Depuis le 22 février 2019, début du mouvement pacifique qui a mis fin au règne d’Abdelaziz Bouteflika, nombre de ses participants ont fui la répression. D’autres sont emprisonnés sur place.
Il a encore du mal à y croire. Boire un café place de l’Opéra ? « Jamais je n’aurais imaginé être un jour à Paris », lance Wafi Tigrine, sourire lumineux. Il y a trois ans déjà, cet homme de 33 ans marchait avec une fierté retrouvée sur le bitume d’une autre place, à Maurice-Audin, au cœur d’Alger, pour dissuader le président de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, de briguer un cinquième mandat.
Le 22 février 2019, le Hirak, ce « mouvement » populaire pacifique, commençait à vibrer dans toute l’Algérie, et une jeunesse espérait alors « le changement » d’un « système » qui l’avait, selon elle, trop maltraitée. Pendant plus d’une année, d’Oran à Annaba, de Batna à Tamanrasset, une partie du peuple sortait – surtout les vendredis – pour exiger une Algérie « libre, démocratique et non militaire ». « La seule fois que je me suis senti vivant, c’était pendant le Hirak », se souvient-il avec émotion. Trois ans plus tard, les manifestations ont cessé, le système politique perdure avec, à sa tête Abdelmadjid Tebboune, élu président en décembre 2019. Wafi Tigrine, lui, espère obtenir de la France le statut de réfugié pour son engagement politique.
Originaire de Seddouk, ville de la petite Kabylie, le jeune homme a fui la répression exercée par le pouvoir pour faire taire le mouvement. « En ce moment, les arrestations, ça pleut », souffle ce militant du Rassemblement actions jeunesse (RAJ), une importante organisation de la société civile algérienne. En ce troisième anniversaire du Hirak, le régime ne veut surtout pas de son retour dans les rues et sur les réseaux sociaux : les publications contestataires, critiques ou railleuses sur Facebook peuvent entraîner poursuites et emprisonnements.
« Beaucoup de militants se faisaient arrêter »
C’est pour éviter de se retrouver derrière les barreaux que Wafi Tigrine a décidé, le 4 octobre 2021, de prendre un « boti » – un bateau – à Oran pour San José, un petit village espagnol, situé non loin d’Almeria, avec d’autres « harraga », ces « brûleurs » de frontières qui quittent leur pays par la mer, sans passeport ni visa. Il est arrivé à Montpellier, quatre jours plus tard. « C’était la première fois que je venais en France, je n’avais jamais demandé un visa avant », assure-t-il.
Au début du Hirak, cet ancien chef de centre de collecte de lait à Bejaïa s’est entièrement voué au mouvement, filmant les marches chaque semaine avec son téléphone pour les diffuser en direct sur les réseaux sociaux et les commenter sur sa page Facebook. Cela lui a valu quatre mois de détention provisoire pour, entre autres, « atteinte à l’unité nationale ». « L’horreur », comme il décrit la prison d’El-Harrach, à Alger, ne l’a pas détourné de la lutte : il a continué à sortir jusqu’à l’essoufflement du mouvement, au printemps 2020. « Certes, il n’y avait plus de marches, mais je n’ai pas arrêté de manifester sur ma page Facebook, décrit-il. Beaucoup de militants se faisaient arrêter à cause de cela, je savais que mon tour arriverait. »
En septembre 2021, la police est venue le chercher à Seddouk. « Quand je l’ai vue, j’ai couru et je me suis caché dans une forêt », raconte-t-il. Immédiatement, ses amis et ses parents lui ont conseillé de prendre le bateau. « J’ai reçu un appel à minuit pour me dire que le lendemain j’embarquai. J’ai pleuré », se souvient-il.
Il apprendra qu’on voulait l’arrêter sur la base de l’article 87 bis du code pénal – amendé en juin 2021 – qui assimile à du « terrorisme » ou à du « sabotage » tout appel à « changer le système de gouvernance par des moyens non conventionnels ». Cette nouvelle disposition a permis l’intensification de la répression contre les militants. « Je préférais mourir en mer que de retourner dans une cellule », soupire Wafi Tigrine, qui continue la lutte et souhaite du plus profond de son âme que le mouvement reprenne.
« Harcèlement judiciaire quotidien »
La crise sanitaire a mis un coup d’arrêt aux manifestations à partir de mars 2020. « Pendant le Covid, la police allait chercher des gens chez eux pour des posts Facebook », soupire Yasmine Si Hadj Mohand, 38 ans. Cette Franco-Algérienne, qui a été arrêtée le 21 février 2020 et incarcérée pendant trois semaines, guide les militants arrivés en France dans leurs procédures administratives. « Le Covid a été une bénédiction pour le pouvoir. »
Depuis, les hirakistes connaissent un « harcèlement judiciaire quotidien », comme le raconte un responsable du site Algerian Detainees (« détenus algériens ») qui souhaite rester anonyme. « Ils sont tout le temps convoqués par un magistrat, on leur envoie des huissiers, ils sont placés ou replacés en détention et ne retrouvent pas de travail à la sortie de prison », ajoute ce responsable, qui estime à quelque 300 le nombre de détenus d’opinion en Algérie, dont une quarantaine est en grève de la faim. Face à cette situation, des figures du Hirak ont quitté le pays. Certains binationaux ont pu se rendre en France (ou ailleurs en Europe) sans problème. Pour le reste, les plus chanceux ont obtenu un visa, les autres ont traversé la Méditerranée. Ou ont essayé, comme Brahim Laalami, visage connu du mouvement. Lire aussi Article réservé à nos abonnés En Algérie, une quarantaine de détenus du Hirak en grève de la faim
En juillet 2021, le jeune activiste de Bordj Bou Arreridj (est du pays) a été condamné à trois mois de prison pour sortie illicite du territoire après avoir été arrêté par des gardes-côtes algériens au large de la wilaya d’Aïn Témouchent (ouest) alors qu’il tentait de rejoindre clandestinement l’Espagne. Pour avoir évoqué, pendant le Hirak, les problèmes politiques et les difficultés rencontrées quotidiennement par la jeunesse, il a été emprisonné à plusieurs reprises. Il purge actuellement une peine de deux ans de prison ferme pour, entre autres, « discours de haine, outrage à corps constitué et diffusion de fausses informations ». « Comme Brahim Laâlami, beaucoup de gens, passés par la case prison, veulent partir », insiste le responsable du site Algerian Detainees. C’est le cas de Tahar (prénom modifié à sa demande), la trentaine, qui vit chez ses parents en Kabylie.
« Si je pouvais, je ne resterais pas une seconde de plus dans ce pays. J’ai l’impression que je vais devenir fou », avoue-t-il, fatigué de ce harcèlement policier et judiciaire. Originaire des environs de Bejaïa, Tahar a été condamné à une année de prison ferme pour « attroupement non armé » après son interpellation un vendredi de printemps 2021 alors que les manifestants tentaient de reprendre les marches hebdomadaires. Pour le troisième anniversaire du mouvement, il restera chez lui, suivant les conseils de ses avocats. Désormais, il envisage « d’emprunter de l’argent à des amis proches » pour payer sa traversée (quelque 4 000 euros) vers l’Espagne et s’installer à Paris, où des connaissances promettent déjà de le prendre en charge.
« Une guerre psychologique »
« Au début du Hirak, les jeunes ne voulaient plus quitter l’Algérie. Là, beaucoup veulent fuir. Ce pouvoir cherche à tuer l’espoir », regrette Yasmine Si Hadj Mohand.Combien sont-ils à être partis ? Il est difficile de chiffrer avec précision, mais une tendance existe depuis que le Hirak est réprimé. En 2021, un peu plus de 10 500 Algériens sont entrés illégalementen Espagne, selon Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Ils étaient environ 11 200 en 2020, deux fois plus qu’en 2019. « Les passages en Méditerranée sont de plus en plus importants. L’échec du Hirak a accentué le sentiment que le système est bloqué et qu’il faut aller ailleurs pour trouver une vie meilleure », souligne-t-il. Selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), en 2021, 1 514 demandes d’asile ont été déposées par des ressortissants algériens, 139 ont reçu la protection (148 en 2020 pour 1 923 demandes). « Ces chiffres ne permettent pas de mesurer la situation réelle, car les Algériens savent qu’il y a très peu de bénéficiaires de l’asile », ajoute-t-il.
Un échec du Hirak ? Pas pour Hakim Addad. « C’est surtout un nouvel échec du pouvoir algérien, qui ne sait gérer la société que par la violence », assure cette figure du mouvement, cofondateur du RAJ. L’association, qui a été aux avant-postes du mouvement, a été dissoute en octobre 2021, une décision perçue par Amnesty International comme « un indicateur alarmant de la détermination des autorités à durcir leur répression contre le militantisme indépendant ».
Ce jour-là, il fait gris et frisquet à Paris. L’homme de 58 ans, éternelle écharpe rouge autour du cou, prend un chocolat sur une terrasse du 19e arrondissement. Hakim Addad a quitté Alger deux jours après la levée de son contrôle judiciaire, le 27 décembre 2020. « Je suis parti, je n’ai pas fui », insiste-t-il. L’été dernier, il a été condamné par contumace à unan de prison fermepour « incitation à attroupement » et « atteinte à l’intégrité et à l’unité du territoire ». Il avait déjà fait trois mois de détention provisoire.
S’il a réussi à rejoindre Paris, c’est aussi pour continuer « à faire vivre la flamme du Hirak » de l’étranger. « Avec tout le respect et l’admiration que j’ai pour les militants, je pense qu’on ne changera pas la situation en ne restant qu’en Algérie, regrette-t-il. En étant à l’extérieur, on peut interpeller les ONG, les politiques, des personnalités du monde entier et la diaspora, qui a un rôle essentiel. »
On le sent nostalgique : l’Algérie lui manque intensément ; la liesse du Hirak, aussi. A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance, le 5 juillet, il ne s’interdit pas de retourner à Alger, même s’il sait qu’il se fera arrêter à l’aéroport. « Il y a une guerre psychologique entre nous, les militants, et le régime, explique-t-il. Même si on nous emprisonne, nous pouvons la gagner. C’est peut-être le prix à payer. »
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Mustapha Kessous