Par Yves Bordenave
Publié le 13 avril 2021 à 01h05 – Mis à jour le 13 avril 2021 à 07h08
L’enquête Le dimanche 23 juillet 1961, des centaines de militaires favorables à l’Algérie française déferlent dans la ville lorraine en ciblant les travailleurs algériens. Des documents inédits aident à retracer le scénario de ces violences oubliées.
L’affaire remonte à l’été 1961, à Metz. A l’époque, Tahar Hocine habitait le quartier de Pontiffroy, « la médina » messine comme le désignaient certains habitants. Agé de 36 ans, il tenait un restaurant, La Ville d’Alger, au 39, rue du Pontiffroy, et louait des chambres à des compatriotes. Environ deux mille Algériens vivaient alors dans le secteur, un dédale miséreux composé de vieilles bâtisses, le plus souvent sans eau ni électricité.
Jusqu’à la démolition du quartier, à partir de 1968, cette main-d’œuvre venue en nombre après la seconde guerre mondiale occupait des chambres sans confort, de minuscules garnis, meublés de trois fois rien : un lit, une chaise, avec les toilettes et le lavabo sur le palier. Ces travailleurs sous-payés étaient employés comme manœuvre dans les usines de la région.
Le dimanche soir 23 juillet 1961, ils sont une dizaine – peut-être un peu plus, M. Hocine ne se souvient plus très bien – qui profitent de cette fin de journée estivale à La Ville d’Alger. Vers 23 heures, l’un des employés revient du cinéma Le Palace, apeuré. « Il avait vu les paras qui cassaient tout, poursuivaient les Arabes et se dirigeaient vers le quartier », raconte l’ancien restaurateur, aujourd’hui âgé de 86 ans.
A ce moment, il ne le sait pas encore, mais une nuit de terreur vient de commencer à Metz. Des militaires français, des « paras » basés à Metz, déferlent par centaines sur la ville et se déchaînent sur la population algérienne. Cette flambée de violence a pour prétexte une vengeance née d’une bagarre meurtrière : mais elle a pour arrière-fond la rancœur ramenée d’Algérie par des hommes frustrés d’une victoire qu’ils croyaient acquise, et d’une cause perdue – celle de l’Algérie française.
Poursuivre la traque des « fells »
Pour prendre la pleine mesure de cette histoire, il faut remonter au mois d’avril 1961, à Alger. A l’époque, la guerre d’indépendance bat son plein, et le 1er régiment de chasseurs parachutistes (RCP) est stationné à Philippeville (aujourd’hui Skikda), sous le commandement du lieutenant-colonel Plassard.
Depuis leur arrivée en Algérie, aux premières heures du soulèvement, à l’automne 1954, ces 1 300 hommes n’ont cessé de combattre les fellaghas, des Aurès au Constantinois, en passant par la Kabylie et la frontière tunisienne. De janvier à octobre 1957, le régiment s’est distingué en première ligne dans la bataille d’Alger sous les ordres du général Massu. En ce mois d’avril, il va de nouveau se faire remarquer, mais cette fois en participant à la tentative de putsch menée par les généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller, favorables à l’Algérie française.
Le 1er RCP est composé en partie d’hommes qui restent déterminés à poursuivre « leur » guerre
Dès le déclenchement de l’opération, le 21 avril, le commandant du 1er RCP se range derrière les « rebelles » opposés au gouvernement gaulliste. Plassard ordonne à ses troupes de se mettre en alerte et de filer à Alger, où elles arrivent le 22 avril. Leur mission : se poster à quelques carrefours stratégiques en attendant la suite des consignes. Mais le 25 avril, les généraux putschistes se rendent à l’évidence : leur manœuvre est un échec, ils doivent renoncer. Le lendemain, les troupes engagées à leurs côtés se retirent. Le lieutenant-colonel Plassard est écarté et envoyé devant le tribunal militaire. En guise de sanction, le régiment, lui, est rapatrié en Lorraine. Après une ultime mission à la frontière tunisienne, fin mai, ses soldats embarquent donc à Bône (aujourd’hui Annaba) le 6 juillet 1961 à destination de Marseille. A leur arrivée, les dockers de la CGT les accueillent aux cris de « paras assassins ! ».
Le voyage vers la Moselle s’effectue en train. Dans la nuit du 8 au 9 juillet, le 1er RCP prend ses quartiers à la caserne Seret de Moulins-lès-Metz. C’est un régiment plein de ressentiments et d’amertume, composé en grande partie d’hommes incapables d’admettre le dénouement du conflit, autrement dit la victoire probable de l’ennemi. Nombre d’entre eux restent déterminés à poursuivre « leur » guerre : la traque des « fells », comme ils disent, même en métropole.
Le FLN fait régner sa loi
La région lorraine, où vivent environ 30 000 travailleurs algériens, n’échappe pas aux tensions liées à la guerre d’Algérie. Un conflit fratricide oppose ainsi les diverses organisations indépendantistes. Le Mouvement national algérien (MNA), créé par Messali Hadj, et le Front de libération nationale (FLN), apparu en novembre 1954, se disputent le leadership les armes à la main. Les assassinats se comptent par dizaines. « Metz a été le théâtre de plusieurs attentats politiques à partir du mois d’août 1955 », constate l’historien Lucas Hardt, auteur d’une thèse soutenue en 2016 intitulée « Les migrants algériens en zone frontalière lorraine (1945-1962) ». « Ces attentats qui frappent les Algériens ont alors pour cause principale les revendications du pouvoir et la rivalité des deux mouvements clandestins », précise-t-il.
Entre 1955 et 1961, ces attentats, visant notamment des cafés fréquentés par les Nord-Africains, ont contribué à la stigmatisation de la communauté. « Ici, à Metz, jusqu’en 1956, on versait de l’argent au MNA, se souvient Tahar Hocine. Et après, c’est le FLN qui a pris le dessus. Il ne fallait pas contrevenir, sinon ça vous coûtait cher. » En juillet 1961, au moment où le 1er RCP prend ses quartiers dans les parages, c’est donc le FLN qui fait régner sa loi parmi les Algériens de la ville, contrôlant à la fois la collecte de fonds et l’organisation de la lutte des « frères » en territoire ennemi. Régulièrement, des heurts opposent des Algériens aux militaires stationnés en Moselle et dans la région,notamment les nouveaux venus, les paras au béret rouge du 1er RCP et du 1er groupe de livraison par air (GLA).
Arrive alors le dimanche 23 juillet. Tout commence au Trianon, un dancing de Montigny-lès-Metz où une partie de la jeunesse locale aime à se retrouver. Il est environ 22 h 30. En cette soirée dominicale, les paras du 1er RCP et du GLA sont venus en nombre, ils brûlent d’en découdre avec les Nord-Africains. La veille, une rixe a déjà opposé une quinzaine de jeunes Algériens à une poignée d’hommes du GLA. L’altercation s’est achevée à coups de bouteilles et de couteaux, un soldat a été blessé à la main. Pour les militaires, le moment est venu de régler les comptes, de laver l’affront.
Couteaux et revolvers
Au Trianon, les esprits s’échauffent quand le soldat blessé la veille croit reconnaître l’un de ses agresseurs. Les premiers coups partent et les Algériens, en infériorité numérique, se sauvent, s’éparpillant entre la rue Pont-à-Mousson et la rue Saint-Paul, les paras à leurs trousses. D’après un rapport établi le 12 octobre 1961 par la brigade régionale de police judiciaire, qui semble être le document le plus fiable sur la réalité des faits, et que Le Monde a pu consulter aux archives départementales de Moselle, c’est lors de cette course-poursuite que l’empoignade a basculé en affrontement bien plus violent…
Rattrapés par trois militaires, deux Algériens sortent des revolvers et ouvrent le feu. Atteint au visage, le soldat Henri Bernaz, du 1er GLA, meurt sur le coup. Ses deux camarades sont blessés. Poursuivant leur fuite, les Algériens se retrouvent quelques dizaines de mètres plus loin, face à un autre groupe de paras. Là encore, ils font feu. Plusieurs militaires tombent, dont un homme du 1er RCP, Francis Soro. Transporté à l’hôpital Bon Secours, il mourra quelques heures plus tard. Le barman du Trianon, Jean-Marie Defranoult, atteint au poumon d’une balle qui ne lui était pas destinée, meurt au milieu de la fusillade.
En moins d’une heure, des centaines de paras ont convergé sur la ville
Les premiers policiers arrivés sur les lieux, après 23 heures, ramassent quatre douilles sur le trottoir devant le dancing, deux balles à côté du corps d’Henri Bernaz, vingt-six douilles et quatre balles rue Saint-Paul, deux balles derrière le comptoir du dancing − d’où ont-elles été tirées ? − et enfin deux couteaux ouverts. Plus tard dans la nuit, rue Gambetta, à Metz − soit à environ deux kilomètres du Trianon −, un Algérien, Embarek Aougeh, est tué par balles. Il n’a rien à voir avec les violences du dancing, c’est une victime collatérale de la colère des paras.
Dans la demi-heure qui a suivi les affrontements meurtriers du Trianon, les militaires sont en effet « descendus » dans les quartiers de Metz où résident les Nord-Africains. En moins d’une heure, des centaines de paras ont convergé sur la ville. Par camions militaires ou en taxis, ils sont sortis de leur caserne pour chasser « les fells » et mener une « expédition punitive » comme ils en ont tant mené, depuis novembre 1954, de l’autre côté de la Méditerranée.
« On s’est barricadés »
« On a réagi comme pendant la guerre. Comme en Algérie », confiera plus de quarante ans plus tard un appelé qui servit au sein du 1er RCP entre 1959 et 1961, à Jean-Baptiste Allemand, auteur d’une maîtrise d’histoire sur ce sujet publiée en 2016. Certains Messins gardent en mémoire, eux aussi, ces heures d’extrême violence. Yvon Schleret, 15 ans à l’époque, s’en souvient : « J’habitais rue Gambetta, près de la Poste. Dans la nuit, on a entendu du bruit et des bagarres. C’est en lisant les journaux du lendemain que je me suis rendu compte de ce qui s’était passé. »
Armés de bâtons, de bouteilles, de couteaux et pour certains d’armes à feu, les paras « ratissent » du côté de la Poste, en plein centre-ville, et aussi à Pontiffroy, cette « médina » délabrée située sur un îlot entre deux bras de la Moselle, séparé du centre-ville de Metz par le pont Saint-Georges. Tahar Hocine, l’ancien restaurateur, se souvient du moment où la nouvelle s’est répandue, ce fameux dimanche : « On a vite fermé. On a tout éteint et on s’est barricadés. Un camion militaire est passé, mais heureusement, il ne s’est pas arrêté. »
Les paras opèrent par groupes d’une quinzaine d’hommes, se déplaçant à bord de véhicules militaires ou à pied. Leurs cibles ? Toute personne qui leur semble être de type nord-africain − un Italien est molesté et finit à l’hôpital. Ils frappent et dévastent tout ce qui leur tombe sous la main.
La « ratonnade » dure plusieurs heures. Peu avant minuit, rue Pasteur, une trentaine de paras font irruption dans un café marocain, s’abattent sur les clients à coups de tessons de bouteilles puis saccagent l’établissement. Au même moment, une centaine d’autres bérets rouges fondent sur le Buffet de la gare SNCF, où ils renversent tables et chaises tout en s’en prenant aux consommateurs à peau foncée.
Finalement, le bilan officiel fait état de quatre morts (trois Français, un Algérien) et de vingt-huit blessés enregistrés dans les hôpitaux, auxquels il convient d’ajouter plusieurs dizaines d’autres, qui, souvent par crainte des autorités, ont préféré ne pas se faire soigner dans un établissement public. Des témoignages recueillis à chaud par les journalistes venus de Paris (Libération, L’Humanité, L’Express) évoquent des scènes de lynchage, parlent d’hommes qui auraient été poussés dans la Moselle, et d’autres encore suspectent l’existence de cadavres que les militaires auraient fait disparaître.
« Bouteilles vides et bâtons »
Le 26 juillet, la fédération départementale de la Ligue des droits de l’homme (LDH) élève « sa plus ferme protestation, non seulement contre les sanglantes représailles d’un groupe important de parachutistes contre des travailleurs algériens, mais aussi contre leur inspiration raciste ». La LDH estime le bilan à une centaine de blessés. Le même jour, dans un éditorial cinglant concernant cet épisode, le quotidien régional L’Est républicain dénonce « la loi du talion [qui] est une loi barbare » et s’en prend à « la facilité avec laquelle se déchaînent les représailles collectives et les expéditions punitives. Car alors le sang ne s’ajoute pas seulement au sang, mais la haine à la haine ». Son concurrent, Le Républicain lorrain, parle, lui, d’un « raid de tueurs nord-africains » ayant provoqué, en représailles, « une expédition punitive de 300 paras armés de bouteilles dans les bas quartiers de Metz ».
Au-delà des polémiques, tout le monde s’accorde sur un point : durant cette nuit du 23 au 24 juillet, vite baptisée par la presse « la nuit des paras », les bérets rouges ont répandu la peur sur la population maghrébine. Celle-ci a fini par se retrouver dans des zones bouclées par les forces de l’ordre et interdites aux parachutistes.
Dans une note classée « secret confidentiel », datée du 25 juillet, et rédigée par le lieutenant-colonel Gauroy, commandant le groupement de gendarmerie de la Moselle, et destinée à sa hiérarchie, l’officier indique : « A partir de 23 heures, de nombreux parachutistes, dont certains étaient porteurs de bouteilles vides ou de bâtons, se sont répandus dans divers quartiers de la ville, en particulier dans les quartiers occupés ou fréquentés par des Nord-Africains (gare, poste, quartier Saint-Georges, Pontiffroy) ; des bagarres les ont rapidement mis aux prises dans les cafés ou dans la rue avec les Nord-Africains rencontrés. Un certain nombre de ceux-ci ont été plus ou moins grièvement blessés (deux par balles). L’un d’eux devait décéder à son arrivée à l’hôpital. »
Du côté des autorités civiles, les échanges sont nombreux, et révélateurs du contexte. Depuis l’arrivée du 1er RCP, le 8 juillet au soir, la tension n’a fait que monter. Le préfet lui-même le rappelle, dans une note « confidentielle » destinée au ministre de l’intérieur, Roger Frey, quelques heures après la « nuit des paras » : « Bien que les événements de la nuit dernière soient la résultante directe d’une provocation vraisemblablement frontiste se traduisant par l’attentat du Trianon, on ne saurait méconnaître que, depuis leur arrivée à Metz, soit le 8 juillet, plusieurs incidents d’importance variable ont opposé les parachutistes et les membres de la forte colonie musulmane messine (2 000 personnes environ). »
Le préfet détaille son propos en s’appuyant sur quelques exemples récents : « Dans la soirée du 9 juillet, soit 24 heures après leur arrivée, 5 parachutistes frappaient à la tête et à la poitrine 2 travailleurs nord-africains. (…) Le 10 juillet à 0 h 10, à Montigny-lès-Metz, le nommé Enmeddah Mohamed, maçon, était frappé à coups de ceinturon par 5 parachutistes qui prenaient la fuite. Toujours le 10 juillet, à 1 h 10, au centre de Metz, le nommé Madouni Mohamed, manœuvre, était agressé par une dizaine de parachutistes armés de pistolets-mitrailleurs. (…) Le 10 juillet encore, à 1 h 30, rue Chambière, à Metz, un sous-officier était agressé par une dizaine de musulmans. Le 16 juillet à 22 heures, le nommé Mechri Saïd, manœuvre, qui consommait seul au Café de la Poste à Metz, était pris à partie par quatre sous-officiers parachutistes qui le blessaient sérieusement à la tête. »
« La chasse au faciès »
Chacun sait, à l’époque, que le 1er RCP n’a pas été éloigné du bourbier algérien en remerciement des services rendus. Son transfert est avant tout une sanction, ce qui décuple la rage de certains de ses hommes. Une autre note confidentielle datée du 24 juillet 1961, émanant cette fois des renseignements généraux, à destination du préfet et de la direction générale de la sûreté nationale, revient sur leur comportement depuis le soir de leur arrivée : « En premier lieu, lors du transfert de la gare de Metz à Moulins-lès-Metz par camions automobiles, dans la nuit du 8 au 9 juillet, des habitants des quartiers situés sur l’itinéraire emprunté par le convoi ont été réveillés par les cris “Algérie française”, en provenance des camions. Le lendemain, dimanche, la population a pu suivre avec curiosité les évolutions, en tenue camouflée, des paras dans la ville et remarquer leur agressivité envers les N.A. [Nord-Africains] qui circulaient sur la voie publique. »
Quelques jours auparavant, le préfet de la Moselle avait également alerté par écrit le ministre de l’intérieur sur l’attitude des officiers du 1er RCP. « En ce qui concerne les cadres, écrivait-il, divers renseignements permettent d’établir qu’un officier supérieur du 1er RCP aurait, dès son arrivée à Metz, contacté les milieux parachutistes messins, leur faisant part, au cours de conversations, de l’état d’esprit des hommes et gradés de son unité, état d’esprit hostile au gouvernement actuel et favorable aux ex-généraux Challe et Jouhaud. »
Dans une note à son patron le 30 juillet 1961 – soit une semaine après la nuit sanglante –, le directeur de cabinet du préfet de la Moselle n’hésite pas, lui non plus, à critiquer les autorités militaires : « Elles cherchent incontestablement à justifier à la fois la présence et le comportement des parachutistes par un danger FLN certain sur Metz », écrit le haut fonctionnaire, qui s’agace « des actes inconsidérés (véritables provocations) contre des Algériens souvent inoffensifs, actes qui semblent entrer dans le cadre raciste de ce que l’on appelle “la chasse au faciès”».
Deux enquêtes parallèles
Selon les sources officielles – préfecture et autorités militaires –, la « ratonnade » du 23 juillet aurait duré entre trois et quatre heures. A les en croire, vers 3 heures du matin, tous les militaires étaient rentrés dans leurs casernes. Une version contestée par des témoins cités dans des journaux de l’époque ou par des associations comme la LDH, d’après lesquels des actes de violence plus ou moins isolés visant des Nord-Africains auraient encore été commis dans la matinée du lendemain.
Au-delà de cette controverse, une question a taraudé les témoins, les victimes et certains acteurs sociaux : qu’a fait la police au milieu de ce chaos dont elle fut vite alertée ? Au mieux, pas grand-chose. Au pire, rien du tout. Faut-il voir là l’impuissance des responsables de la sécurité publique face à la force militaire ? Ou la volonté de punir les Algériens de métropole pour leur soutien au FLN ? Les documents actuellement accessibles ne permettent pas de répondre à ces questions. En existe-t-il d’autres – notamment militaires – qui, malgré les appels du président Emmanuel Macron à la déclassification des archives de la guerre d’Algérie, demeureraient secrets ? C’est probable.
Côté enquête judiciaire, deux procédures parallèles ont été diligentées : l’une, confiée à la police pour les trois meurtres du Trianon ; et l’autre, aux gendarmes pour le meurtre d’Embarek Aougeh, l’Algérien de la rue Gambetta, les agressions et les dévastations perpétrées par les militaires.
Il a fallu moins de trois semaines à la police pour interpeller les auteurs des homicides dont furent victimes les deux militaires et le barman du dancing. A la suite de perquisitions et d’opérations de contrôles, un Algérien identifié par un tatouage sur sa main est arrêté début août. Lors de sa garde à vue, il admet sa culpabilité et donne les noms de ses deux comparses. Tous reconnaissent leurs liens avec le FLN et sont incarcérés à la prison de Metz jusqu’en 1963, avant d’être expulsés vers leur pays, devenu indépendant en 1962. Lors de leurs interrogatoires, les trois hommes ont affirmé que, le soir du samedi 22 juillet, ils avaient rencontré un responsable du FLN − un certain Abdelkader, parti sans laisser de trace. Il leur avait fixé un rendez-vous le lendemain à 19 heures. Là, il leur aurait donné trois pistolets, pour infliger une leçon aux paras, accusés de multiplier les agressions contre « les frères ».
Ranimer la mémoire
L’enquête sur la mort d’Embarek Aougeh (la victime collatérale) et les exactions des militaires n’a pas connu un tel succès. Le meurtrier n’a jamais été identifié. Aucun des deux cents à trois cents militaires responsables du carnage et des agressions contre des centaines d’Algériens ne fut inquiété. Le régiment fut juste consigné pendant quarante-huit heures dans ses quartiers et son commandant assigné pendant deux semaines.
Les investigations des gendarmes, poussées pendant plusieurs mois en direction des militaires, ont bien abouti à un rapport d’enquête de trois cents pages, remis en novembre 1961 à un juge d’instruction du tribunal de Metz, mais qu’en est-il advenu ensuite ? Rien. L’affaire, quoique traitée dans la presse régionale et nationale au moment des faits, a sombré dans les limbes de la guerre d’Algérie et de ses réminiscences en métropole. Dans les archives que Le Monde a consultées, nulle trace de poursuites judiciaires, de procès, ni même de sanctions contre les militaires.
En 2016, à l’occasion du 55e anniversaire de ces événements, un collectif de Messins composé de personnes de différents horizons, le Collectif juillet 1961, s’est constitué pour ranimer la mémoire et « faire la lumière » sur cet « épisode tragique de la guerre d’Algérie en Moselle », inconnu de la plupart des Messins et plus encore par-delà les frontières de la Lorraine. « Il s’agit pour nous de rendre hommage aux victimes, mais aussi et surtout d’un acte de réconciliation », souligne Yvon Schleret, président du collectif. Soixante ans après, la « nuit des paras » demeure un pan de cette histoire qui, avec de nombreux autres chapitres, ne passe pas – ou si difficilement – dans la mémoire collective.