Face à la crise du Covid-19, les pays riches et les grandes entreprises avaient promis un monde meilleur, “de reconstruire en mieux”. De fausses promesses et des slogans creux : en réalité, en 2021, le monde d’après n’a pas eu lieu. Les dirigeants mondiaux et les multinationales ont repris leurs politiques et pratiques habituelles, et ont engendré encore plus d’inégalité.
C’est le constat implacable de notre rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde en 2021. Un état des lieux qui couvre 154 pays, dont la France, et qui montre comment, suite à la pandémie, les inégalités se sont encore creusées en raison de l’avidité des multinationales et avec l’assentiment des États. Notre rapport pointe aussi la paralysie des instances internationales et l’inaction des grandes puissances, qui ont favorisé la persistance ou la multiplication des conflits en Afghanistan, au Burkina Faso, en Éthiopie, en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, en Libye, au Myanmar ou encore au Yémen… et qui frappent aujourd’hui à nouveau en Europe, avec l’invasion de la Russie en Ukraine. Enfin, notre rapport dénonce la manière dont les États ont redoublé d’efforts pour faire taire toute voix critique, partout dans le monde.
Mais malgré les menaces et les trahisons, la promesse d’un monde plus équitable et juste représente toujours un véritable espoir. C’est le combat de milliers de personnes, de simples citoyens et citoyennes qui chaque jour organisent la résistance, pour construire le monde d’après.
La trahison des Big Pharma (et des Etats)
Le déploiement rapide des vaccins anti-Covid-19 est apparu comme une solution miracle. Il laissait espérer la fin de la pandémie pour tout le monde. Cependant, malgré une production suffisante pour vacciner l’ensemble de la planète en 2021, à la fin de l’année, moins de 4 % de la population des pays dits à faible revenu présentait un schéma vaccinal complet.
« Lors des sommets du G7, du G20 et de la COP26, les responsables politiques et économiques ont apporté un soutien de façade à des mesures qui permettraient d’améliorer nettement l’accès aux vaccins, de mettre fin au sous-investissement dans la protection sociale et de lutter contre les conséquences du changement climatique »a déclaré notre secrétaire générale Agnès Callamard.
“Les dirigeants des grands groupes pharmaceutiques et des géants technologiques ont tenu de beaux discours sur la responsabilité des entreprises. À ce moment charnière, le décor était planté pour une reprise impliquant de vrais changements en faveur d’un monde plus égalitaire. Malheureusement, ils ont gâché cette opportunité en reprenant leurs politiques et pratiques habituelles, qui ont engendré encore plus d’inégalité. Les membres de ce club des privilégiés ont formulé publiquement des promesses sur lesquelles ils sont revenus en privé“.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
Les pays riches tels que les États membres de l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont accumulé plus de doses de vaccin que nécessaire, tout en fermant les yeux lorsque les grands groupes pharmaceutiques ont fait passer les profits avant les personnes en refusant de partager leurs technologies pour accroître la distribution des vaccins. Les principales entreprises pharmaceutiques aux commandes de la production de vaccins anti-Covid-19 ont ainsi monopolisé la propriété intellectuelle et empêché les transferts de technologie et l’élargissement de la fabrication de ces vaccins au niveau mondial.
La plupart de ces entreprises ont reçu des milliards de dollars de financements publics, tout en tirant d’énormes profits de la pandémie. En 2021, Pfizer/BioNTech et Moderna ont projeté des bénéfices allant jusqu’à 54 milliards de dollars américains. Dans le même temps, moins de 2 % de leurs vaccins ont été envoyés à des pays à faible revenu.
Les réseaux sociaux, propagateurs de désinformation sur le Covid-19
Les géants pharmaceutiques n’ont pas été les seules grandes entreprises à compromettre le redressement pour gagner plus d’argent. Les sociétés du numérique comme Facebook, Instagram et Twitter ont laissé le champ libre aux informations erronées au sujet de la pandémie de Covid-19, ce qui a favorisé le développement de l’hésitation vaccinale. Certains responsables politiques ont également été des super-propagateurs de désinformation, qui ont nourri la défiance et la crainte pour leurs propres intérêts. « Les entreprises de réseaux sociaux ont laissé leurs algorithmes lucratifs répandre de fausses informations dangereuses au sujet de la pandémie, en faisant primer le sensationnalisme et la discrimination sur la vérité », a déclaré Agnès Callamard. « L’ampleur des profits qu’elles ont tirés de cette désinformation et son impact sur la vie de millions de personnes font porter une lourde responsabilité à ces entreprises. »
Covid-19, un nid d’inégalités
De nombreux pays dits du Sud et les populations marginalisées ont subi de plein fouet ces conséquences. Avec la crise, et suite à des décennies de négligence, les systèmes de santé et de soutien économique et social se sont parfois effondrés.
C’est en Afrique que ces effets se sont fait ressentir le plus cruellement. Voilà pourquoi nous avons choisi l’Afrique du Sud pour le lancement international de notre rapport annuel. Dans ce pays, environ 750 000 enfants ont abandonné l’école (chiffres de mai 2021), soit trois fois plus qu’avant la pandémie. A l’échelle du continent, moins de 8 % de sa population avait été pleinement vaccinée contre le Covid-19 à la fin de l’année 2021. L’Afrique affiche ainsi le taux de vaccination le plus bas du monde, en raison des stocks insuffisants fournis au dispositif COVAX et au Fonds africain pour l’acquisition des vaccins (AVAT). Quant aux campagnes de vaccination, elles ont échoué ou manqué d’efficacité dans des pays où le système de santé était déjà inadapté.
Autre exemple, au Venezuela, où la pandémie a considérablement aggravé la crise humanitaire : 94,5 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté et 76,6 % dans une extrême pauvreté. Tandis qu’au Viêt-Nam, les travailleuses migrantes se sont retrouvées en situation d’insécurité alimentaire et dans l’incapacité de satisfaire leurs besoins essentiels. « Dans de nombreux pays, ce sont les personnes déjà marginalisées qui ont le plus souffert des choix politiques de quelques privilégiés. Les droits à la santé et à la vie ont été bafoués à grande échelle. Des millions de personnes ont dû lutter pour survivre, beaucoup se sont retrouvées sans abri, des enfants ont été privés d’éducation et la pauvreté a augmenté », a dénoncé Agnès Callamard.
L’incapacité de la communauté internationale à proposer une réponse mondiale face à la pandémie a également semé les graines d’une violence et d’une injustice toujours plus fortes. La pauvreté croissante, l’insécurité alimentaire et l’instrumentalisation de la pandémie par des gouvernements pour mieux réprimer la dissidence et la contestation ont été largement cultivées en 2021, et abondamment nourries par le nationalisme vaccinal et la cupidité des pays les plus riches.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
Les conflits se multiplient, jusqu’en Europe
En 2021, des conflits ont éclaté ou persisté sur tous les continents : en Afghanistan, au Burkina Faso, en Éthiopie, en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, en Libye, au Myanmar et au Yémen. Dans ces conflits meurtriers, toutes les parties belligérantes ont commis des violations du droit international humanitaire et relatif aux droits humains : des millions de civils ont été tués, déplacés et des centaines de personnes ont subi des violences sexuelles. Et de plus en plus, les civils sont pris directement pour cibles.
Face à l’enlisement et la multiplication de ces conflits, la communauté internationale n’a pas su apporter les réponses nécessaires. Son inefficacité a été particulièrement visible au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, qui n’a pas réussi à agir contre les atrocités au Myanmar, les violations des droits humains en Afghanistan ou encore les crimes de guerre en Syrie. Le prix de cette inaction, de la paralysie persistante des organes multilatéraux et de l’absence de responsabilisation des grandes puissances, nous le payons aujourd’hui en Europe. Car c’est cette impuissance qui a contribué à ouvrir la voie à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. « La politique de terre brûlée menée par la Russie en Ukraine, comme elle l’a déjà fait en Syrie ou en Tchétchénie, et le fait que les civils soient de plus en plus pris pour cibles, montrent à quel point les institutions elles-mêmes sont remises en cause » explique Marie Struthers, notre responsable du bureau Europe de l’Est et Asie Centrale.
Le terreau des infractions contre les droits humains est l’impunité. Les institutions internationales doivent être renforcées. Il faut pouvoir traduire en justice les responsables de crimes internationaux et les obliger à répondre de leurs actes
Marie Struthers, notre responsable du bureau Europe de l’Est et Asie Centrale
Un constat largement partagé par Agnès Callamard : « Bien rares ont été les occasions où la communauté internationale a su apporter la réponse nécessaire. Bien rares ont été celles où la justice et le principe de l’obligation de rendre des comptes ont été respectés. La plupart du temps, au contraire, les conflits se sont intensifiés. En se prolongeant, ils ont eu des conséquences de plus en plus graves. Le nombre et la diversité des parties ont augmenté. De nouveaux théâtres d’opérations sont apparus. De nouvelles armes ont été testées. Les violences ont fait davantage de morts et de blessés. Le prix de la vie humaine a baissé. La stabilité mondiale a été plus qu’ébranlée ».
Des libertés étouffées
La tendance à réprimer les voix critiques et indépendantes est mondiale et a gagné du terrain en 2021. Les défenseurs des droits humains, les ONG, les organes de presse et les opposantes et opposants ont été, tout au long de l’année 2021, la cible de détentions illégales, d’actes de torture et de disparitions forcées. Les gouvernements disposent pour cela d’un éventail d’outils et de tactiques de plus en plus important.
De nombreuses restrictions, instaurées durant la pandémie de Covid-19 ont été maintenues alors que la situation sanitaire avait changé. Et au moins 67 pays sur les 154 pays couverts par notre rapport ont adopté de nouvelles lois restreignant directement la liberté d’expression, d’association ou de réunion. Parmi lesquels le Cambodge, l’Égypte, les États-Unis, le Pakistan et la Turquie.
Aux États-Unis, dans au moins 36 États, des parlementaires ont déposé plus de 80 propositions de loi visant à limiter la liberté de réunion. En Grande-Bretagne, le gouvernement a présenté un projet de loi relatif à la police, à la délinquance, aux condamnations et aux tribunaux, qui pourrait réduire fortement le droit à la liberté de réunion pacifique, notamment en étendant les pouvoirs de la police. En France, la police peut maintenant filmer les manifestants avec des drones.
Certaines mesures auraient même semblé impensable autrefois. Ainsi en Russie, à Hong Kong ou en Chine, de célèbres ONG, comme Mémorial, et des médias indépendants ont été forcés à cesser leurs activités. En Afghanistan, le retour des talibans au pouvoir a signé l’arrêt de 200 médias à travers tout le pays.
Et quand ils ne répriment pas, ils surveillent : les États utilisent de plus en plus des outils technologiques, tels que des logiciels espions, contre des journalistes, des défenseurs des droits humains, des opposants politiques et d’autres voix critiques.
Les technologies numériques, armes de la répression
En Russie, le gouvernement a eu recours à la reconnaissance faciale pour procéder à des arrestations massives de manifestantes et manifestants pacifiques.
En Chine, les autorités ont donné l’ordre aux fournisseurs d’accès à Internet de couper l’accès aux sites « mettant en danger la sécurité nationale » et elles ont bloqué les applications sur lesquelles étaient abordés des sujets controversés comme le Xinjiang ou Hong Kong.
À Cuba, en Eswatini, en Iran, au Myanmar, au Niger, au Sénégal, au Soudan et au Soudan du Sud : les coupures et perturbations d’Internet ont servi à empêcher les personnes de partager des informations sur la répression et d’organiser leur réponse.
À l’été 2021, le projet Pegasus, une enquête menée en collaboration avec 80 journalistes, a révélé que le logiciel espion de la société israélienne NSO Group avait été utilisé contre des chefs d’État, des militants et des journalistes en Arabie saoudite, en Azerbaïdjan, en Hongrie, ou encore au Rwanda.
« Au lieu de proposer un espace d’échange et de débat qui manquait si cruellement sur la meilleure façon de relever les défis de 2021, de nombreux États ont redoublé d’efforts pour faire taire les voix critiques », a déclaré Agnès Callamard.
Réfugiés : le grand rejet
À l’heure où l’Europe se met en ordre de bataille pour tenter d’accueillir les Ukrainiennes et Ukrainiens fuyant la guerre, nous saluons cet élan de fraternité indispensable pour protéger les personnes dont la vie est menacée. Mais il est important de rappeler que le droit d’asile est un droit universel. En 2021, plus d’un tiers des pays sur lesquels nous avons enquêté ont refoulé illégalement des hommes, des femmes et des enfants à leur frontière.
Des millions de personnes sont contraintes de fuir leur pays en raison des conflits, de la violence, des inégalités ou du changement climatique. La plupart se retrouvent dans des camps, au Bangladesh, en Jordanie, au Kenya, en Ouganda, en Turquie, ou en Libye, avec la crainte permanente d’être renvoyées dans le pays qu’elles ont fui pour des raisons de sécurité.
Si, au niveau local, l’élan de solidarité en faveur des personnes exilées s’est renforcé – comme le montre le nombre croissant de pays, 15 à la fin de l’année 2021, où un système de parrainage permet aux populations locales d’accueillir des réfugiés – cette solidarité fait en général cruellement défaut aux niveaux national et international. Les discours xénophobes sur l’immigration continuent de se diffuser dans l’opinion publique, en particulier dans les pays du Nord, et les politiques intérieures se durcissent. Dans l’Union européenne (UE), une bonne dizaine de pays ont appelé les autorités à affaiblir les règles de protection des réfugiés.
De nombreux États continuent à bafouer le droit d’asile. Les violences à l’encontre des personnes exilées sont nombreuses : renvois forcés illégaux – qui semblent s’être banalisés, notamment à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, ou à de nouveaux points de tension comme à la frontière entre le Bélarus et la Pologne – torture, violences sexuelles… En Libye, des milliers de personnes ont été victimes de disparition forcée après avoir été débarquées par les garde-côtes libyens, qui bénéficiaient de l’appui de l’UE. Des crimes restés le plus souvent impunis.
Résister, pour construire le monde d’après
Si, en 2021, celles et ceux qui étaient au pouvoir ont manqué d’ambition et de courage politique pour lutter contre les menaces qui pèsent sur l’humanité, on ne peut pas en dire autant des citoyennes et des citoyens.
En Colombie, lorsque le gouvernement a décidé d’augmenter les impôts alors que les familles peinaient à se nourrir pendant la pandémie, des manifestants sont descendus dans la rue. En Inde, des agriculteurs et agricultrices indiens ont protesté contre les nouvelles lois qui risquaient de nuire à leurs sources de revenus. En Russie, les rassemblements d’opposition et les manifestations contre la guerre en Ukraine continuent, malgré une répression sans précédent et les risques encourus – 15 ans de prison pour utilisation du mot “guerre”.
Dans le monde entier, de jeunes militants et des défenseurs des droits des peuples autochtones ont interpellé les dirigeants sur leur inaction face à la crise climatique. Des organisations de la société civile se sont battues, avec notre soutien, pour que le droit à un environnement propre, sain et durable soit enfin reconnu. Des ONG ont engagé des actions judiciaires stratégiques et originales et porté plainte devant la justice pénale contre des multinationales telles que Nike, Patagonia ou C&A, pour complicité de travail forcé dans la région chinoise du Xinjiang, où des centaines de milliers de personnes musulmanes, dont des Ouïghours, sont enfermés dans des camps.
« Malgré les promesses et les engagements affirmant le contraire, dans presque tous les cas, les responsables politiques et les entreprises n’ont en rien changé de trajectoire, en choisissant de perpétuer plutôt que de supprimer les inégalités généralisées d’avant la pandémie. Pourtant, partout sur la planète, les gens ont bien fait comprendre qu’ils veulent un monde plus juste, fondé sur les droits humains » a déclaré Agnès Callamard, notre secrétaire générale.
La résistance palpable et persistante des mouvements populaires dans le monde entier est une lueur d’espoir. Nullement intimidés ni découragés, ceux-ci demandent clairement plus d’égalité.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International
Avant de conclure : « Puisque les États ne reconstruisent pas en mieux et se contentent de recoller les morceaux, nous n’avons guère le choix. Nous devons combattre toutes leurs tentatives de nous faire taire et résister face à chacune de leurs trahisons. C’est pourquoi, dans les semaines à venir, nous lancerons une campagne mondiale de solidarité avec les mouvements populaires qui exigera le respect du droit de manifester. Nous devons construire et nourrir la solidarité internationale, même si nos dirigeants ne le font pas. »
photo de Une Une manifestante thaïlandaise pro-démocratie fait des gestes en direction de la police anti-émeute à Bangkok, le 1er février 2021, près de l’endroit où les migrants du Myanmar ont manifesté après le coup d’Etat de l’armée au Myanmar. Photo par Lillian SUWANRUMPHA / AFP