“Comme si on luttait contre des monstres qui crachaient du feu”
De notre envoyé spécial : Karim Benamar
Comme une torche enflammée et perchée à plus de 800 mètres d’altitude, Larbâa Nath Irathène est dévorée par de gigantesques flammes visibles encore, hier matin, à plusieurs kilomètres à la ronde.
Les feux qui se sont déclarés, lundi, dans la commune d’Ath Yenni, vers 14 heures, ont tout détruit sur leur passage, laissant derrière eux des paysages de désolation et des villages en ruine et encore fumants. On dénombre une vingtaine de brûlés dont certains gravement atteints. `Les feux à Ath Yenni, ont parcouru, selon des témoins sur place, toutes les collines de la région, avant d’atteindre, vers 17 heures, le seuil des maisons du village de Taourirt Mokrane, à Larbâa Nath Irathène. Sur place, le constat est accablant. Les stigmates des flammes témoignent d’une nuit d’horreur. Après plusieurs heures de lutte héroïque, mais vaine, contre les feux, les jeunes de ce village, un des plus grands de la Kabylie, ont fini par se résigner.
“Il faut dire que les vents forts nous ont trahis et Dieu nous a abandonnés”, dit Samir, près de la cinquantaine, d’une voix éraillée, le visage sombre. Avec les jeunes de Taourirt Mokrane, il a lutté toute l’après-midi de lundi contre les flammes qui ont “atteint par moments une dizaine de mètres de hauteur”, témoigne-t-il encore, le regard hagard. Devant la persistance des feux, la nuit durant, “nos bras étaient impuissants”. “On a vite compris, à ce moment, qu’on y pouvait rien. Il ne nous restait alors seulement qu’à quitter les lieux et fuir les flammes”, dit encore Samir, président du comité de village de Taourirt Mokrane.
À partir de là, il fallait organiser, dans l’urgence, l’évacuation de plus de dix mille âmes, raconte Madjid, encore sous le choc. “J’ai alerté tout le village. Des jeunes ont frappé à toutes les portes, demandant aux habitants de ramasser ce qui pouvait être sauvé et quitter, en urgence, les lieux”, ajoute-t-il. À 9 heures, ce mardi, son village est enveloppé d’une épaisse fumée. L’air est à peine respirable. Maisons détruites, voitures carbonisées, végétation en cendres, bétail décimé… Taourirt Mokrane donne l’air de sortir d’un mauvais film d’horreur.
Le sinistre est partout le même et là où se pose le regard, il n’y a que ruine et dévastation. Quelques éléments de la Protection civile, soutenus par la population, s’efforcent, ici et là, d’éteindre ce qui reste des feux qui pénétraient en ville. “Les vents ont soufflé très fort toute la nuit. Nous avons pu maîtriser, à un moment les feux, mais à chaque fois le vent revenait à la charge et les feux repartaient de plus belle”, affirme le lieutenant Sid-Ali Merad, à la tête d’une brigade de la Protection civile composée de 28 éléments.
Cette colonne de la Protection civile, dépêchée d’Alger, est arrivée sur les lieux du sinistre, lundi soir, vers 19 heures. Depuis, “nous n’avons eu aucun répit”, affirme le jeune lieutenant, la voix presque éteinte d’épuisement. Devant le vent qui soufflait très fort, les éléments de la Protection civile n’avaient d’autre choix que de battre en retraite. “Notre seul souci était alors de sauver des vies. Et Dieu merci, nous avons sauvé une vingtaine de personnes piégées par les flammes”, dit-il, en avouant n’avoir jamais assisté à une telle “calamité”, de toute sa carrière.
Rachid, Saïd et Youva, des jeunes ne dépassant pas la trentaine, sont affalés sur le bas-côté de la route principale du village. Épuisés et résignés, ils n’ont plus la force de se remettre sur pied. “On n’en peut plus. Nous avons vécu un véritable cauchemar”, témoigne l’un d’eux. “C’était l’apocalypse. On avait l’impression de lutter contre des monstres qui crachaient du feu”, raconte-t-il, le visage assombri par les cendres. Il est à bout de force. Un autre jeune s’en être sorti in extremis. “J’ai failli être dévoré par les flammes, en tentant de sauver notre maison”, raconte-t-il, le visage triste.
“La solidarité, nous n’avons que ça”
Taourirt Mokrane n’est pas le seul village à avoir vécu une nuit d’horreur. La fumée qui monte encore de tous les villages entourant la ville de Larbâa Nath Irathène témoigne de la puissance des feux. Les pertes matérielles sont immenses. Les toits pulvérisés de plusieurs maisons à Ath Atelli, un village situé à deux kilomètres du chef-lieu Larbâa Nath Irathène, témoignent, à eux seuls, de la violence des flammes. “Une catastrophe qui s’est abattue sur notre village”, lâche un passant sur place. Comme Taourirt Mokrane, le village d’Ath Atelli a été déserté de nuit. “Nous avons commencé l’évacuation vers 18h30 quand les flammes avaient atteint les premières maisons”, témoigne Moussa, 28 ans, et président du comité du village.
“Tous les habitants ont été évacués vers le village d’Affensou ou encore vers le village d’Aït Oummalou, dépendant de Tizi Rached”, ajoute-t-il. Près de lui, une septuagénaire, venue constater les dégâts, est en pleurs, face à sa maison, détruite en partie par le feu. “Moussiba”, dit-elle, avant d’avouer n’avoir jamais vu ça de toute sa vie. Quelques jeunes reviennent aussi dans leur village pour constater les dégâts causés par les flammes de la veille. Le jeune président du comité de village, fait des recommandations à ses amis pour organiser la solidarité. “Nous n’avons que ça, la solidarité”, dit-il. Son village aurait sans doute été totalement décimé n’était la mobilisation de la population des autres villages voisins. “Tout le monde s’est mobilisé.
Des dizaines de jeunes nous sont venus en aide pour affronter les flammes”, affirme Moussa. Les aides sont arrivées de partout, ajoute-t-il. “Pas uniquement des villages voisins mais aussi d’autres villes et d’autres wilayas du pays”, dit-il. Du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou, de Boumerdès ou encore d’Alger, des dizaines de jeunes sont venus en effet porter secours aux villages sinistrés de Kabylie. Ils ont roulé parfois pendant la nuit, bravant le couvre-feu mis en place depuis la flambée des contaminations par la Covid-19. Abdennour, la quarantaine est l’un d’eux.
Après avoir vu les premières images des flammes dévorant les villages de Larbâa Nath Irathène, sans tarder, il remplira sa citerne, attachée à son tracteur, et parcourra, de nuit, plus de 40 kilomètres, pour venir en aide aux populations locales. Il n’est pas le seul à tendre spontanément la main à Larbâa Nath Irathène. Azeddine et son ami Rabah sont arrivés de Bordj Menaïel, avec leur fourgon chargé de vivres (pain, bouteilles d’eau minérale et caisses de jus de fruits). Eux aussi, c’est à travers les réseaux sociaux qu’ils ont appris que la région a été la proie des feux ravageurs.
“Nous n’avons pas hésité un instant. Dès que j’ai vu les premières vidéos circuler sur Facebook, j’ai appelé mon ami en lui demandant de se préparer pour organiser la solidarité. Nous avons chargé, à l’aube, notre fourgon et avons pris la route pour arriver ici vers 8 heures”, raconte Azeddine. À l’heure où nous mettons sous presse, les feux continuent de brûler encore à Fort National, cette citadelle jadis imprenable que les flammes ont vidée de ses habitants.
Avant de quitter la région, nous nous sommes rendus à l’EPH de la ville livré à des scènes insoutenables. Le personnel est complètement dépassé. C’est l’affolement devant les victimes qui arrivent sans discontinuité. Un médecin venu d’Alger affirme n’avoir jamais vu ça. “C’est une médecine de guerre”, lâche-t-il.