Lors d’une visite sur l’île de Lesbos, où arrivent des personnes aspirant à l’exil, François a demandé un changement radical dans l’attitude des pays européens envers les migrants qui se présentent à leurs frontières.
L’histoire ne pourra pas reprocher à ce pape-là de n’avoir pas parlé avec suffisamment de force contre ce qu’il a appelé vendredi « la guerre de ce temps », à savoir la question migratoire. Au deuxième jour de sa visite en Grèce, François s’est rendu, dimanche 5 décembre, dans l’île de Lesbos à la rencontre de réfugiés, qui, à partir des côtes turques, cherchent à rejoindre un pays européen. Il y a prononcé d’une voix douce son discours sans doute le plus ardent, mais aussi le plus cinglant, en faveur d’un changement radical dans l’attitude des pays de l’Union européenne (UE) envers les migrants qui se présentent à ses portes. Car la politique actuelle visant à les empêcher d’entrer, a-t-il fulminé, constitue « un naufrage de civilisation ».
La tente sous laquelle l’attendent quelques dizaines de réfugiés du centre d’accueil et d’identification de Mavrovouni est posée à dix mètres de la grève de cette île grecque, face à la côte turque qui, bien qu’à quinze kilomètres, semble à portée de barque. Les alentours immédiats ont été recouverts de castine pour rendre le terrain accidenté plus accessible.
Autour sont alignés tentes et containers, dans lesquels s’entassent quelque 2 200 personnes, dont près de 30 % d’enfants. Quelques-uns sont scolarisés dans les écoles grecques de Mytilène, les autres n’ont accès qu’à une « éducation informelle », explique Angeliki, 28 ans, une employée de l’organisation humanitaire catholique Caritas Hellas, qui travaille dans le camp. « Il y a une majorité d’Afghans, de Somaliens, de Congolais et de Syriens », détaille-t-elle. Parmi les pays où voudraient se rendre ces demandeurs d’asile, « l’Allemagne est la plus populaire », explique la jeune femme.
Devant cette petite assistance, et après avoir sillonné le camp au plus proche de ses habitants, la philippique de François s’est développée sur plusieurs registres.
En citant à deux reprises le philosophe Elie Wiesel (1928-2016), le pape s’est d’abord placé sur un plan moral pour demander le réveil des « cœurs sourds aux besoins des autres ». « Surmontons la paralysie de la peur, l’indifférence qui tue, le désintérêt cynique qui, avec ses gants de velours, condamne à mort ceux qui sont en marge !,a-t-il lancé. Luttons à la racine contre cette pensée dominante, cette pensée qui se concentre sur son propre moi, sur les égoïsmes personnels et nationaux. »
« Miroir de la mort »
Comme il y a cinq ans, lorsqu’il s’était rendu une première fois sur l’île de Lesbos, le pontife a insisté sur les personnes qui se trouvent derrière le vocable globalisant de migrant. « Regardons le visage des enfants, a-t-il demandé. Ayons le courage d’éprouver de la honte devant eux, qui sont innocents et représentent l’avenir. (…) Ne fuyons pas trop vite les images crues des petits corps gisants sur les plages. »
Dos au rivage, le pape sud-américain a une fois encore repris l’image qu’il brandit depuis son discours devant le Parlement européen, en 2014. La Méditerranée « est en train de devenir un cimetière froid sans pierres tombales », a-t-il constaté.
« Ce grand plan d’eau, berceau de tant de civilisations, est désormais comme un miroir de la mort. Ne permettons pas que la Mare nostrum se transforme en une désolante Mare mortuum (…). Ne laissons pas cette “mer des souvenirs” devenir la “mer de l’oubli”. Je vous en prie, arrêtons ce naufrage de civilisation ! »
Sur le plan des politiques publiques, le chef de l’Église catholique a appelé à des solutions collectives, car, face à ce « problème mondial », « les solutions fragmentaires sont inadaptées ». Mais il a souligné que, si face à d’autres fléaux globaux, comme la pandémie ou le changement climatique, des initiatives collectives ont pris forme malgré les pesanteurs, « tout paraît terriblement bloqué lorsqu’il s’agit de la question migratoire ».
Alors qu’il faudrait des « politiques de grande envergure », il a reproché aux Européens (sans les nommer) de « traiter le problème comme une affaire qui ne les concerne pas » et de se défausser de leurs responsabilités en laissant certains Etats gérer seuls les flux migratoires, en particulier les pays dans lesquels les migrants arrivent en premier de l’extérieur de l’UE, comme la Grèce. « Combien de “hot spots” où les migrants et les réfugiés vivent dans des conditions à la limite de l’acceptable, sans entrevoir de solutions ? », a déploré le pape, qui a aussi dénoncé la perspective de l’utilisation de fonds communautaires « pour construire des murs ».
La foi chrétienne « exige » compassion et hospitalité
La charge peut-être la plus incisive a visé les usages idéologiques de la question migratoire, chez ceux qui opposent « sécurité et solidarité, local et universel, tradition et ouverture ». « Plutôt que de prendre parti pour des idées, a-t-il observé, il peut être utile de partir de la réalité » et de voir que « tant de populations [sont] victimes d’une urgence humanitaire qu’elles n’ont pas causée mais seulement subie. » Il a critiqué ceux qui diffusent « la peur de l’autre » :
« Pourquoi, au contraire, ne pas parler avec la même vigueur de l’exploitation des pauvres, des guerres oubliées et souvent largement financées, des accords économiques conclus aux dépens des populations, des manœuvres secrètes pour le trafic et le commerce des armes en provoquant leur prolifération ? Il s’agit de s’attaquer aux causes profondes, et non aux pauvres personnes qui en paient les conséquences, et sont même utilisées pour la propagande politique ! »
François a fait un sort particulier à ceux qui mêlent le christianisme au refus d’accueillir des migrants, qui se réfugient « dans le clapotis de l’indifférence, parfois même justifié au nom de prétendues valeurs chrétiennes ». Il a affirmé que la foi chrétienne « exige », au contraire, compassion et hospitalité envers l’étranger. « Ce n’est pas de l’idéologie religieuse, ce sont les racines chrétiennes concrètes. Jésus affirme solennellement qu’il est là, dans l’étranger, dans le réfugié, dans celui qui est nu et affamé. Et le programme chrétien, c’est d’être là où Jésus est. »
Plusieurs ressortissants de République démocratique du Congo du camp sont arrivés en avion en Turquie, donc avec un visa, avant de finir leur chemin de nuit, dans une embarcation. Josué est arrivé le 2 décembre 2020. Il a aujourd’hui 18 ans et, avec son père, voudrait rejoindre sa mère, installée dans la région lyonnaise depuis 2013. « C’est bien de savoir que des personnes comme le pape François pensent à nous et viennent voir comment nous vivons », dit-il.
Le pape François s’était déjà rendu à Lesbos en 2016, en compagnie de Bartholomée, le patriarche orthodoxe de Constantinople, et de Hiéronymos, l’archevêque orthodoxe d’Athènes et de toute la Grèce. A l’époque, notamment sous l’effet de la guerre en Syrie, le camp de Moria y comptait 12 000 réfugiés regroupés dans des conditions très précaires. Dans une déclaration commune, les trois dignitaires avaient demandé aux Européens d’affronter humainement cette « crise humanitaire massive ». Après tout ce temps, a-t-il déploré, « peu de choses ont changé sur la question migratoire ».
Cécile Chambraud (Lesbos (Grèce), envoyée spéciale)