise cette population très particulière, l’universitaire Sergio Caniuqueo s’interroge : « Combien d’entre eux souhaitent revenir vers ces terres ? A quelles conditions ? Une des faiblesses du mouvement mapuche est de ne pas avoir su créer un centre de recherche qui donne ce baromètre. »
L’Assemblée constituante – où des sièges sont réservés aux populations indigènes et dont la toute première présidente, Elisa Loncon, en fonctions en 2021 et 2022, était une Mapuche – rédige actuellement une nouvelle Loi fondamentale. Elle vient de consacrer, dans le brouillon du texte en préparation, le principe d’Etat plurinational, ouvrant la voie à une reconnaissance constitutionnelle. Une première. La formule peut demeurer purement théorique. Ou au contraire permettre enfin une résolution du conflit.
Flora Genoux Temuco, Chili, envoyée spéciale