Dimanche 23 Janvier 2022 Pierre Barbancey
La jeune femme présente le journal télévisé de Tolo News. Elle témoigne de son quotidien alors que ses collègues féminines parlent des difficultés à exercer leur métier depuis la prise Kaboul.
Kaboul (Afghanistan), envoyé spécial.
Très légèrement maquillée, vêtue de son léger costume noir, celui qu’elle porte lorsqu’elle prend l’antenne chaque soir, Khatera Afra se sentirait presque protégée. Pourtant, cette journaliste de la chaîne privée afghane Tolo News, qui présente les informations depuis près de deux mois maintenant, doit s’armer d’une sacrée dose de courage pour continuer à exercer son métier.
Un ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice
Au mois de novembre 2021, trois mois après leur prise du pouvoir, les talibans ont « demandé » que les femmes journalistes portent « le voile islamique » à l’écran. Outre le fait que « les télévisions doivent éviter de montrer des feuilletons et séries à l’eau de rose dans lesquels des femmes ont joué », elles sont aussi appelées à éviter les programmes « opposés aux valeurs islamiques et afghanes », ainsi que ceux qui insultent la religion ou « montrent le prophète et ses compagnons ». Avec cette précision émanant du ministère taliban de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice : « Il ne s’agit pas de règles, mais de directives religieuses. »
Khatera sait très bien tout cela. Comme elle sait que, depuis quelques jours, les normes vestimentaires sont encore plus strictes. En conséquence, elle resserre toujours plus son foulard. La jeune femme a débuté dans le métier, il y a quatre ans. C’était à Zahn TV, puis à Kabul News, où elle officiait encore, ce fameux 15 août, lorsque les talibans sont entrés dans la capitale afghane. « J’ai eu vraiment très peur, se souvient-elle. Mes parents voulaient que je reste à la maison. Mais, finalement, j’ai été très fière car, ce soir-là, j’ai été la seule présentatrice. J’ai dit tout ce que j’ai pu. »
Les treize « règles du journalisme » selon les talibans
Un exercice sans doute plus compliqué aujourd’hui. Les talibans ont publié une série de treize « règles du journalisme » assez intelligemment tournées mais suffisamment imprécises pour ouvrir la voie à toutes les censures, voire les persécutions. Il en est ainsi de l’obligation à respecter « la vérité » et de ne pas « déformer le contenu de l’information ». De même, « les questions non confirmées par les officiels lors de la diffusion doivent être traitées avec soin », alors que celles qui « ont un impact négatif sur l’esprit du public et qui peuvent affecter le moral des gens doivent être traitées avec soin pendant la diffusion ». Pour Khatera Afra, l’ambiguïté n’est pas de mise. « Il existe des lignes rouges. Par exemple, on ne doit pas dire “les talibans”, mais “l’Émirat islamique”. Et on ne peut pas critiquer les dirigeants. »
Responsable international de l’Union nationale des journalistes afghans (Anju), affiliée à la Fédération internationale des journalistes (FIJ), Hadi Rashed estime que « tous les journalistes sont menacés par les talibans ». Il en veut pour preuve le refus des maîtres du pays de discuter avec la communauté médiatique. « Ils ne savent pas comment se comporter avec nous et avec la liberté d’ expression. » Près de 2 000 journalistes auraient quitté le pays. « Tout s’est écroulé en une nuit, comme si le toit d’une maison était tombé », note Khpolwak Sapai, le directeur de Tolo News, qui a vu ses effectifs fondre comme neige au soleil. « Même si beaucoup de troupes nous ont quittés, nous restons des soldats de l’armée des médias libres ! » assène-t-il. Huit femmes pour quinze hommes et deux présentatrices pour cinq hommes composent la rédaction, renouvelée.
« On m’a fortement déconseillé de continuer »
Madina Morwat, qui travaille pour différents médias depuis six ans, a ainsi intégré Tolo News à la faveur des départs. Le regard clair, les mains expressives, elle ne cache pas les difficultés journalistiques doublées par le fait d’être une femme. Les portes de la plupart des ministères, même lors d’une conférence de presse, leur sont fermées. Problème triplé pour elle, qui veut absolument « couvrir » les manifestations des femmes qui se battent pour leurs droits. « Lors d’un rassemblement, notre reportage a été saisi et effacé, le cameraman frappé par les talibans et on m’a fortement déconseillé de continuer », témoigne-t-elle courageusement.
Tout comme Khatera Afra, Madina Morwat continue à se rendre dans ses bureaux chaque jour. Contre vents et marées. Malgré les risques. « Mon visage est connu, alors j’évite d’être trop dans la rue, de m’exposer », témoigne la présentatrice. La reporter, qui se félicite du soutien exprimé par ses collègues masculins – « nous formons une véritable équipe » –, ne se fait pourtant guère d’illusions quant à l’avenir. « Il n’y a pas de place pour nous, dit-elle. D’ailleurs, on ne sait même pas si les filles pourront encore s’inscrire dans les filières journalistiques. »