Le 19 juin 1965, Houari Boumediene renverse le président algérien Ahmed Ben Bella et lance une répression contre la gauche. L’Internationaliste situationniste s’apprête alors à publier une sévère critique du régime avec son Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays. Des archives dévoilent l’histoire de ce fameux tract et de sa diffusion sous le manteau dans un contexte désabusé.
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Internationale situationniste. Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays (et autres textes)
Libertalia, 22 août 2019
Textes rassemblés et présentés par Nedjib Sidi Moussa
Édition établie par Charles Jacquier
120 pages — 8 €
Le lien entre le renversement du président algérien Ahmed Ben Bella par le colonel Houari Boumediene le 19 juin 1965 et l’Internationale situationniste ne semble pas évident a priori. Héritiers du surréalisme et du mouvement dada, les situationnistes formulent à la fin des années 1950 une théorie révolutionnaire se voulant globale. Associée à la dénonciation de « la société du spectacle »1 dans les pays capitalistes, cette théorie portait également une critique des pays communistes et du tiers-monde. Les situationnistes, qui côtoyaient en France les travailleurs et étudiants de l’émigration nord-africaine, avaient soutenu la lutte contre la colonisation tout en critiquant sa dimension nationaliste2.
L’engagement anticolonial des situationnistes se prolonge après l’indépendance par des textes appelant à la concrétisation d’une révolution socialiste dans les pays décolonisés. L’Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays est certainement leur intervention la plus notable. Ce tract distribué à Alger en 1965, durant les semaines suivant le putsch de Boumediene, est souvent évoqué dans la littérature situationniste, mais nous savons peu de choses sur son impact en Algérie. La consultation des archives du situationniste tunisien Mustapha Khayati, conservés à la Beinecke Library de Yale, et de lettres inédites d’un étudiant algérien permettent de retracer l’histoire de la confection et de la diffusion de ce tract.
« Il n’y a qu’à voir les bourgeois se réjouir »
« Réactionnaire ! », répond nerveusement un étudiant algérois interrogé par la télévision française. Sa voix est tendue, il se mord les lèvres. « Typiquement fasciste dans la manière et les prolongements vont forcément suivre. Il n’y a qu’à voir les bourgeois se réjouir », martèle-t-il. Incroyable courage de ce jeune homme dont on ne saura pas le sort, mais qui laisse une archive fascinante. Il exprime sans détour son opposition au putsch, s’adresse à un journaliste étranger sans maquiller ses idées et les articule dans un vocabulaire marxiste. Ses propos vont contre l’idée reçue sur l’époque du Front de libération nationale (FLN). Il y avait évidemment le Parti communiste algérien et le Mouvement national algérien (MNA) interdits, les courants dissidents de Hocine Ait-Ahmed et de Mohamed Boudiaf, mais aussi, et surtout, une diversité au sein même du FLN. De 1962 à 1965, le FLN comprenait une aile gauche représentée notamment par Mohamed Harbi et Hocine Zahouane. Ben Bella avait également des conseillers très à gauche, comme le trotskiste grec Michel Raptis, dit « Pablo », fondateur de la IVe Internationale. Sans en exagérer la portée, on peut supposer que les idées de gauche traversaient aussi la société, notamment parmi les étudiants organisés au sein de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA) liée au Parti communiste algérien.
Au sortir de 132 ans de colonisation, le pays comptait 80 % d’analphabètes et une grande partie de la population vivait dans la misère. Tout était à reconstruire et différents idéaux se confrontaient. Exemple du bouillonnement politique à Alger : le 8 mars 1965, les Algéroises ont transformé un défilé officiel en manifestation réclamant l’égalité des droits. Sous la pression des manifestantes, Ben Bella s’engage dans ce sens lors de son discours à la salle Majestic de Bab El-Oued3. Auparavant, en décembre 1964, au congrès de la Fédération de travailleurs de la terre, les agriculteurs ont exprimé sans détour leur insatisfaction. Un délégué de Saïda lance : « Soixante-trois fermes n’ont pas été payées depuis deux mois. Il y a des ouvriers qui dorment à la belle étoile. Et il y a des cadres qui ont dix maisons (…). Soixante-trois comités de gestion m’ont chargé de dire que nous sommes encore colonisés par les bourgeois »4.
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Durant les premières années de l’indépendance, la gauche était présente dans la presse avec l’hebdomadaire en arabe El Moudjahid de Lemenouar Merouche, Alger ce soir de Mohamed Boudia et Révolution africaine sous la direction de Mohamed Harbi. À la radio, média de masse par excellence, les Algériens pouvaient écouter le poète Jean Sénac auteur du fameux vers « Belle comme un comité de gestion », les billets de Michel Raptis (théoricien de l’autogestion), les émissions de Fadhela M’Rabet et Maurice Tarik Maschino sur la situation des femmes. Autant dire que le public était largement exposé aux idées révolutionnaires. Cela dit, deux visions du socialisme s’opposaient au sein du FLN : d’un côté l’aile gauche internationaliste, de l’autre l’armée ainsi que les conservateurs qui voyaient d’un mauvais œil ce « cosmopolitisme » et appelaient à un socialisme respectueux des « valeurs traditionnelles » algériennes. Ils rejettent l’idée marxiste de lutte des classes au profit de la vision d’un peuple uni par son histoire et son identité. La gauche était dans une position minoritaire sous Ben Bella, avant d’être clairement pourchassée avec l’arrivée de Boumediene au pouvoir.
Dans sa thèse (à paraitre), Yassine Temlali écrit :
Bien contenues pendant la cohabitation difficile entre l’armée et Ahmed Ben Bella, les critiques du cosmopolitisme du socialisme benbellien et de son “inauthenticité” se sont exprimées brutalement dès le renversement de celui-ci. Dans un discours prononcé le 30 juin 1965, Houari Boumediene a sévèrement critiqué le recours à des conseillers non algériens les qualifiant d’”aventuriers” et affirmant que l’Algérie “n’[avait] pas besoin de guides étrangers qui lui donnent des leçons sur la façon de construire le socialisme” »5.
Dans ses mémoires filmés, Mohamed Harbi6 parle des mois suivant le putsch du 19 juin comme une période d’intense activisme. Le coup de force de Boumediene a poussé différentes tendances de la gauche algérienne, plus particulièrement les communistes et l’aile gauche du FLN, à se rejoindre dans la clandestinité au sein de l’organisation de la résistance populaire. Dans un des tracts de l’Organisation de la résistance populaire (ORP), signé Hocine Zahouane, on peut lire :
Peuple algérien ! Il serait illusoire d’attendre du pouvoir militaire formé sur le régime du sabre et le sang des enfants du peuple, une vie politique démocratique (…) Coupé du peuple travailleur, fondamentalement méfiant à son égard, il ne pourra régner que par le mensonge, la démagogie sociale et la répression.
Les manifestations contre le putsch organisées par des étudiants n’ont généralement pas été réprimées dans un premier temps, mais une vague d’arrestations suivra et nombre de militants de gauche seront torturés. C’est dans ce contexte explosif qu’est distribué l’Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et du monde entier.
« Tout est à refaire ! »
Avant d’être publié dans le bulletin de l’Internationale situationniste, ce texte non signé a été distribué à Alger ainsi que dans plusieurs capitales européennes en 1965. La correspondance de Mustapha Khayati montre qu’il a été rédigé entre Strasbourg où il étudiait et Paris, en collaboration avec Guy Debord. Les situationnistes pratiquaient un « communisme littéraire » qui se traduisait par la rédaction collective de textes non signés. L’importance de la correspondance autour de ce projet montre que les situationnistes y tenaient particulièrement7. L’Adresse sera traduite en plusieurs langues (anglais, allemand, espagnol, arabe) afin d’être « lisible sur toute la planète », selon les mots de Debord, qui portait un intérêt particulier à la stratégie de communication du groupe.
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Le choix de publier ce texte à Alger en juin 1965 n’est pas fortuit. La ville s’apprête à accueillir le Festival international de la jeunesse sous le signe de « la solidarité avec la jeunesse et le peuple algériens en lutte pour l’édification socialiste de la République démocratique et populaire algérienne ». Mais l’évènement est annulé et le tract tout de même distribué dans le bouillonnement politique qui suit le putsch de Boumediene contre Ben Bella.
Les « révolutionnaires d’Algérie » du titre sont donc les militants et acteurs politiques soutenant l’accomplissement d’une révolution socialiste. Il faut souligner que la critique situationniste du « masque révolutionnaire » de l’État algérien était d’abord portée contre le gouvernement de Ben Bella. Ses décisions n’allaient pas toujours dans le sens des orientations que les militants de gauche proposaient et le secteur autogéré était déjà en crise. Les situationnistes se positionnaient donc dans une critique des intellectuels qui croyaient en une réalisation de l’autogestion dans le cadre étatique.
Le titre initial du tract était « Tout est à refaire ». C’est Guy Debord qui propose « Adresse aux révolutionnaires algériens et de tous les pays » en sous-titre. L’évolution du manuscrit va vers l’internationalisation du propos. Différentes tentatives révolutionnaires sont mises en perspective : le « mouvement d’émancipation des Noirs » aux États-Unis, les étudiants japonais ; la répression à Saint-Domingue, l’assassinat de Patrice Lumumba au Congo, la lutte contre Francisco Franco en Espagne… Dans tous ces exemples, les auteurs montrent le peu de solidarité des États dits socialistes. La révolution, assurent-ils, ne peut s’accomplir qu’à une échelle mondiale hors du cadre étatique. « Partout des révolutionnaires, mais nulle part la Révolution », écrivent les situationnistes avec leur art de la formule-choc. Le socialisme, assurent-ils, n’existe « ni en Russie ni en Chine ni ailleurs ». Plus largement, il s’agit d’une critique du Parti communiste, mais aussi des trotskistes qui voyaient dans l’URSS un « État ouvrier dégénéré », quand les situationnistes le classaient au rang des « capitalismes d’État », de même que la Chine et les États du tiers monde.
« La discussion avec eux est déprimante »
« Aux explosions sporadiques de la contestation révolutionnaire répond une organisation internationale de la répression ». La négation est radicale et le texte n’annonce rien moins que « la défaite du projet révolutionnaire » à l’échelle mondiale et aspire à une « nouvelle théorie révolutionnaire »8. S’avançant sur des terrains plus expérimentaux, il fait référence à la « libération de la vie quotidienne » ou encore au « contenu libérateur » de la psychanalyse. La question de la reprise en main de la « réalité » est exprimée dans les termes que développera Debord dans La Société du spectacle. Le spectacle est celui de la consommation dans les pays capitalistes, mais aussi celui du « spectaculaire concentré » incarné par le « chef unique » dans les pays sous-développés. Deux paragraphes sont d’ailleurs ajoutés pour expliquer ces notions dans la version publiée dans L’Internationale socialiste, avec en illustration d’une part le « conducteur du peuple » indonésien Soekarno en « séducteur de cinéma » et d’autre part une photo du magazine Lui montrant une panoplie d’objets censée représenter l’homme d’affaires.
Après le coup d’État du 19 juin 1965, les situationnistes n’en démordent pas : la chute de Ben Bella confirme, estiment-ils, leur critique du masque révolutionnaire dans les pays du tiers-monde. C’est ce que souligne le paragraphe qu’ils ajoutent dans l’urgence pour coller à l’actualité. Les caméras du monde sont braquées sur Alger durant les mois qui suivent le putsch. Ce qui en fait « la ville du monde où la diffusion de ce texte ferait le plus sensation », s’enthousiasme Debord dans une de ses nombreuses lettres à Khayati.
Le tract est envoyé à Nasri Boumechal, étudiant algérien à Strasbourg, qui se charge de la distribution à Alger. D’infinies précautions sont prises pour ne pas compromettre ce contact à un moment où la répression fait rage. Les tracts sont camouflés en polycopiés de cours. Une lettre du 8 juillet 1965 envoyée par Nasri Boumechal à Khayati offre un précieux aperçu sur l’ambiance à Alger. Les communistes, rapporte-t-il, soutiennent toujours Ben Bella, mais « comptent sur les contradictions internes du CNR et sur un éventuel incident d’une éventuelle gravité qui pourrait mettre le feu aux poudres. La discussion avec eux est déprimante : il n’y a rien à tirer ». La lettre poursuit sur le même ton de désillusion affirmant que ceux qui ne regrettent pas Ben Bella estiment que « cela ne pourra pas être pire ». Pourtant la répression est déjà palpable : « Les membres du CE et de l’UNEA sont soit en prison soit à l’hôpital (tortures) ou en clandestinité », écrit Nasri, avant de conclure : « La situation est quand même encore assez trouble en définitive : je crois que le pouvoir nouveau est bien installé. Les patrouilles militaires n’apparaissent qu’à la tombée de la nuit ».
« Leur révolutionarisme est très conservateur »
De son côté, Debord suit de près la distribution et les échos médiatiques du tract… finalement minimes. À peine relève-t-il la mention d’un « texte non précisé » dans Le Monde. Malgré cette maigre revue de presse, Debord se demande si Mohamed Harbi n’a pas été arrêté parce que soupçonné d’être l’auteur de l’Adresse. Engagé dans la clandestinité avec l’ORP, Harbi avait bien d’autres raisons d’être arrêté. Les lettres venant d’Alger décrivent la chape de plomb qui s’abat sur les militants de gauche. En octobre 1966, Nasri Boumechal parle d’une crise de confiance et d’un désintérêt de la population pour la politique : « La réflexion la plus répandue : “ce sont tous les mêmes ; chacun se remplit les poches et fout le camp. À quand le tour de Boumediene ou de tel ou tel autre ministre” ». La lettre évoque également les échos de l’Adresse parmi les étudiants :
Peut-être certains étudiants s’intéressent-ils de près, mais il manque une base : les milieux les plus avancés vivent en pleine idéologie et manquent d’audace révolutionnaire en ce qu’ils ne peuvent concevoir un pays sans gouvernement fort : « Sinon cela va être l’anarchie ». Leur révolutionarisme est très conservateur (…) Je pense que si on veut que l’IS développe son audience, il faudrait être sur place : même les plus staliniens (donc les plus bornés) ne peuvent résister à une rétrospective sur la Révolution d’octobre et toute l’idéologie stalinienne pseudo-trotskiste (mots raturés) peut être balayée. Le risque est que cet éclaircissement théorique ne se transforme à son tour en pure idéologie.
La rencontre entre l’Internationale situationniste et la gauche algérienne se clôt sur une note amère. Une incompréhension sépare ce groupe indépendant de théoriciens révolutionnaires des militants de gauche algériens qui espèrent encore orienter la fondation de l’État vers le socialisme.
D’autres connexions existeront plus tard, comme le montre l’excellent ouvrage Internationale situationniste. Adresse aux révolutionnaires d’Algérie présenté par Nedjib Sidi Moussa. Toutefois la distribution du tract sera l’action situationniste la plus importante en Algérie même. Son évocation permet d’avoir un aperçu de l’ambiance politique d’Alger en juin 1965. Comme l’analyse Malika Rahal : « On ne passe pas, en général, de la colonisation à des régimes autoritaires de parti unique. En général, il y a une transition avec une période où il y a une certaine ouverture politique possible ».
Si on a souvent abordé l’Algérie des premières années de l’indépendance comme terre d’accueil des révolutionnaires du monde entier, il reste à mettre en relief le potentiel révolutionnaire des Algériens eux-mêmes en dépit des limites imposées par le système du parti unique. L’évolution de cet activisme, allant de la dissidence à la participation en passant par le « soutien critique », ressurgit aujourd’hui comme une nécessaire histoire populaire permettant de mettre en perspective les développements politiques actuels.