On est tous malades de la guerre » : à Kaboul, les « docteures courage » en première ligne
Par Annick Cojean
Publié le 26 juin 2021 à 06h30 – Mis à jour le 26 juin 2021 à 09h11
Reportage« L’Afghanistan au jour le jour » (2/2). A « l’hôpital français » de la capitale afghane, où « Le Monde » a passé une semaine, le quotidien des patients et des soignants montre autant les pesanteurs de la société locale que la force de caractère dont font preuve les femmes dans l’exercice de la médecine.
La capitale afghane vit dans un état de stress qui rappelle les ombres sombres de son histoire récente. Le départ avancé des troupes américaines décidé par Joe Biden a eu pour effet de doper les talibans qui gagnent de nouveaux districts sur tout le territoire. Beaucoup redoutent qu’ils préparent une offensive majeure sur les grandes provinces afin de cerner et gagner Kaboul au plus vite. Une sorte de compte à rebours semble enclenché. En cette ambiance de veillée d’armes, l’« hôpital français », également appelé Institut médical français pour la mère et l’enfant (1 000 employés, à 98 % afghans) continue de recevoir et d’opérer ses patients (y compris des hommes), sans visibilité sur son avenir mais avec la volonté de poursuivre ses formations et programmes. Parmi eux, celui de l’ONG La Chaîne de l’espoir, qui prend en charge les traitements d’enfants et des mères les plus pauvres du pays.
Samedi 5 juin : une « enfant bleue » face à l’obscurantisme
Un corps fluet est étendu sur la table d’opération. C’est celui d’une petite fille de 12 ans, Marwa, qui n’a encore jamais pu aller à l’école ni jouer dans la rue avec d’autres enfants de la banlieue de Kaboul. Elle souffre d’une malformation cardiaque congénitale : un trou entre les deux ventricules du cœur, responsable d’une mauvaise oxygénation du sang. Elle s’essouffle, les yeux cernés, les lèvres et les ongles bleutés. Marwa est ce qu’on appelle une « enfant bleue ». En France, le diagnostic se fait à la naissance et le bébé, opéré dans les trois à six mois, est promis à une existence normale. En Afghanistan, où les cas sont très fréquents, dus avant tout à une longue chaîne d’unions consanguines, et peut-être aux gaz émis par certaines armes dans les zones de combat, la maladie conduit les enfants à une asphyxie lente et inexorable, faute d’être opérés à « l’hôpital français », seul établissement du pays capable de réaliser des opérations à cœur ouvert – plus de 4 000 depuis son inauguration, en 2006.
En fait, nous racontera plus tard la maman de Marwa, qui a mis au monde dix enfants (« une famille afghane typique », sourit-elle), le diagnostic avait été fait très tôt par la Croix-Rouge de Kaboul, qui avait proposé de transporter la fillette en Inde pour la faire opérer. Proposition rejetée par la grand-mère paternelle : « On ne chamboule pas une famille pour un bébé de 1 an, qui plus est une fille ! » La maman avait eu beau supplier, sa belle-mère avait eu le dernier mot. « Aujourd’hui qu’elle est morte, dit-elle, personne, et certainement pas mon mari, n’aurait pu m’arrêter pour conduire ma fille se faire opérer. Elle s’épuise à survivre. »
Les parents ont accompagné Marwa jusqu’à la porte du bloc opératoire. Le père a murmuré au chirurgien, le docteur Najeebullah Bina : « Je laisse ma fille entre tes mains au nom d’Allah. » Une perfusion a été installée dans le bras droit pour l’anesthésie, un cathéter dans l’artère radiale gauche. Et maintenant, l’équipe médicale s’active au chevet de la petite patiente. Badigeonner son corps de Bétadine. Le couvrir d’un tissu bleu. Délimiter le champ opératoire. Il y a là le premier chirurgien cardiaque afghan, le premier anesthésiste cardiaque, le premier instrumentiste cardiaque, le premier perfusionniste, etc. Un groupe de pionniers dans leur pays, dont les taux de réussite, sur de telles opérations, équivalent ceux des pays occidentaux.
Un bistouri découpe la peau du thorax, une scie électrique fend l’os du sternum, des ciseaux découpent le péricarde, cette membrane de protectiondu cœur. Le voici, luisant et bondissant, sous la main du Pr Bina. Celui-ci le palpe et l’ausculte à travers ses lunettes grossissantes. Commence alors le travail le plus délicat : isoler le cœur en déviant la circulation sanguine vers une machine de circulation extracorporelle qui prend son relais, le temps qu’on le vide, l’arrête et le répare. Les paramètres vitaux s’affichent sur un écran. Pression artérielle, température. Les battements cardiaques ralentissent puis s’arrêtent. Flasque et aplati, le cœur de Marwa est inerte. On va pouvoir l’ouvrir, y coudre une « rustine » faite d’un fragment de péricarde, le refermer avec des gestes de dentellière. Vingt-quatre minutes d’intensité et de silence. Et le voilà qui repart… La petite est sauvée.
Comment ne pas voir dans cette opération un symbole de résistance contre l’obscurantisme et le chaos dans lequel s’enfonce une fois de plus l’Afghanistan ? Car à peine passé le sas du bloc, les nouvelles rapportées par le personnel ou les patients ne sont que tristesse et consternation…
Un infirmier raconte qu’un jeune homme, arrêté la veille à un barrage tenu par les talibans, dans la province d’Helmand, s’est vu confisquer son smartphone parce qu’il y avait enregistré des vidéos de danse – loisir haram (« illicite ») – et imposer d’en avaler la carte SIM. Un technicien évoque une vidéo de sa région d’origine, Hérat, exposant la flagellation dans un stade d’une femme en burqa. Des aides-soignantes se disent terrifiées de prendre les transports en commun, quatre minibus desservant leur quartier (chiite) ayant explosé la semaine passée. Une infirmière confie que sa mère, actrice, supplie ses proches de s’exiler avant qu’il ne soit trop tard. Une médecin, enfin, nous dit l’angoisse éprouvée chaque matin au moment de déposer ses deux filles à l’école. « Je vis la journée en apnée et je ne respire normalement que lorsque je les entends parler le soir dans leur chambre. »
Le docteur Bina n’utilise pas le mot de « résistance ». D’ailleurs, il n’use d’aucun mot qui pourrait glorifier son travail. Il opère des cœurs, voilà tout, deux à quatre par jour. Et il forme, exigeant, obsédé par l’idée de la transmission, d’autres chirurgiens cardiaques, parce que cela lui paraît la plus magnifique des spécialités. Il a un regard profond et doux, notamment quand il le pose sur les petits patients ou expose à leurs parents, avec des phrases simples, le déroulé de l’opération. Mais toute son histoire personnelle est bien une affaire de résistance.
Né en 1974, à Kandahar, d’un père médecin militaire et d’une mère professeure de littérature, il n’avait que 4 ans lors du coup d’Etat communiste au cours duquel cinq de ses oncles disparurent ; 14 ans au départ des troupes soviétiques ; 18 ans lorsque la guerre civile faisait pleuvoir quotidiennement des milliers de roquettes sur Kaboul, dévastant son université dont il a extrait un jour plusieurs camarades affreusement mutilés pour les transporter, dans une brouette, vers l’hôpital ; 22 ans, enfin, quand sont arrivés les talibans, suscitant chez lui un bref espoir de paix, abandonné dès le lendemain en voyant la dépouille du président Najibullah pendue à un réverbère… « La radio, la musique, la télé, les images… Tout est devenu haram. Mais les cours ont repris, j’ai passé l’internat, obtenu un poste dans un service de chirurgie thoracique et pratiqué hélas, et avec des moyens de misère, une chirurgie de guerre. »
Un jour, alors qu’il soignait un malade à l’heure du muezzin, les talibans ont fait irruption dans la pièce et l’ont arraché au patient en hurlant qu’il ne respectait pas le moment de prière. Il ne portait pas la barbe, ce qui aggravait son cas. « On m’a rasé la tête en pleine rue, en m’accusant d’être un mauvais musulman et en me condamnant à dix jours de prison pour approfondir mes connaissances en religion. » Il n’avait pas attendu ce moment pour prendre ses distances avec le Ciel. Il croit avant tout en la science et a toujours voulu réparer les cœurs. « J’ai vu tant d’enfants souffrir lors de mes stages dans les hôpitaux. Il n’y avait pas alors de services cardiaques, nous n’avions pas de solutions et je les voyais mourir de façon atroce. C’était insupportable. » Alors, il a tout fait pour acquérir la spécialité, s’est formé en France pendant huit ans, avant de revenir à Kaboul, même si sa famille ne vit plus en Afghanistan. « Ne pas revenir ici était inimaginable. C’était ma mission. Créer, avec La Chaîne de l’espoir, le premier service de chirurgie cardio-vasculaire du pays, où nous pratiquons 500 à 600 opérations à cœur ouvert par an. Au moins 5 000 enfants sont actuellement en attente… »
Il fut un temps où le docteur Bina jouait dans l’équipe nationale de football, l’un des rares loisirs tolérés par les talibans. Hélas, ces derniers profitaient des matchs pour imposer à la foule massée le vendredi dans le stade de Kaboul le spectacle de lapidations, flagellations, amputations, exécutions. « Normalement, ces punitions avaient lieu en semaine, devant un public restreint. Personne ne voulait assister à ces horreurs. Mais en débarquant sans prévenir juste au début du match, en investissant le terrain avec leurs pick-up, en bloquant toutes les sorties avant d’énoncer les sentences, ils s’assuraient de marquer durablement les esprits », se souvient le médecin, qui refusait alors de jouer. Non, il ne parvient pas à imaginer leur retour.
Dimanche 6 juin : ces belles-mères qui « se mêlent de tout »
L’épidémie due au Covid-19 est désormais hors de contrôle. Les célébrations de l’Aïd-el-Fitr, qui marquent la fin du mois sacré, ont occasionné de nombreux rassemblements familiaux et autant d’occasions de partager le virus. La non-interruption des voyages aériens avec l’Inde semble aussi responsable de la diffusion du variant Delta. De plus en plus de familles sont touchées ; des quartiers, des immeubles forment des « clusters », mais le terme « Covid-19 », presque tabou, est rarement prononcé. La majorité des Afghans demeurent sceptiques sur la réalité de ce virus, ignorent les masques, se fichent de la distanciation physique et refusent, même en manque cruel d’oxygène, de s’avouer atteints. Les chiffres officiels annonçant quelque 80 615 cas et 3 195 morts sont à multiplier par trois ou quatre, peut-être plus. Les tests positifs ont grimpé en un mois de 8 à 60 %, mais les Afghans rechignent à se faire tester et vacciner. Moins de 1 million de doses ont été administrées, pour une population de 38 millions d’habitants. Pénurie de vaccins, d’oxygène, de lits de soins intensifs… Dans une sorte de panique, le gouvernement a fermé écoles et universités pour deux semaines.
Au pavillon des femmes et des enfants, on dénombre cinq malades parmi le personnel. Entrées et déplacements sont désormais limités. Hamida, l’une des deux sages-femmes de La Chaîne de l’espoir, doit aujourd’hui aller à la rencontre d’un groupe de femmes provenant d’un des 52 camps de déplacés établis dans Kaboul. Des camps d’une insalubrité effrayante, dépourvus d’eau et d’électricité, où les familles s’agglutinent sous des bâches et des cahutes de terre, pour la plupart sans ressources, sans soins, et dans un environnement de drogue et de grande sauvagerie. Violences conjugales et viols sont légion. Sans compter les souffrances que vivent les mères en accouchant à même le sol, aidées par des sœurs, des belles-mères, des voisines plus âgées. Elles en meurent souvent ou en conservent de graves séquelles. C’est pour les éduquer en matière d’anatomie, de risques liés à la grossesse et à l’accouchement, mais aussi pour repérer celles qui nécessitent des soins gynécologiques urgents, que La Chaîne de l’espoir a conclu un partenariat avec l’ONG Norwegian Refugee Council et le ministère afghan des affaires féminines.
Elles sont donc là, ce matin, dans un local peu éloigné du camp. Venir seule est déjà le résultat d’une lutte avec le mari. Poser des questions, même sous l’anonymat que confère la burqa, requiert beaucoup d’audace. Mais Hamida, la sage-femme, rassure, décrypte les questions les plus floues et détecte quelques drames : incontinences, endométrioses graves, infertilités dues à l’obstruction des trompes… « Toutes ces douleurs de femmes !, soupire la jeune professionnelle. Il y a ces maux que je peux soigner ou faire opérer. Et puis tous les autres, dus au système patriarcal et à ses traditions, qui me glacent mais contre lesquels je ne peux rien. »
La plupart des femmes sont battues ; par leur mari, leur beau-frère, voire leur père. « Une femme a eu récemment le nez découpé par son mari en colère. Là, au moins, c’était visible. Mais il est tant d’autres atteintes à leur personne dont elles n’osent parler. » Certaines reçoivent des gifles, sitôt le bébé fille sorti de leur ventre. D’autres doivent accepter qu’un père, trop déçu de cette progéniture féminine, enterre l’enfant. Ou alors le vende. A quoi bon nourrir une bouche inutile ?
Au sein de l’hôpital, Ferouza Barat, la chef des sages-femmes, n’affronte pas autant de violence. « Nous sommes en ville, dit-elle. Au lieu d’avoir 15 ans comme à la campagne, mes jeunes patientes ont au moins 18 ans, et accoucher ici est la garantie que tout se passera bien. » Mais elle doit fréquemment expulser de la salle de consultation le mari, les frères, les belles-sœurs de la future maman. Et se battre avec les belles-mères. « Une plaie ! soupire Ferouza Barat. Ce sont elles, les patronnes ! Mœurs, hygiène, nourriture, coupe des cheveux… Elles se mêlent de tout, comme si elles se vengeaient de leur propre vie d’épouse dans la soumission. » Il faut donc lutter sans cesse contre des traditions ancestrales. La belle-mère recommande de donner au nouveau-né du miel, de l’huile, de l’eau sucrée ? Ferouza répond : le lait maternel est ce qu’il y a de meilleur. La belle-mère exige que la jeune maman et son bébé ne se lavent ni ne reçoivent de visites les 45 jours suivant la naissance ? Ferouza fait front. « J’ai eu trois enfants, je les ai portés neuf mois, je vous assure que ma belle-mère n’a rien eu à dire ! »
Depuis qu’elle est gynécologue, Atifa Kabuli considère que la priorité est d’éduquer les hommes. « A la campagne, ils ne connaissent rien des femmes, si ce n’est qu’elles leur appartiennent. C’est effarant ! » L’urgence est donc à la pédagogie, quitte à intervenir auprès des mollahs et de leurs épouses pour expliquer à la communauté les dangers inhérents aux mariages et grossesses trop précoces et l’importance de l’espacement des naissances. Quitte, aussi, à orchestrer des actions d’éclat. Il y a quelques années, raconte la médecin, une très jeune fille enceinte de la région de Kunduz a été prise de convulsions qui la faisaient hurler. La belle-mère, très contrariée, l’a traînée chez le mollah, lequel l’a battue : « Comment oses-tu te comporter de cette manière ? Toutes les femmes du monde accouchent dignement ! Tu n’es qu’une mauvaise fille ! » Elle allait cependant si mal qu’on a fini par la conduire à l’hôpital où exerçait alors la gynécologue. « Je me suis bien occupée d’elle, mais j’ai tempêté et décidé d’en faire un exemple en alertant journaux et télévisions. C’est devenu une énorme histoire dont toutes les familles ont entendu parler et qui empêchera, j’espère, la sauvagerie avec laquelle on traite souvent les jeunes femmes enceintes. »
Mais changer les mentalités reste compliqué, se désole tout de même Atifa Kabuli. « Quand on voit que tous nos politiciens ont eux-mêmes deux ou trois épouses ! Et quand on sait les talibans aux portes du pouvoir… » Toute sa famille à l’étranger la supplie de partir. « Mais s’il est un endroit où les femmes sont misérables et où je peux les aider, c’est bien ici ! Je suis de la génération de la guerre. C’est en Afghanistan que je dois me battre. »
Lundi 7 juin : « les femmes déterminées sont dangereuses »
A la « maison des médecins », où logent les praticiens français que La Chaîne de l’espoir envoie en mission pour des séjours de deux semaines à plusieurs mois, le docteur Christophe Clément ne tarit pas d’éloges sur l’excellence d’une interne du service de réanimation, dont il a la charge : « Rencontrez-la. Elle est… stupéfiante. » Alors, nous voilà de bon matin dans un bureau de l’hôpital, face à la docteure Shoranjhaizi Shor, 33 ans, regard intense, sourcil volontaire, visage frondeur. Une vraie rebelle.
Un père communiste, pilote militaire, qui interdisait à ses six enfants d’aller à la mosquée en leur disant qu’ils choisiraient plus tard leur destinée spirituelle. Le rêve, très tôt, de devenir médecin : « Mais pas gynéco, hein ! Cette discipline où l’on expédie les femmes médecins pour s’assurer qu’elles ne rencontreront dans la journée que d’autres femmes. D’ailleurs, pourquoi aider à mettre au monde des enfants dans une société aussi détraquée, liberticide et guerrière que la nôtre ? Pour perpétuer la race comme le font les animaux sans prendre le temps de s’interroger sur le sens de la vie ? Sans se fixer un objectif personnel valeureux ? » Elle aurait aimé devenir psychiatre, mais la spécialité n’existe pas dans le pays. « On est tous malades de la guerre, mais personne n’en a conscience. » Alors elle a choisi la réanimation, parce que c’est nécessaire, exigeant et pionnier en Afghanistan. « Je suis la première femme de ce pays à le faire. Je soigne des hommes, je travaille avec des hommes, je fais des permanences de nuit… Inutile de vous dire qu’au regard de la société, j’ai tout faux ! Mes collègues médecins me traitent avec grossièreté et mépris, même les infirmiers me regardent de haut et m’appellent “sister”, car ça leur arracherait la bouche de dire “docteure”. C’est irritant, mais je résiste. »
Les femmes sont trop peu nombreuses, pense-t-elle, à « résister ». « Mon seul espoir repose dans l’augmentation récente du nombre de suicides. Cela signifie qu’elles ont conscience que cette société est malsaine, qu’elles la rejettent de toutes leurs forces, qu’elles disent “non”. C’est un début. » Récemment, elle a reçu en urgence une patiente qui avait tenté de se suicider après que son père lui a refusé d’aller à l’université. Ce même père refusait, bien sûr, qu’elle soit soignée par un homme. « Je l’ai engueulé, poursuit la Dr Shor. Comment être à ce point stupide et illogique ? Pour qu’il y ait des femmes médecins, avocates, policières, encore faut-il qu’elles puissent étudier ! »
Rester intègre et vigilante. Ne pas capituler. Saisir la moindre occasion pour provoquer des questionnements. « Quand des filles me disent qu’elles ont peur d’aller en enfer si elles ne portent pas le voile, je leur réponds : “Mais nous sommes en enfer !” » Et quand des proches lui disent qu’elle prend des risques en affichant sa liberté de pensée, elle riposte : « Dans un pays où une fillette risque sa vie en allant à l’école et où une bombe peut exploser sur n’importe quel marché, chaque minute est un danger. Il faut vivre comme on veut ! » Et comme on peut… Refuser le mariage – « Comment accepterais-je de perdre au moins 50 % de ma liberté ? » – fait qu’il est impossible, pour une femme, d’avoir son propre appartement, et cela la contraint à vivre avec ses parents ou sa fratrie.
« Comment voyez-vous le futur proche ?
– Je n’ai pas peur. J’ai déjà connu l’époque des roquettes sur Kaboul.
– L’arrivée des talibans ?
– Ils devront composer. Ou je me battrai. Mon père était soldat. A Balkh, durant le règne des talibans, les femmes continuaient à étudier dans les caves, porter des vêtements de couleur et se mettre du vernis à ongles. Et quand elles sortaient, elles imprégnaient d’huile certains vêtements pour en faire des torches à lancer sur les talibans… Les femmes déterminées sont dangereuses. »
Elles sont surtout indispensables. Au premier étage de l’hôpital, ce même lundi matin, deux jeunes chirurgiennes cardiaques – les docteures Arifa et Deeba – ont réalisé une opération à cœur ouvert sur un bébé de 13 mois, prénommé Ali. Une première en Afghanistan. Leur professeur et mentor, Najeebullah Bina, l’annonce le soir même dans un tweet : « Un de mes rêves s’est réalisé aujourd’hui… »
Mardi 8 juin : « les talibans torpilleraient l’aboutissement de mon rêve ? »
La petite Marwa, opérée avant-hier, est assise sur son lit dans son pyjama clair. Un pansement lui barre le torse, mais elle se porte bien et sa maman est tout sourire. « C’est le deuxième jour de sa nouvelle vie et je me demande ce qui se passe dans sa tête… Est-ce qu’elle pense à l’école où elle a tellement envie d’aller si les talibans le permettent ? Elle respire normalement, comme tout le monde. Tout est devenu possible ! »
Le petit Ali, en revanche, est encore en salle de réanimation. Sa mère, qui s’était éclipsée quelques minutes pour allaiter un nourrisson de deux mois dans la voiture garée sur le parking de l’hôpital où elle a dormi avec son mari, est revenue le veiller. Elle aussi est euphorique, épatée que deux jeunes femmes aient réalisé l’opération sauvant la vie de son bébé. Et ça lui donne des ailes. « J’ai besoin de leurs conseils, dit-elle. Je suis gynécologue à Kunduz. Pourquoi ne deviendrais-je pas chirurgienne cardiaque moi aussi ? Je sais bien que cette société ne reconnaît ni l’autorité ni la compétence des femmes et qu’elles ont dû en baver. Mais quand même ! Moi, je veux croire que des talibans modernes respecteront les femmes médecins. »
« Modernes » ? Il existerait des talibans « modernes » ? La docteure Arifa hoche la tête, dubitative. « Les femmes sont leur première cible. Ils ne réfléchissent pas à ce qu’elles peuvent apporter à la société, on leur a lavé le cerveau. » Cela fait quinze ans qu’elle se prépare à la chirurgie cardiaque. Quinze ans de sacrifices parce que la médecine est sa vocation depuis l’enfance et que le cœur… « L’organe le plus bouleversant, le plus impressionnant. Oser cette spécialisation exige qu’on lui dédie sa vie. J’y suis prête. » Comme la docteure Shor, elle a dû affronter critiques, mépris, chausse-trappes de ses collègues masculins, persuadés qu’une femme serait incapable de tenir une opération de six heures, qu’elle s’effondrerait. « Qu’importe ! Je serai la première chirurgienne cardiaque d’Afghanistan et un espoir pour mon peuple. » A moins que… Ah non, elle se refuse d’y croire, on ne lui retirera pas son travail, on ne la cloîtrera pas à la maison… « Il ne me manque que quelques mois pour obtenir mon dernier certificat ; mon père et mes sœurs ne restent à Kaboul que pour moi. Et les talibans torpilleraient l’aboutissement de mon rêve ? »
Le jardin de la « maison des médecins » n’est jamais plus agréable qu’au crépuscule, quand la fraîcheur libère le parfum des roses. Débarrassé de sa blouse, le docteur Najeebullah Bina consulte enfin ses courriels. Soudain, un pépiement indiquant l’arrivée d’une photo par SMS le fait sourire. Il se retourne vers nous : « Je vous présente Amina. »
Amina… Une petite fille à peine née sur laquelle des terroristes ont tiré, après avoir tué sa mère, lors de l’attaque de la maternité de Médecins sans frontières (24 morts, le 12 mai 2020). Amina, dont la cuisse de quelques centimètres a été traversée par trois balles et que deux médecins ont d’abord voulu amputer, avant qu’on ne songe à l’adresser ici au docteur Bina, le chirurgien aux mains d’or. Amina, sur laquelle il a réalisé l’opération la plus folle jamais tentée sur un nourrisson de 8 heures et qui, dans tout le pays, est devenue symbole de résistance. « Elle a 1 an, dit-il. Elle marchera ! »