Seize ans après les premières plaintes et huit mois après la fin de l’enquête, un non-lieu a été prononcé lundi 2 janvier dans le scandale de l’empoisonnement des écosystèmes au chlordécone, un pesticide abondamment utilisé dans les bananeraies jusqu’en 1993 en Guadeloupe et en Martinique.
5 janvier 2023 à 21h47
UneUne source judiciaire a confirmé à l’AFP cette décision à haute valeur symbolique : l’enquête au long cours sur l’empoisonnement des Antilles françaises au chlordécone s’est conclue par un non-lieu. Cette issue était également demandée par le parquet de Paris dans ses réquisitions fin novembre.
Selon des éléments de l’ordonnance de non-lieu dont l’AFP a eu connaissance, les deux magistrates instructrices reconnaissent un « scandale sanitaire », sous la forme d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe.
Mais si elles prononcent un non-lieu, c’est en raison notamment de la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », « commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », la première l’ayant été en 2006.
Les magistrates soulignent également « l’état des connaissances techniques ou scientifiques » au moment où les faits ont été commis : « le faisceau d’arguments scientifiques » au début des années 1990 « ne permettait pas de dire que le lien de causalité certain exigé par le droit pénal » entre la substance en cause d’un côté et l’impact sur la santé de l’autre, « était établi ». Avançant également divers obstacles liés au droit, à son interprétation et son évolution depuis l’époque d’utilisation du chlordécone, les magistrates attestent de leur « souci » d’obtenir une « vérité judiciaire », qui a toutefois abouti à une impossibilité à « caractériser une infraction pénale ».
Nous republions notre analyse suite au réquisitoire du procureur, publié le 29 novembre 2022. Retrouvez aussi notre émission du 20 février 2019, entretien croisé avec le philosophe Malcom Ferdinand et l’historienne Audrey Célestine.
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«Prescription, manque de preuves, infraction non caractérisée, absence de causalité scientifique certaine entre exposition au chlordécone et une pathologie donnée » : le procureur de la République de Paris a demandé un « non-lieu » dans son réquisitoire définitif, rendu public vendredi 25 novembre par le journal France-Antilles et l’AFP, dans l’affaire du scandale sanitaire de la chlordécone, un insecticide.
Le document, que Mediapart a consulté, constitue une étape importante, mais non décisive, dans la procédure lancée en 2006 par plusieurs associations de victimes et de défense de l’environnement, en Guadeloupe et en Martinique. La balle est désormais dans le camp des juges d’instruction chargés d’enquêter sur des soupçons de « tromperie, empoisonnement, administration de substances nuisibles, mise en danger de la vie d’autrui » : ces magistrats indépendants décideront si un « procès du chlordécone » aura lieu, ou non. Un sujet plus que sensible dans les îles de Guadeloupe et de Martinique.
En avril 2022, à la fin de leur enquête, qui a duré 16 ans, les juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal de Paris ont fait savoir au procureur de la République que leurs investigations étaient terminées, sans avoir procédé à aucune mise en examen. Ne laissant guère d’espoir aux victimes et aux militant·es anti-chlordécone antillais·es qui craignent un enterrement pur et simple du dossier.
Œuvre d’art dans les rues de Fort-de-France, Martinique. © Photo Julien Sartre pour Mediapart
Les conséquences de la pollution sont pourtant reconnues par l’État, qui a mis en œuvre un « plan chlordécone IV », des tests gratuits pour toute la population, et qui distribue des conseils sanitaires pour préparer les légumes locaux ou encore édicte une interdiction de pêche autour de la Martinique. Aux Antilles françaises, la catastrophe due à l’épandage de pesticide à base de chlordécone est toujours en cours.
92 % des populations guadeloupéenne et martiniquaise sont aujourd’hui contaminées. Plusieurs documents produits par l’Organisation mondiale de la santé, mais aussi une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), établissent clairement le lien entre exposition au pesticide utilisé massivement dans les archipels entre 1972 et 1993, et cancer. Les deux îles françaises des Petites Antilles détiennent le record mondial de cancers de la prostate. À lire aussi Les plaies à vif de l’économie coloniale
8 juillet 2021
Les avocats ne comptent donc pas en rester là.« Nous allons faire des observations sur le réquisitoire et ces observations sont faites au juge d’instruction afin de le convaincre qu’il n’y a pas de prescription,affirme d’un ton combatif Me Leguevaques, avocat de plusieurs parties civiles et de trois associations de défense de l’environnement et du peuple antillais. Le juge a un temps de réflexion et va rendre une décision. Ensuite, en fonction de ce qu’elle contient, nous l’approuverons ou nous la contesterons. Si la cour d’appel ne nous donne pas raison, nous irons devant la Cour de cassation et s’il le faut nous irons jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme. »
Joints au téléphone par Mediapart, plusieurs militants anti-chlordécone se disent sonnés mais pas abattus : la décision du procureur était attendue et ne constitue pas une surprise. « Nous préparons la suite, nous lisons attentivement chaque ligne des 300 pages du réquisitoire et nous travaillons à une réponse appropriée, commune »,confie ainsi Élie Domota, à la tête du syndicat guadeloupéen de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) et leader du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), collectif de lutte très important aux Antilles.
Des appels à la manifestation ont déjà été lancés, parmi lesquels celui du Lyannaj Pou Depolyé Matinik, autre collectif de lutte très actif, pour le 10 décembre prochain.
Des stocks exploités bien après l’interdiction
Leur objectif est de faire pression tant sur les juges d’instruction que sur l’opinion publique et l’appareil d’État. Après plusieurs grandes manifestations, en 2020 à Fort-de-France notamment, l’État a commencé à reconnaître à demi-mot sa responsabilité dans la tragédie. Alors que le président Macron suscitait l’indignation en février 2019 en déclarant qu’il « ne faut pas dire que ce pesticide est cancérigène »,le tribunal administratif de Paris a reconnu en février 2022 que l’État a« failli à sa mission de protection des populations ». La juridiction administrative a toutefois repoussé toute demande d’indemnisation des 1 250 plaignants réunis dans une « action de groupe ».
Le pesticide à base de chlordécone était interdit en France lorsqu’il a fait l’objet d’une dérogation pour les Antilles françaises en 1972. Interdit de nouveau à partir de 1993, il fut tout de même utilisé sur les plantations pendant plusieurs années. Importé par les grandes familles propriétaires de plantations dédiées à la culture intensive de bananes, la pollution au chlordécone est aussi et avant tout un crime à la dimension économique.
Selon les informations de Mediapart, des documents, que les parlementaires ayant rédigé un rapport d’enquête explosif ont eu entre les mains, prouvent que des stocks de pesticide ont été exploités au moins jusqu’à la fin des années 90, voire au-delà. De quoi questionner la prescription retenue par le parquet.
Dans son réquisitoire définitif, le procureur de la République de Paris souligne que les faits de « mise en danger de la vie d’autrui »« ne constituaient pas une infraction pénale avant le 1er mars 1994 ».Le parquet estime également qu’un « obstacle procédural se dresse du fait de la déperdition des preuves. Ainsi, les échantillons prélevés et analysés au cours de ces procédures ont été malencontreusement détruits lors de travaux entrepris dans les entrepôts où ils étaient conservés ».
« Peut-on laisser impuni un crime qui concerne plus d’un million de personnes ?,s’interroge Me Leguevaques. Il faut appeler un chat un chat : c’est un crime colonial qu’on essaye de dissimuler en effaçant les traces et en affirmant que le temps a passé. »