Pour éviter la victoire du candidat de l’extrême droite, José Antonio Kast, au second tour de la présidentielle dimanche 19 décembre, son rival de gauche Gabriel Boric mise sur une mobilisation des forces de gauche, sur le centre et les indécis.
18 décembre 2021 à 15h42
Santiago du Chili (Chili).– Dans l’après-midi du dimanche 12 décembre, le parc Inés-de-Suarez de la capitale chilienne ressemble à une piste de danse. Des dizaines de personnes, des familles entières, sont réunies pour un bal en faveur de Gabriel Boric, organisé par le syndicat national des travailleurs de la danse. Ce rassemblement, qui ne ressemble en rien à un événement politique traditionnel, s’inscrit dans le cadre d’une réorientation de la campagne du candidat de gauche après les résultats du premier tour qui ont surpris le pays.
Même si le camp de Boric espérait bien atteindre le second tour, il n’avait pas imaginé une seule seconde un scénario dans lequel son adversaire serait José Antonio Kast, dirigeant de l’extrême droite, qui, de plus, est arrivé en tête des suffrages avec 27,92 %.
Des partisanes de Boric le 14 décembre 2021, à Antofagasta. © Glenn Arcos/AFP
Le lendemain des résultats, les figures les plus importantes du centre-gauche ont commencé à se mobiliser afin de pousser au ralliement les secteurs les plus conservateurs, tels les démocrates-chrétiens (DC), qui formaient l’un des partis politiques les plus puissants pendant la transition post-dictature. La base et la direction ont appelé à voter pour Boric.
Conquérir les voix du centre a été le mot d’ordre des semaines suivantes. Convaincre également les indécis et le grand nombre de personnes qui se sont abstenues lors du premier tour le 21 novembre, où le taux de participation n’a été que de 47,34 %, dépassant à peine les chiffres du scrutin de 2017. Bien loin de la mobilisation pour le référendum en faveur de la Constituante (plus de 50 %).
La vérité, c’est que je suis plein d’espoir parce que nous assistons à un déferlement citoyen en faveur de Gabriel Boric
Emilia Schneider, première députée transgenre du Chili
La crainte de l’extrême droite représentée par Kast, un candidat homophobe, qui a mis en avant les bienfaits de la dictature militaire et a proposé de creuser des fossés à la frontière pour empêcher les migrants de venir, a permis de ressouder une gauche fragmentée.
L’une des premières mesures, et la plus habile, de l’équipe de Boric a été de nommer comme porte-parole Izkia Siches, la jeune et charismatique présidente de l’Ordre des médecins qui a acquis une grande popularité dans les médias pour son rôle dans la gestion de la pandémie.
« Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout est très clair, je regarde le visage de ma fille et je sais ce que je dois faire. C’est mon devoir », a déclaré Izkia Siches, émue, alors qu’elle s’adressait aux journalistes pour annoncer sa démission de la présidence de l’Ordre et son nouveau rôle dans la campagne de Boric. « Je m’engage dès maintenant à travailler pour que l’espoir soit possible dans le prochain gouvernement. Je crois qu’il est nécessaire d’emprunter une nouvelle voie pour contribuer au projet mené par Gabriel Boric », a ajouté la chirurgienne.
En cet après-midi de décembre, Emilia Schneider prend le micro devant les participants au bal du dimanche. Elle répète sous les applaudissements que « l’espoir doit l’emporter sur la peur ».
Ancienne dirigeante étudiante, elle vient de devenir la première députée transgenre du Chili. Son élection marque une étape importante, mais elle défie également le nouvel ordre du Congrès, dans lequel les députés du Parti républicain fondé par Kast ont remporté 15 sièges. Emilia Schneider a été la cible d’attaques sur les réseaux sociaux, interpellée par des membres du Parti républicain, obligeant même Kast en personne a s’exprimer pour prendre ses distances.
« La vérité, c’est que je suis pleine d’espoir parce que nous assistons à un déferlement citoyen en faveur de Gabriel Boric. Nous avons montré que nous sommes beaucoup plus nombreux que notre seule coalition, parce que les citoyens comprennent, dans toute la diversité de nos pensées et de nos émotions, ce qui est en jeu dans cette élection », déclare Emilia Schneider à Mediapart, au milieu des participants qui demandent des selfies.
Parce que ce qui va être décidé dimanche prochain est fondamental. Personne ne peut rester indifférent
Michelle Bachelet, ancienne présidente socialiste
Tout près, sous un grand arbre, un couple de professeurs observe ceux qui dansent au milieu de la piste. « Je crois que si nous incluons les jeunes pour qu’ils aillent voter et soient remplis d’espoir, avec le désir de changer les choses, nous pouvons renverser la situation et gagner », déclare Margarita avec enthousiasme. Ils avouent que pour la primaire interne dans laquelle la gauche a défini son candidat, ils ont tous deux voté pour Daniel Jadue, porte-drapeau du Parti communiste.
« Je pense que les gens voient ce que signifie une candidature Kast, dit Rodrigo. C’est le fascisme ou la démocratie. La régression possible. Imaginez combien nous avons gagné en droits pendant ces années. Sous le gouvernement de [Sebastián] Piñera, bien qu’il ne l’ait pas proposé de son plein gré, nous avons obtenu une Convention constitutionnelle et beaucoup de progrès ont été réalisés en matière de droits des femmes. Beaucoup de gens se mobilisent car si Kast est élu, ce sera ingouvernable et il y aura de la violence », dit le professeur.
L’effet Michelle Bachelet
« C’est une élection très disputée, dont l’issue est encore très ouverte », estime Marcela Rios, docteure en sciences politiques et membre du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), jugeant qu’il existe un épuisement général des citoyens en raison du nombre inhabituel d’élections au cours des deux dernières années.
La dernière semaine avant l’élection a été marquée par l’engagement de l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, qui a effectué deux mandats (2006-2010 et 2014-2018) et jouit d’une grande popularité et d’un capital de sympathie auprès de la population. Dans une vidéo, l’actuelle Haute-Commissaire des Nations unies aux droits humains, en vacances dans son pays, a expliqué être « venue faire [son] devoir de citoyen ».
« Parce que ce qui va être décidé dimanche prochain est fondamental, a-t-elle poursuivi. Personne ne peut rester indifférent. [Il s’agit d’]élire un président qui veillera à ce que notre pays puisse réellement poursuivre sur la voie du progrès pour tous, sur la voie d’une plus grande liberté, de l’égalité, du respect des droits humains, d’un environnement durable et, bien sûr, de l’opportunité d’une nouvelle Constitution. Il y a donc une grande différence entre les candidats. C’est pourquoi je vais voter pour Gabriel Boric. »
L’ancienne présidente s’est entretenue à huis clos, à son domicile, avec le candidat du Frente Amplio.
Pour Marcela Ríos, le pays a également connu un phénomène qui ne s’était pas produit depuis plus d’une décennie : la ralliement à la campagne de Boric d’« une partie importante des mouvements sociaux qui s’identifient à la gauche, mais qui étaient depuis longtemps désenchantés par les représentants et le système politique institutionnel, et avaient choisi de manière active et militante de ne pas voter et de rester en dehors des processus électoraux ».
Marcela Ríos fait également référence au rôle joué par l’une des organisations étudiantes les plus combatives, l’ACES (Asamblea Coordinadora de Estudiantes Secundarios), dont un ancien dirigeant, Víctor Chanfreau, avait appelé au boycott des élections les années précédentes. « Je n’ai jamais fait partie du système institutionnel et je n’en ferai pas partie, mais j’appelle à voter, car nous devons fermer tous les espaces à Kast et à l’ultradroite et bien que la lutte contre ces secteurs ne commence ni ne se termine le 19 décembre, il est important que nous nous manifestions ce jour-là », a déclaré Chanfreau dans une vidéo qu’il a partagée sur les réseaux sociaux.
Le programme de Boric, en général, reflète davantage un programme social-démocrate
Marcela Ríos, docteure en sciences politiques et membre du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud)
On retrouve dans cette mobilisation, souligne Ríos, des mouvements sociaux et des acteurs liés aux manifestations qui ont commencé en octobre 2019. « Nous avons un déplacement et un réseau de politisation lié au système politique institutionnel et à la démocratie représentative qui sont très positifs, dans le sens où le vote et les élections sont à nouveau reconnus comme un outil pour renforcer la démocratie et promouvoir certains secteurs de changement. Je pense que c’est très bon pour le pays, très bon pour la démocratie. Il reste à voir dans quelle mesure cela affectera les résultats, mais cela amènera certainement un groupe d’électeurs qui étaient restés en dehors du processus à participer, et cela peut également avoir un impact important sur le résultat », explique-t-elle.
Certains médias tentent d’imposer le récit d’un pays divisé entre deux extrêmes, d’un côté Boric, de l’autre Kast. Mais, pour Marcela Ríos, « l’idée qu’ils représentent deux pôles ne rend peut-être pas compte de la complexité du scénario politique ».
En ce qui concerne Kast, il est évident qu’il se situe à l’extrême droite. « Nous devons nous rappeler qu’il est un candidat qui a concouru à la droite de la droite traditionnelle chilienne. La droite a organisé une primaire à laquelle Kast n’a pas participé parce qu’il était encore plus à droite, en termes idéologiques, sur différentes questions. »
Mais « le programme de Boric, en général, reflète davantage un programme social-démocrate ». « De nombreux groupes de gauche se situent à la gauche du Frente Amplio et, après le premier tour, la candidature de Gabriel Boric a été soutenue par l’ensemble du centre-gauche, des démocrates-chrétiens au Parti socialiste, en passant par de nombreux mouvements intermédiaires. »
Kenneth Bunker, politologue et directeur exécutif de Tresquintos.cl, une plateforme d’information électorale et d’analyse politique au Chili, souligne aussi que « Gabriel Boric a très bien compris après le premier tour qu’il devait aller au centre ». « La campagne qu’il a menée au premier tour était très tranchée, il ne parlait qu’à son public et il a compris qu’il devait aller un peu plus vers le centre. »
« Boric a plutôt cherché le vote social-démocrate et il a très bien mené cette campagne, poursuit-il. Il s’est modéré, il a parlé de gradualisme, il s’est adressé aux indépendants, à différents secteurs politiques, institutionnels, aux anciens présidents, députés, membres de la Constituante…. Il a montré qu’avec tous ces soutiens, avec cette capacité de négociation, il peut mettre en place un gouvernement où il y aura des changements mais dans l’ordre. »