Le chercheur, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et des mondes kanaks, est mort le 10 octobre 2021 à l’âge de 73 ans. Il avait déconstruit le legs de Claude Lévi-Strauss en ethnologie.
A sa mort, dimanche 10 octobre, les proches de l’anthropologue Alban Bensa, spécialiste des mondes kanaks, ont d’abord reçu les condoléances du président de la province Nord, en Nouvelle-Calédonie. Paul Néaoutyine saluait son “camarade” et son “ami” de ces mots pas si fréquents chez des officiels, ni en pareilles circonstances :
Il a marqué l’anthropologie de son empreinte en sortant la discipline d’une vision mythique, exotique, anhistorique du peuple kanak au profit d’un regard contemporain sur notre culture en perpétuelle évolution.
Puis un autre message de condoléances fut diffusé, peu après : c’était Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer. Il saluait la mémoire du “compagnon de route de nombreux responsables universitaires, politiques et coutumiers calédoniens”. Et le ministre de préciser sa reconnaissance particulière pour le dialogue qu’Alban Bensa avait accepté de poursuivre avec son cabinet depuis un an, “mettant son érudition, ses convictions et sa douceur au service de la construction de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie”.
Les deux communiqués de presse disent beaucoup de la proximité de l’anthropologue, décédé à l’âge de 73 ans, avec son terrain. Alban Bensa défendra la lutte indépendantiste kanak pendant plusieurs décennies, en même temps qu’il en documentera la cause – et les causes. De manière peu banale, ces deux communiqués officiels disent aussi toute la singularité de la position intellectuelle, épistémologique et scientifique qu’Alban Bensa avait fait sienne en contribuant à renouveler en profondeur sa discipline durant près de cinquante ans. En la dépoussiérant, mais surtout en la dépouillant de ses tentations exotiques, pour consacrer, endosser, et assumer un regard plus vigoureux, plus politique, et plus vivant, une fois départi de bien des quêtes d’essence éternelle.
La langue pour comprendre
Bensa qui pourtant n’avait pas fait sa thèse sur la Nouvelle-Calédonie (mais sur la religion populaire dans le Perche, dans l’Ouest de la France), avait découvert ce terrain qui serait celui d’une vie, dans des séminaires de son directeur de thèse, et par l’intermédiaire de linguistes, notamment. Ce sont eux, et André-Georges Haudricourt en particulier, qui l’avaient prévenu. Au fils de commerçant né en 1948 qui enquillait les bibliographies de haut en bas, lisait tout, et avait trouvé dans les livres le goût de l’étude, il avait adressé cette mise en garde : les Kanaks, dans la vraie vie, avaient si peu à voir avec ce qui s’en disait dans les livres.
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Assistant à la Sorbonne au département de sociologie à l’époque où l’on ne disait pas encore “maître de conférence”, et où l’ethnologie était une option dans le cursus de sciences sociales, il avait commencé par apprendre l’une des vingt-huit langues du peuple kanak. Pour finir par en faire sa vie, mais pas sans maturer un regard, et au fond changer de posture, au point de se faire rapatrier manu militari par Bernard Pons, ministre de l’Intérieur :
Politiquement, découvrir les logiques coloniales (Bensa dira “apartheid”) rapprochera le chercheur de ses enquêtés, et une intense amitié le liera par exemple jusqu’à la mort à Jean-Marie Tjiabaou – et bien d’autres encore. Intellectuellement, il rompra avec l’ethnologie telle qu’elle se pratiquait majoritairement en France, sous l’égide de Claude Lévi-Strauss, dénoncera la tendance à l’exotisme et un goût de l’ailleurs pittoresque tellement suspect.
Faire la peau à l’exotisme
Lui-même pourtant avait été traversé par ce goût de l’ailleurs, qui l’avait cueilli, jeune adulte grandi à Paris mais familier des côtes bretonnes. Là-bas, il aurait bien cru devenir pêcheur si l’affaire tournait mal et c’est en apprenant à mouliner et tandis qu’il écoutait parler breton, qu’il avait compris qu’il ferait de cette curiosité un métier. Il ignorait probablement alors qu’il bousculerait les façons de le faire, dénonçant la naïveté des anthropologues en quête du sauvage éternel, et le surplomb du chercheur. Pourfendant, surtout, la fixité des tableaux que pouvaient rapporter ces guetteurs d’exotisme là où lui entendra montrer des histoires en mouvement, et des sociétés travaillées par l’histoire comme le rocher par la pluie – jusque dans le temps d’aujourd’hui.
Sa vie durant, Alban Bensa répétera que le vrai primitif n’existe pas. En septembre 2021, venait tout juste de paraître son tout dernier texte, délicatement ourlé de croquis qui jouent avec les mots du chercheur sur dix belles pages. Et c’est dans la revue Sensibilités (de laquelle il etait au conseil scientifique), dans ce numéro consacré à l’argent, qu’on retrouvait encore, sous la plume d’Alban Bensa, une vigilance désormais posthume. Cet article s’intitule La Monnaie kanak est une personne et le chercheur détrompe le lecteur en mal d’exotisme : au cas où ce dernier se serait égaré entre deux lianes de cuir et la description de coquillages finement ciselés, ceci n’est pas un essai sur les monnaies primitives. L’écriture est cristaline et charnue tout à la fois ; et l’évocation de la nacre, précise et subtile, certes. Pourtant il ne s’agit pas d’assourdir la répression brutale du peuple kanak derrière les évocations évanescentes d’un travail d’orfèvre séculaire : c’est bien la prégnance de la violence, et le fondement historique de la mémoire d’un peuple dominé que l’on découvre via ces petites conques abrasées par le ressac. Et Bensa raconte encore :
Les monnaies sont emportées dans les parcours pour fonder d’autres territoires : “Je vais sortir une monnaie elle sera le lien sur lequel j’encorderai les pères, les fils et les frères. […] Alors la monnaie suivra son chemin”, est-il expliqué dans un récit sur la préparation de la guerre de 1917. La monnaie va lier ensemble des hommes apparentés qui partent à la guerre. Elle suit ainsi son chemin pour constituer une filière de combattants. Sa circulation marque un engagement.
Quitter l’Aventin
Sans doute lui qui n’avait pas été bouleversé dans sa quête d’érudition par mai 68, ne savait-il pas encore, à l’orée des années 1970, que ce déniaisement l’occuperait toutes les décennies qu’il lui resterait jusqu’à sa mort, ce mois d’octobre 2021. Quarante ans plus tard, en 2010, dans un livre d’entretien paru chez Textuel, il ferraillait pourtant toujours. Et publiait, deux ans après la mort de l’ancien saint-patron de l’ethnologie traditionnelle, Après Lévi-Strauss, pour une anthropologie à taille humaine. On pouvait y lire encore :
Le repli sur son Aventin et l’opération de réduction qui l’accompagne font perdre en route une dimension essentielle du social, à savoir son historicité, le fait que les individus font des choix, qu’ils ont des marges de manœuvres, qu’ils sont indécis, qu’ils changent d’avis, bref qu’ils tissent leur histoire en naviguant entre contraintes et opportunités. Est aussi perdue en chemin toute l’affectivité.
Poursuivant entre-temps son apprentissage linguistique, mais aussi, auprès des Kanaks, la découverte de leurs techniques et de leurs savoirs, de leurs façons de nommer et de dire, ou se frottant à leurs logiques politiques, il avait déplacé son regard, et appris à lire l’histoire. C’est en effet une anthropologie profondément traversée par l’histoire, la sociologie, et la science politique, qui définit le mieux le travail d’Alban Bensa. C’est aussi encore ce qui donne une vision plus juste de sa place dans le monde académique dont il cherchera à bousculer naïvetés et vieux réflexes.
La chose n’ira pas de soi : plus de trente ans après avoir posé un premier pied en Kanaky, Bensa faisait encore de la pédagogie pour expliquer en quoi cette anthropologie critique achevait de tourner le dos au structuralisme de Claude Lévi-Strauss. En 2006, il publiait La Fin de l’exotisme (aux éditions Anacharsis) et c’est ce livre qui demeure aujourd’hui comme son testament scientifique. C’est là qu’il avait détricoté pour de bon les frontières de l’altérité fossilisée dans l’exotisme. Et après sa sortie, que le chercheur expliquera, par exemple dans Vacarme en 2008 :
J’ai pris connaissance d’un monde social sophistiqué où l’érudition tient une très grande place, des gens accueillants nous accordant attention et disponibilité parce que, je crois, nos enquêtes passaient d’abord par leur langue. La convivialité était extraordinaire au cours des séances de transcription des récits oraux, des promenades pour noter les noms des anciens habitants, des montagnes, des hauts lieux de l’histoire kanake avant et pendant la prise de possession par la France de la Nouvelle-Calédonie en 1853.
Anthropologie critique
A posteriori, et bien des années plus tard, Alban Bensa parlait encore de son travail comme d’un “contrepoint” vis-à-vis de l’auteur de Tristes tropiques. Mais à vrai dire, à l’époque, cette nouvelle façon d’échafauder des regards iconoclastes au sein de sa discipline avait signé un conflit bien plus frontalement explicite : en pourfendant l’absence d’historicité de l’ethnologie structuraliste, il avait fait siens des outils et des regards venus d’autres disciplines. Et la rupture sera radicale. Venue sa mort, certains chercheurs ont soudain une pointe d’hésitation, justement, à l’heure de lui rendre hommage : ne s’était-il pas fait, au fond, l’historien et le sociologue de la Kanaky en même temps qu’il en aura été le grand anthropologue ? À RÉÉCOUTER 31 min Tire ta langueLa psyché kanak hantée par 1917
Il reste quantité de traces de ce floutage des frontières disciplinaires par Alban Bensa – puis après lui, par ceux dont il fut le directeur de thèse, et aussi l’enseignant, au sein du DEA de sciences sociales à l’ENS Ulm. L’une de ces traces est plus directement réflexive, et très utile pour raconter comment le chercheur se percevait lui-même à présent qu’il est mort : c’est un texte qu’il avait écrit pour la revue Genèses, dont il avait été l’un des piliers de 1992 à 2002, avec Gérard Noiriel, Florence Weber et bien d’autres. Alors que Genèses célébrait en 2015 son numéro 100, la revue avait entrepris de se regarder elle-même, vingt-cinq après sa création. Parmi de nombreuses contributions très propices à découvrir le monde des sciences sociales aujourd’hui, Alban Bensa y décrivait ce qu’avait pu représenter, pour lui, de “passer à Genèses” : “une expérience décisive”, mais surtout, l’ambition d’un dialogue interdisciplinaire pour “entrer dans des éruditions différentes”. Alban Bensa en dira ceci :
La revue m’a permis de mettre en perspective, comparatiste et interdisciplinaire, l’héritage de l’anthropologie tel que je l’avais utilisé et enseigné, jusque-là, il faut le dire, de manière plutôt positiviste, c’est-à-dire naïve.
Un effet “radicalement décoiffant” vis-à-vis de sa discipline d’origine :
Dissoutes les oppositions entre structure et histoire, traditionnel et moderne, permanence et changement, dès lors que démonstration est faite, sur des dossiers divers (de mémoire et dans le désordre : “Patrie-patrimoine” ; “L’identification” ; “Monnaie, valeurs et légitimité” ; “Anthropologie et histoire politique” ; “Les municipalismes”, etc.) que tout se construit et que le sens de l’histoire est indissociable de l’histoire sociale et politique du sens. Remisées dans l’archéologie des savoirs, les totalités imaginées par l’ethnologie (ethnie, tribu, aires culturelles). Et réinscrites dans la dynamique du monde depuis le XVIIIe siècle, les considérations essentialisantes sur les “spécificités”, dès lors aussi que l’on rapporte nos observations de terrain aux relations à l’État, tant de toutes les sociétés du monde que des sciences sociales elles-mêmes.
À RÉÉCOUTER 28 min La Suite dans les idéesEthnographie et littérature
Ecriture et réécriture
L’anthropologue expliquera que c’est même dans ce dialogue-là, interdisciplinaire, et de nouvelles façons de porter le regard, qu’il trouvera de quoi occuper toutes ses dernières années de recherche : une revisite de ses propres matériaux. Quarante années après avoir entamé ses recherches, il avait ainsi éprouvé le besoin de se replonger dans ses carnets de terrain, devenu en chemin attentif à d’autres urgences, et en particulier d’autres paroles : il avait alors ressenti le besoin d’une “mise à jour”, et d’une réécriture expliquera-t-il.
À RÉÉCOUTER 58 min Concordance des tempsNouvelle-Calédonie : vivre ensemble ?
Car il y a dans cette anthropologie qu’il laisse à sa mort un soin considérable de l’écriture. D’ailleurs Bensa se disait aussi bien “anthropologue”, qu’“ethnographe”, terme qui dit beaucoup de la place de la mise en mots, en récits, et du geste d’écrire. C’est là que se déconstruit en partie la position de surplomb du chercheur, qui n’est jamais que celui qui met en mots un regard qui reste le sien. Mais c’est là aussi que se joue l’œuvre de transmission, et de mémoire, à quoi l’ethnographie contribue encore. En 2015, avec deux autres auteurs (Adrian Muckle et Kacué Yvon Goromoedo), Alban Bensa faisait paraître un magnifique recueil chez Anacharsis, la maison d’édition où il avait la responsabilité des livres d’anthropologie, et où il co-dirigeait une collection, “Les Ethnographiques” : ce sera Le Sanglot de l’aigle pêcheur. Un bel ouvrage polyphonique de 700 pages, compilant (avec un formidable appareil critique) des récits et de la poésie sur la guerre kanak de 1917. Cette année-là, les tribus kanaks s’étaient soulevées contre l’administration coloniale française.
C’est peut-être d’abord ceci qu’il faut aller trouver aujourd’hui si vous voulez découvrir le travail d’Alban Bensa. Pour son regard sur le temps long qui court sur une mémoire kanak depuis un siècle. Mais aussi pour la voix de ceux dont il nous a rapporté les mots et les façons de dire, au long cours, la violence, le sort colonial, et aussi des manières de vivre, toujours en mue, toujours vivantes. Peut-on y voir un mémorial de papier alors que Jean-Marie Tjibaou disait “Notre identité est devant nous” ? Ce livre, et la bande son qui l’accompagnait, demeurent en tous cas à la fois un formidable témoignage de l’œuvre d’un chercheur au plus près de son terrain, et une trace sans pareille de la souveraineté intellectuelle du peuple kanak. A l’époque où sortait ce travail, voici comment l’introduisait Alban Bensa :
On y lisait, parmi une foule d’autres traces, celle-ci :
Nous communiquons par l’oreille
et faisons s’élever des aigles
alors ils se parlent à l’oreille
l’aigle pêcheur en doux sanglots
nomme un à un tous les endroits
l’aigle pêcheur pleure et perfore
pleure dans les oreilles arrachées
les pleurs de l’aigle là au-dessus
quand les oreilles se sont dressées
écoutez bien écoutez donc
entendez bien entendez bien
écoutez donc les premiers pleurs
écoutez le bruit des sanglots
le bruit du coco arraché.Chloé Leprince