Parmi les 460 personnes rendues aveugles ou éborgnées pendant le soulèvement populaire commencé le 18 octobre 2019, quatre se sont suicidées. Les associations exigent de l’État un plan intégral de réparations et une meilleure prise en charge des soins psychologiques.
30 octobre 2023 à 17h10
Santiago (Chili).– « Ils ont transformé nos vies. Je n’ai plus le fils que j’avais. Ils ne me rendront jamais mon fils tel qu’il était avant », déclare Marta Valdés, les yeux humides.
Il y a quatre ans, le 28 octobre 2019, au milieu des manifestations du « réveil » chilien lancé après l’annonce d’une hausse du prix des transports publics à Santiago, son fils de 17 ans a été touché par une grenade lacrymogène tirée par un policier.
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Edgardo Navarro Valdés avait décidé de participer à la manifestation pour réclamer de meilleures pensions pour les retraité·es et défendre d’autres revendications sociales qu’il considérait, comme d’autres Chilien·nes, nécessaires pour réduire les inégalités qui touchent le pays. C’est en envoyant des SMS à sa sœur aînée, qui se rendait elle aussi au rassemblement, qu’il a été touché. Puis ce fut la confusion : la douleur, la fumée, les cris, les voix de manifestants qui l’aidaient.
Le cas d’Edgardo Navarro Valdés a été l’un des premiers, dans un pays qui détient aujourd’hui un triste record mondial : au moins 460 personnes, selon les chiffres de l’Institut national des droits de l’homme, un institut public indépendant, ont été victimes de traumatismes oculaires. Certaines ont perdu totalement la vue ou ont été éborgnées.
L’impact a été tel que les victimes, leurs familles et leurs soutiens ont créé plusieurs associations pour tenter de lutter collectivement et d’obtenir réparation de la part de l’État. C’est ainsi que Marta Valdés, la mère d’Edgardo, a décidé de s’organiser et de diriger la « Coordinadora de Víctimas de Trauma Ocular » (« Coordination des victimes de traumatismes oculaires »).
Un manifestant arrêté par la police anti-émeutes lors d’affrontements à Santiago (Chili) le 28 octobre 2019. © Photo Martin Bernetti / AFP
Un manifestant arrêté par la police anti-émeutes lors d’affrontements à Santiago (Chili) le 28 octobre 2019. © Photo Martin Bernetti / AFP
En plus de la perte totale ou partielle de la vision, le choc subi par les victimes a des conséquences sur de multiples aspects de leur vie quotidienne : douleurs chroniques, perte d’emploi, report de projets personnels et traumatismes psychologiques, avec de graves effets sur leur santé mentale.
Marta Valdés explique que la vie de son fils a basculé ce 28 octobre 2019. Depuis, Edgardo souffre d’accès de rage et de frustration qui l’ont conduit plus d’une fois à tenter de mettre fin à ses jours.
La santé mentale est l’un des sujets les plus préoccupants pour les parents et les proches des victimes. En effet, depuis la violente répression policière du soulèvement populaire de 2019, quatre victimes de traumatismes oculaires se sont suicidées. Les associations affirment que beaucoup d’autres ont tenté d’en faire de même.
La dernière victime est Jorge Salvo, 27 ans. Après plusieurs tentatives, il s’est tué en juillet dernier. Sa mort a ravivé la douleur de celles et ceux qui ont subi la même violence de la part des forces de l’ordre. Par ailleurs, le ministère de la santé, chargé du Plan d’accompagnement et de prise en charge des victimes de traumatismes oculaires (Pacto), a commencé à recueillir des informations sur la situation des patient·es.
La promesse de Gabriel Boric
Ce plan, lancé en août 2022 par le président Gabriel Boric (gauche, élu en décembre 2021) et dont l’acronyme signifie « pacte » en espagnol, prévoit des réparations intégrales pour les victimes de violations des droits humains survenues pendant le soulèvement populaire. Il vise, selon le président, à « rétablir la confiance » des victimes, un mot crucial pour les associations.
Marta Valdés explique en effet qu’un grand nombre de victimes de traumatismes oculaires n’ont pas voulu recevoir l’aide de ce programme public car elles se méfient de tout ce qui est institutionnel. La situation s’était améliorée avec le gouvernement de gauche, mais cette confiance fragile a été ébranlée lorsque, le 6 avril, le gouvernement a promulgué une loi qui accroît les pouvoirs de la police et donne aux forces de l’ordre plus de liberté pour utiliser leur arme de service si leur vie ou celle d’autrui est en danger.
Cette initiative, qui a vu le jour dans un contexte d’insécurité croissante au Chili, a suscité des critiques de la part des défenseur·es des droits humains. D’autant plus que, jusque-là, le débat était au contraire axé sur la nécessité de réformer l’institution policière après les violences répétées commises pendant le soulèvement populaire de 2019. « C’est pour cela qu’il y a de la méfiance. Quand le gouvernement me dit que le programme Pacto existe, que des millions ont été alloués et que les victimes n’utilisent pas ces ressources, je réponds : comment croire un État qui crée une loi qui nous victimise à nouveau et viole encore plus nos droits ? », souligne Marta Valdés, présidente de la Coordination des victimes de traumatismes oculaires.
Pas de commémoration officielle
Lundi 16 octobre, le gouvernement a annoncé qu’il n’y aurait pas de commémoration officielle pour le quatrième anniversaire de la révolte sociale d’octobre 2019. Le président et plusieurs de ses ministres étant en pleine tournée en Chine, c’est par la voix du ministère de l’intérieur que le gouvernement a confirmé que cette année, La Moneda n’a préparé aucune cérémonie. L’exécutif a annoncé par la même occasion le déploiement dans les rues chiliennes « d’un dispositif de 5 000 carabineros [policiers – ndlr] pour maintenir l’ordre public ».
« Cette page qui se tourne me semble sans espoir pour nous, dont les vies ont été ruinées à jamais, dont la santé mentale ne sera plus jamais la même. Nous devons vivre avec toutes les conséquences de cette situation, qu’elles soient économiques, professionnelles, éducatives, sociales, physiques ou psychologiques. Le Chili avance sans nous, comme si de rien n’était », s’indigne Natalia Aravena, 28 ans, victime d’un traumatisme oculaire.
L’une des choses qui révolte le plus cette infirmière de La Florida, une commune de la banlieue de Santiago, est qu’une partie de la droite chilienne a désigné les victimes de violences policières comme des criminel·les, les a constamment stigmatisées et abandonnées à leur sort.
Il y a des poussées néofascistes de droite très dangereuses. C’est pourquoi rien ne pourra avancer durablement si les gens ne se mobilisent pas.
Lorena Pizarro, députée du Parti communiste
« Je pense que si la question n’est pas abordée de manière globale, nous ne pourrons jamais progresser dans la guérison des blessures des victimes, ou au moins essayer d’assumer la responsabilité en tant qu’État pour les dommages causés », affirme pour sa part Lorena Pizarro, députée du Parti communiste, formation qui fait partie de la coalition au pouvoir, ex-présidente de l’« Agrupación de Familiares de Detenidos Desaparecidos » (« Association des familles de détenus et disparus de la dictature »).
Elle estime qu’il faut adopter une approche transversale et que l’État devrait s’occuper de toutes les victimes – pas seulement des personnes mutilées. « Il y a des poussées néofascistes de droite très dangereuses. C’est pourquoi rien ne pourra avancer durablement si les gens ne se mobilisent pas. La droite a gagné toutes les dernières élections qui pourraient signifier une véritable transformation du pays. Par conséquent, je pense que pour parler de la responsabilité de l’État, nous devons également faire pression sur l’État en nous mobilisant. Et ne pas relativiser ce qui s’est passé », dit-elle.
Au sein du gouvernement actuel, Xavier Altamirano, sous-secrétaire d’État aux droits humains, reconnaît que la méfiance a créé un fossé entre le gouvernement et les victimes de traumatismes oculaires. Toutefois, selon lui, depuis que Gabriel Boric a pris ses fonctions en mars 2022, il a accompli des gestes importants tels que la reconnaissance politique de la gravité et de la complexité de la situation. Après son arrivée à ce poste en mars dernier, Xavier Altamirano a créé une table ronde pour la réparation des victimes de la révolte sociale.
Des garanties pour une réparation intégrale
« Ma tâche consiste à clore un processus essentiel, à savoir disposer d’un nombre précis de cas auxquels une politique publique adéquate doit être appliquée. C’est l’une des tâches que je m’efforce d’accomplir et c’est mon objectif », affirme le sous-secrétaire d’État, qui espère remettre ces informations au président en décembre prochain afin de définir les étapes à suivre dans le cadre d’une politique publique de long terme.
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Bien qu’il comprenne les critiques formulées par les victimes à l’égard du plan Pacto, il estime qu’elles ne sont pas tout à fait justes, car la couverture du programme et son financement ont été élargis. « C’est une question de budget et de prise en charge. Mais ce n’est pas satisfaisant parce que nous échouons sur un autre point, à mon avis, en tant qu’État et d’un point de vue des politiques publiques. Et là, nous arrivons à une autre critique qui est tout à fait réelle et acceptable, parce qu’il s’agit d’une réalité factuelle : il manque encore à ce programme toute une série de garanties, ce qui ne permet pas aujourd’hui de parler de réparation intégrale », reconnaît Xavier Altamirano.
Peu avant sa mort, les proches de Jorge Salvo et les associations ont appris qu’il avait annulé un rendez-vous avec le psychologue du plan Pacto. C’est l’une des dernières nouvelles qu’ils ont eues de lui. Son entourage affirme que sa dépression s’est aggravée après les résultats du plébiscite du 4 septembre 2022. Comme beaucoup d’autres victimes, il a été profondément affecté par le fait que les Chiliens et Chiliennes ont rejeté à une large majorité la nouvelle Constitution proposée, qui aurait pu remplacer le texte actuel, hérité de la dictature de Pinochet. Il s’est senti abandonné non seulement par l’État, mais aussi par la population.