Dans les Hautes-Pyrénées, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, les Jeunes Agriculteurs et la Confédération paysanne 65 appellent à poursuivre la mobilisation même si leurs actions ne convergent pas pour l’heure. Reportage.
Marie-Pierre Vieu-Martin • 29 janvier 2024abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1795 Consulter ce numéro
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Derrière la colère des agriculteurs, la petite musique de la convergence des luttes
« Ici continue la résistance agricole ». La banderole reste posée sur l’avion installé au milieu du rond-point de l’échangeur de Tarbes-Ouest tandis que le mannequin représentant un paysan pendu est toujours accroché à l’appareil. Les annonces du Premier ministre n’ont visiblement pas ruisselé sur la Bigorre. « Le gouvernement va devoir revoir sa copie. Ici, à l’unanimité, on a décidé de continuer le mouvement », commente Christian Fourcade, le président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) 65, en dénonçant le flou des règles de simplification avancées.
« Cela fait huit jours que nous sommes sur la brèche. Je souhaite que nous obtenions gain de cause rapidement », rappelle l’éleveur bovin et céréalier, tandis que des centaines de tracteurs se déploient aux sorties d’autoroute d’Ibos, de Séméac, de Capvern et de Lannemezan.
« On ne s’y retrouve plus »
Ici, quarante-huit heures après le déplacement de Gabriel Attal en Haute-Garonne, le jugement de la profession est sans appel. L’explosion de colère qui a submergé le monde paysan persiste. « C’est une alchimie qui ne se maîtrise pas », commente encore Christian Fourcade. Le ras-le-bol est monté graduellement. Le 15 novembre, les paysans hauts-pyrénéens s’étaient déjà invités au centre-ville de Tarbes, dans le quartier de la préfecture, pour dénoncer le prix du gasoil. Puis ils avaient placé à l’envers les panneaux des communes (pour signifier : « On marche sur la tête. ») Mais il a fallu attendre le 16 janvier, les agriculteurs du Comminges touchés par la MHE – cette maladie qu’on appelle aussi le covid de la vache – et l’onde de choc du barrage de Carbonne sur l’A64, pour que la lutte s’enclenche.
« Je suis présent depuis le début. Il faut être là. Je ne suis pas syndiqué. De toute manière, syndiqué ou pas, on est ensemble », s’anime Aurélien Abadie, 23 ans, qui gagne sa vie dans l’exploitation familiale à mi-temps, et comme mécanicien agricole pour l’autre mi-temps. Avec sa compagne, Justine, qui veut reprendre l’exploitation de son grand-père, et son ami Gaétan, également agriculteur, ils filtrent les voitures ce dimanche 28 janvier au matin et en profitent pour rappeler les revendications du mouvement aux automobilistes : ras-le-bol des normes à géométrie variable, besoin d’être entendus et rémunérés.
Ça m’énerve qu’on soit obligés de bloquer la France pour être entendus.
D. Deilhou
« On ne s’y retrouve plus. Tout augmente, sauf le prix de nos céréales. Prenez la taxe sur le gasoil, en considérant qu’un tracteur consomme 400 litres par jour. Vous comprendrez alors que ce mouvement est utile », témoigne David Deilhou, administrateur de la coopérative Haricot tarbais. Le vingtenaire a trouvé avec cette culture une valeur ajoutée à sa production de maïs, de soja et de porcs, qui lui permet de sécuriser son travail – pour partie seulement. « Ça m’énerve qu’on soit obligés de bloquer la France pour être entendus », ajoute-t-il. C’est la première fois qu’il se retrouve à soutenir une lutte sociale.
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« Nous ne pouvons plus vivre de notre travail », confirme Lucien Combessies, membre des Jeunes Agriculteurs (JA). Lui a très vite rejoint le mouvement. Céréalier à Artagnan, au nord du département, il pratique la rotation culturale et constate une lente dégradation de ses conditions de vie, que les politiques s’évertuent à ne pas voir. « Agriculteur est la seule profession où on ne sait jamais quel revenu on aura », s’insurge-t-il.
Il ne cache pas non plus sa saturation des taxes françaises et européennes, des « règlements impossibles à mettre en place ». Il confie son sentiment d’être méprisé par une partie des pouvoirs publics, fait part de son malaise vis-à-vis de l’Office français de la biodiversité, dont les agents viennent effectuer les contrôles armés, « comme si nous étions des délinquants », fulmine-t-il. Il se dit inquiet pour l’avenir car, « hors cadre familial, les moyens pour reprendre une exploitation sont quasi inexistants ».
Défendre un modèle de vie
Dans ce petit département de 236 000 habitants, la question de la transmission est en effet primordiale. Depuis 1975, les trois quarts des emplois agricoles y ont disparu. Quant aux exploitations, elles ont connu en dix ans une diminution de 22 % des effectifs, les très petites structures et l’élevage étant les plus affectées par ce mouvement, même si elles demeurent prépondérantes dans le paysage bigourdan (85 %). Aujourd’hui, on en compte 4 033 avec une surface moyenne de 25 hectares (contre 63 ha nationalement).
L’agriculture bigourdane souffre encore du vieillissement des chefs d’exploitation. La moitié d’entre eux a plus de 55 ans, tandis que la tranche des moins de 40 ans plafonne à 17 %. « À l’horizon de dix ans, cela signifie qu’un exploitant du département sur deux partira à la retraite. Sauf à accueillir de nouveaux agriculteurs, comment pourrons-nous collectivement assurer notre souveraineté alimentaire ? », interroge Jean-Louis Cazaubon, vice-président de la région Occitanie en charge de cette question. Éleveur, il a officié près de vingt-cinq ans comme président de la chambre d’agriculture départementale puis régionale. Aujourd’hui, il plaide pour des conditions facilitées pour accéder au foncier.
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Un autre problème est la précarisation croissante des retraités agricoles, qui pourtant assurent le lien avec les nouvelles générations. René Fierro, responsable FDSEA des anciens exploitants agricoles, aimerait en faire une des revendications fortes du mouvement. L’ancien laitier a interpellé les parlementaires du département sur l’urgence de la mise en œuvre des modalités d’application de la loi de révision du calcul des pensions agricoles sur la base de leurs 25 meilleures années de revenus, votée il y a près d’un an…
Swanna Colonna, elle, évoque le besoin de défendre un modèle de vie. La maraîchère, qui fabrique aussi de la farine artisanale, est devenue l’un des visages de la mobilisation et atteste d’une place plus visible des agricultrices, qui représentent plus d’un quart des chefs d’exploitation dans le département. La jeune femme brune s’est même fiancée sur son barrage la semaine passée !
Habituée des luttes, elle a participé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, au mouvement des gilets jaunes et à la mobilisation contre la réforme des retraites. Sa présence sur l’échangeur de Tarbes-Est est sans équivoque. « Je défends la liberté de choisir ma vie. Une vie simple. Sans artifices. Je ne demande rien à l’État, juste de quoi exercer une économie durable et vertueuse », argumente-t-elle, bien déterminée à aller au bout du mouvement.
Vers un durcissement du conflit ?
Comment celui-ci va-t-il se réorganiser ? Samedi 27 janvier, la Confédération paysanne 65 a rejoint publiquement la mobilisation et a « préempté » les ronds-points du Leclerc d’Ibos pour échanger avec la population en s’emparant du symbole de la grande distribution. « Nous voulons mettre l’accent sur les marges de profit qui sont faites au détriment du revenu des paysans », souligne l’apiculteur Manuel Casado, l’un de ses responsables. L’organisation est entrée dans le mouvement le 24 janvier après avoir consulté ses militantes et ses militants.
Pour nous, la priorité est de protéger les revenus en s’affranchissant des règles de libre-échange.
M. Casado
« Cela a pris un peu de temps. Nous divergeons sur les solutions portées par la FNSEA et les JA. Par exemple, nous ne sommes pas opposés par principe aux normes si elles s’appliquent à tous et favorisent le mieux-disant social et écologique. Pour nous, la priorité est de protéger les revenus en s’affranchissant des règles de libre-échange » poursuit le syndicaliste paysan.
La question lui est familière. Sa production, déjà suspendue à la météo apicole et saccagée par divers parasites, est aujourd’hui mise en concurrence avec le miel ukrainien, détaxé et vendu entre 1,50 euro le kilo (à la grande distribution) et 5 euros (sur les marchés), quand Manuel vend le sien au détail de 15 à 20 euros le kilo. Sans protection ni compensation pour sa récolte.
Barrages et désaccords
Durant trois heures, les militants ont échangé avec les riverains venus faire leurs courses, discuté avec les salariés et la direction du supermarché. Au terme de leur action, une délégation d’une dizaine d’entre eux a rejoint le rond-point de l’autoroute Tarbes-Ouest pour engager le débat avec les collègues sur la poursuite du mouvement et parler des désaccords : l’eau et les mégabassines, l’agrivoltaïque, les normes, etc.
Dimanche 28 janvier, sous un soleil quasi printanier, la mobilisation paysanne se redéploie : poursuite des blocages des entrées et sorties d’autoroute, barrage de la voie rapide Tarbes-Lourdes et de l’accès aux vallées pyrénéennes et aux stations de ski. Sur le rond-point du péage de Séméac, les allées et venues des véhicules sont filtrées, les camions frigorifiques stoppés.
Vers 13 heures, les agriculteurs présents arrêtent un semi-remorque immatriculé en Croatie et en provenance de Cordoue, avec à son bord plusieurs tonnes de bœuf, carcasses de jeunes bovins et génisses, à destination des entrepôts Bigard du Vaucluse. Dans le bahut, le routier ne parle pas français, mais il comprend la situation. Il confie sa feuille de route aux manifestants et se range tranquillement sur le bas-côté dans l’attente de pouvoir repartir, un peu inquiet pour sa cargaison.
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