Entièrement créée et interprétée par des habitants des Aubiers et des quartiers nord de Bordeaux, la comédie musicale « Amour(s) sans frontières » s’est jouée ce vendredi 20 janvier dans une Salle des fêtes du Grand Parc pleine à craquer. Ses acteurs espèrent rééditer rapidement l’expérience à l’Opéra de Bordeaux.
Vendredi soir à la Salle des fêtes du Grand Parc, une bonne partie des Aubiers prend place. Dans le parterre et les gradins, mais surtout sur la scène, où tout le quartier va s’exprimer, des plus jeunes aux plus âgés, à travers une comédie musicale, « Amour(s) sans frontières ».
Ce West side story bordelais raconte un coup de foudre contrarié par le poids des traditions familiales et religieuses. Habib, originaire d’Algérie, et Tan, venue du Vietnam, se rencontrent en 1972, puis suite à un mariage arrangé, se perdent de vue, avant de se retrouver 50 ans plus tard au Club Senior des Aubiers.
Quand la petite fille du premier est séparée de son amoureux par le confinement, les préjugés des parents semblent condamner l’histoire à se reproduire… Mais tout est bien qui finit bien, contrairement à l’illustre modèle de Bernstein et Sondheim.
« Tourner une page morose »
L’ensemble est rythmé par quelques chorégraphies – mention spéciale au CRS déchaîné sur Thriller, de Michael Jackson… – et les percussions jouées sur scène. Des titres d’époque(s) sont pour certains interprétés en live par une chorale d’enfants, d’autres ont été enregistrés par les comédiens, et chantées en playback. Trois chansons joliment troussées ont même été spécialement écrites et composées pour l’occasion.
« On avait envie de quelque chose de festif, de positif, et fasse voyager entre les cultures et les nationalités du quartiers, raconte Wahid Chakib, metteur en scène de l’association ALIFS, à la baguette du projet. On voulait tourner une page morose, entre la Covid et le climat de violence entre cités [marqué par le meurtre de Lionel aux Aubiers, NDLR]. Quoi de mieux pour ça qu’une comédie musicale avec et pour les habitants, qui ont tout fait de A à Z ? »
Pendant 5 mois, tout Bordeaux maritime a en effet mis la main à la patte : les décors ont été conçus lors d’un atelier au Garage Moderne, les costumes à l’Espace Textile de Bacalan, les collégiens de Bordeaux Lac ont chanté, ceux du collège Edouard Vaillant dansé…
Une autre aspect du quartier
Une vingtaine d’adultes ont participé aux groupes écriture et théâtre, dont Elie, l’aîné de la troupe, dont le nom est acclamé lors de son entrée en scène, dans la peau d’Habib vieux.
« J’étais simplement parti pour faire l’atelier d’écriture, mais je me suis fait gentiment piéger, raconte cet agent immobilier à la retraite qui vit aux Aubiers. L’idée c’est de montrer un autre aspect du quartier, fait de convivialité et de solidarité, qui n’est pas souvent mis en avant. On parle des Aubiers quand il y a de la casse, pas de ce que fait la bibliothèque, le Club sénior ou la Ferme pédagogique. »
« J’ai toujours entendu mal parler des Aubiers alors que je ne me suis jamais sentie en danger ici », abonde Zoé, 35 ans. Comme cette charpentière de métier vient souvent depuis son logement place Ravezies à la bibliothèque du Lac, où se déroulent les répétitions et où on lui propose de participer au projet.
« Je n’avais jamais fait de théâtre mais je trouvais ça bien d’essayer, de saisir cette opportunité. L’important, c’est de prendre du plaisir ! »
Culture pour tous
Et sa joie sur scène est manifeste quand elle interprète Habib jeune ou l’un des autres petits rôles, et qu’elle pousse la chansonnette en allemand, sa langue maternelle. Tout comme celle de Martine, doyenne de l’équipe, qui a découvert l’atelier un peu par hasard.
« Je suis venue une fois comme ça à la bibliothèque, pour me promener. Depuis le collège je rêvais de faire du théâtre. Quand je suis partie à la retraite, j’avais trouvé des troupes mais c’était payant, et le prix était un frein. »
La mission est donc accomplie pour Nathalie Landrit, qui dirige la Bibliothèque de Bordeaux Lac, à l’origine du projet.
« La bibliothèque est le seul lieu culturel gratuit et ouvert à tous dans le quartier, et beaucoup d’usagers nous ont fait part de leur envie de développer des pratiques artistiques. Mais il n’y a rien aux Aubiers, pas d’école de musique ou de danse, et s’inscrire ailleurs, cela a un coût. »
Le financement de la Cité éducative et de la mairie de Bordeaux, entre autres, a permis d’offrir, à travers la réalisation de cette comédie musicale, une initiation à l’école de cirque de Bordeaux pour 12 enfants de CP de l’école Jean Monnet – leur numéro ouvre le spectacle -, ou des cours de danse aux collégiens.
Des Aubiers au Grand Théâtre ?
Des adultes de la troupe y ont aussi trouvé un moyen de débattre avec leurs proches, comme Fatiha, 48 ans, originaire du Maroc et à Bordeaux depuis 13 ans :
« Le respect est vraiment important pour moi mais il y a des choses sur lesquelles on a des difficultés, comme le mariage. Quand mes enfants me posaient la question : “Est-ce qu’il faut se marier avec un musulman ?” “Est-ce qu’on peut se marier avec un Français ?”, “Est-ce que mes parents seront d’accord ?”, je n’arrivais pas bien à exprimer ce que je pensais et la pièce m’a aidé. »
« Amour(s) sans frontières » rejette une autre forme de communautarisme, celui des quartiers. Lorsque la mère d’un des personnages veut interdire à son fils de fréquenter une « racaille » habitant aux Aubiers, elle reçoit les huées de la Salle des fêtes !
Pour continuer à briser les parois de verre, Wahid Chakib milite pour que la comédie musicale soit jouée une nouvelle fois, à l’Opéra de Bordeaux. Et qu’importent pour le metteur en scène les imperfections logiques d’une troupe non professionnelle : « Ce ne sont pas des amateurs, ce sont des humains qui nous parlent avec le cœur. »