Par Benoît Hopquin
Récit Des bouts de papier usés jusqu’à la trame et des mots qui viennent de l’antichambre de l’enfer : le Mémorial de la Shoah présente, à Drancy, à partir du 27 mars, les derniers messages laissés par des juifs déportés vers les camps d’extermination.
Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial de la Shoah, ouvre les boîtes en carton et en sort délicatement le contenu. S’étalent sur la table des bouts de papier jaunis, écornés, déchirés, scotchés, troués, tachés de graisse, usés jusqu’à la trame. Une maladresse, un simple souffle et ils semblent devoir partir en lambeau ou en poussière. L’écriture se délite, elle aussi. L’encre ou la mine de plomb s’estompent, les mots s’effacent, rendant la lecture pénible et plus urgente encore. Car ces mots nous viennent de l’antichambre de l’enfer et, d’une certaine manière, de l’au-delà : ce sont les derniers messages laissés par des juifs déportés vers les camps d’extermination. Ces mots sont des testaments et les pièces à conviction d’une tragédie collective. Ils feront l’objet d’une exposition intitulée « C’est demain que nous partons. Lettres d’internés, du Vél’ d’Hiv à Auschwitz », organisée par le Mémorial de la Shoah, à Drancy (Seine-Saint-Denis), à partir du 27 mars.
Les lettres ont parfois été envoyées en toute hâte de Drancy, juste avant le départ d’un convoi. Ils portent le tampon du camp d’internement de la région parisienne. Sur l’enveloppe, le timbre à l’effigie de Pétain, le chef d’un Etat qui les a sciemment sacrifiés, revêt une intolérable ironie. Par prudence, il arrive que le courrier soit envoyé à une adresse d’amis ou de voisins, charge à cet intermédiaire bienveillant de la remettre à qui de droit, parents ou enfants, membres de la famille cachés quelque part.
Plus terrible encore, nombre de ces adieux ont été écrits dans le wagon à bestiaux, juste avant l’ébranlement du train ou alors qu’il bringuebale déjà vers… Mais vers où, au juste ? « Metz », croit savoir l’un. « L’est », écrit un autre. « L’Allemagne », pense un troisième. « La Pologne », affirme un pessimiste. « Nous partons vers une destination inconnue », est-il le plus souvent mentionné. Les victimes ont un mauvais pressentiment, celui d’atterrir dans un camp de travail forcé. Elles se doutent de temps difficiles, imaginent une épreuve. Enfin, elles croient se douter, elles croient imaginer. « Elles s’interrogent vers où mais pas vers quoi elles partent », résume Tal Bruttmann, historien et commissaire de l’exposition avec Karen Taieb. Comment pourraient-elles le concevoir ?
Les échos de la peur
Etrange sensation de les voir, ces femmes et ces hommes, rien qu’en les lisant… La calligraphie tremblée semble épouser les cahots des rails, les secousses des genoux, des dos, des valises qui servent de pupitres improvisés. Les phrases sinuent et tressautent dans la bousculade et l’entassement humain à l’intérieur du train. On devine le stylo-plume ou le moignon de crayon à papier qui court sur la feuille, dérape, trébuche, repart. « Cela n’est pas facile d’écrire », s’excuse une personne.
Ce sont des cris au milieu des cris, l’écho manuscrit des interrogations et des peurs qu’échangent les déportés. Les billets ont été jetés par un soupirail, confiés « à la grâce de Dieu », et plus encore du vent ou d’une bonne âme. Ils ont été ramassés sur le ballast et envoyés à l’adresse griffonnée dans un coin. Ils ont miraculeusement parcouru les kilomètres jusqu’à leur destinataire, puis les années jusqu’à nous. Longues missives ou succincts billets, ces lettres bouleversent encore aujourd’hui. Mais, au-delà de l’incroyable charge émotionnelle, elles forment aussi de précieux documents historiques. « Nous apprenons énormément de choses en suivant ainsi l’itinéraire des victimes au plus près », constate Tal Bruttmann.
Depuis près de trente ans, Karen Taieb les collecte patiemment, ces témoignages. Elle en a récupéré 10 000, dont quelque 250 seront présentés au public. L’archiviste doit à chaque fois persuader les familles de s’en séparer ou juste de les partager. Pas simple. On devine l’arrachement des descendants. « Il faut leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas seulement, pour nous, de remplir des armoires », explique Karen Taieb. Ces courriers privés participent à la mémoire collective de la Shoah. Ils sont des bris à hauteur humaine de la grande histoire. « En nous les déposant entre les mains, ils nous confient une mission », poursuit l’archiviste, qui est parvenue à réunir au moins une et parfois plusieurs lettres pour chacun des convois partis de France, à trois exceptions près.
Les voilà donc étalés, ces mots, ces signes de vie, les derniers avant le terminus, d’Auschwitz le plus souvent, de Sobibor ou de Bergen-Belsen en quelques occasions. L’écriture minuscule remplit les plus infimes interstices du papier. La lecture relève du jeu de piste à travers la feuille. On suit l’auteur à la recherche frénétique du moindre espace encore disponible. Le papier est parfois déchiré en deux, l’autre moitié ayant été peut-être donnée à un autre déporté ou peut-être gardée pour une autre fois qui ne viendra jamais.
« Mes chers petits… »
Là, par exemple, c’est sur un morceau de carton promotionnel où est écrit : « J’achète au comptant garde-robes, meubles, fourrures, literies, vêtements civils et militaires, tableaux, gravures, rideaux, tapis anciens et modernes » que Mindel, dite Mina, Abramowski a écrit dans la place restante et au dos à ses enfants : « Mes chers petits je suis sur la ligne de l’est et vous embrasse bien affectueusement. » Mindel et son mari, Naftoul, d’origine ukrainienne, ont été arrêtés lors de la rafle du Vél’ d’Hiv, le 16 juillet 1942. Le carton a été jeté du convoi 9, parti le 22 juillet. Mindel a été assassinée à Auschwitz le 19 août, à 46 ans, son mari un mois plus tard.
Jeanne Kramarche a aussi utilisé ce qu’elle avait sous la main. « Me voici dans le train à bestiaux qui va me conduire je ne sais où », écrit-elle à une certaine Rose. Les lettres sont déformées, la rédaction bâclée, dans ces conditions dantesques. Au dos du papier, avec une calligraphie impeccable cette fois, la même Jeanne Kramarche envoyait, du camp d’internement de Poitiers, une supplique officielle à un commandant pour qu’on lui rende la liberté et sa carte d’identité. « Je viens solliciter de votre bienveillance… », débute-t-elle. La requête est rayée. Elle a été vaine. Jeanne est partie de Drancy avec le convoi 34, le 18 septembre 1942, et assassinée à Auschwitz, le 23 septembre, à 34 ans.
Ces juifs qui écrivent sont, pour la plupart, d’origine étrangère et issus de milieux populaires. Les lettres expédiées peuvent être rédigées en yiddish, en roumain, en hongrois. Mais elles le sont surtout en français, avec une orthographe et une syntaxe parfois difficultueuses. Ainsi celle de Berl, dit « Bernard », Oksenberg, né en Pologne le 1er août 1905. Lu à haute voix, s’entend de manière touchante l’accent yiddish : « Je n’est sais pas encore où [je vais] mais en tout cas il ne faut pas vous s’en faire il y’a rien de grave. Aussitôt je serai sur place je vous faire savoir. Surtout il faut pas vous faire de la bille. » Le déporté est parti sans retour de Beaune-la-Rolande (Loiret) par le convoi 5 du 28 juin 1942.
Les lettres envoyées avant le départ des camps d’internement font souvent montre d’un optimisme de façade ou de commande. Il s’agit de rassurer les familles. Et aussi d’échapper à la censure. Bernard Berg écrit à sa fille Anna le 23 juillet 1942, veille du départ : « Ne t’inquiète pas pour nous, tout va très bien. Veille à ce que tout soit en ordre à la maison et mange bien pour être en bonne santé. » Partis avec le convoi 10, lui et sa femme, Marie, ne reviendront pas d’Auschwitz. « Mes enfants chéris je pars pour un petit voyage, pas pour bien longtemps », fait passer Germaine Moyse à l’adresse de sa fille et de son gendre, à la veille de monter pour l’éternité dans le convoi 77, le 31 juillet 1944. « A chaque fois qu’il m’est arrivé des coups de trafalgar comme ça je me suis coupé en 4 pour te donnée de mes nouvelles, dors, promets moi de ne pas pleurer, parce que c’est de ça que je souffre, c’est de savoir que tu pleures, mais je sais que je vivrai toujours et que je vous reverez, je ne sais pas ce qui m’a endurci comme ça et j’ai le caractère d’un homme », lance, bravache comme un vrai Titi, Gilbert Drai, 16 ans, à sa « petite mère chérie ». Il embarque dans le convoi 52, le 23 mars 1943, et ne reviendra pas de Sobibor.
Amour, prières et scrupules
Quand ils sont jetés du train, les mots, en revanche, ne tentent plus guère de dissimuler la réalité. Ils décrivent l’écrasement dans les wagons, le manque de nourriture. Ils notent la présence de femmes, d’enfants, de vieillards, qui ne présage rien de bon quand, officiellement, les déportés partent seulement pour travailler. « Mardi 21, près de Noisy-le-Sec, En route depuis samedi dans des conditions hallucinantes. (…) Je ne sais quoi penser, ni si jamais je vous reverrai », griffonne Dinah Briquard, une chargée de recherche au CNRS, dans le convoi 8, parti d’Angers le 20 juillet 1942. « Attention ! On nous a tromper et mentie Nous sommes en train pour osviecim. Notre fin est imminent. Ecrivez à Vittel que dans quelques jours nous sommes morts », hurle Henryk, dit « Paul », Wolman, interné au camp de Vittel avec sa femme, Alina. Parti avec le convoi 72, le 29 avril 1944, le couple ne reviendra pas.
« A 8 h du soir, on nous a enfermés dans le train et lundi matin à 6 et demi il a démarré, raconte Fernande Epelbaum, à bord du convoi 14, parti le 3 août 1942. Quel terrible cauchemar j’aurais jamais cru que je subirais ce sort-là. » Elle se dit exténuée. « Je crois que je n’ai pas fini d’en voir » , se doute-t-elle. Elle est assassinée à Auschwitz, tout comme le sera sa fille, Jacqueline. « Mes très chers enfants, nous vous écrivons cette carte à titre d’adieu pour que vous ayez un souvenir de nous », notent Mates et Ida (Idesa) Jablonka à l’intention de leurs deux enfants, avant de monter sans retour dans le convoi 49 du 2 mars 1943 vers Auschwitz. Vu aussi, sur une autre lettre griffonnée à la gare du Bourget, cet « Adieu ! Au revoir peut-être », qui résume tout.
Alors, il y a l’impératif de tout dire maintenant, vite, et notamment son affection. Ce sont aussi des mots d’amour qui sont écrits dans les trains de la mort. Un trop-plein de « Ma petite maman adorée », « Chère femme et 3 loupiots », « Ma petite femme bien aimée », « Mon très cher petit ». Il y a des brassées de baisers, des prières, des ordres parfois, comme « d’être courageux ». Comment lire sans émotion cette lettre de Dora Fadda à Georges, son mari, à la veille de monter dans le convoi 47, le 11 février 1943 : « J’emporte dans mon cœur l’image de notre bonheur, hélas de si courte durée. Pardonne-moi de t’avoir fait de la peine. Je ne savais pas. Prends tout ce qui est à moi. Je te le donne. Profite de la vie, tu y a [droit] plus que tout autre. (…) Mon cœur saigne à la pensée de partir sans avoir pu t’embrasser une dernière fois. Je le fais de toute mon âme dans ces quelques mots. Oh que je t’aime, je t’aime mon chéri. (…) Au revoir mon adoré, à toi pour toujours. J’emporte dans mon cœur l’image de notre bonheur, hélas de si courte durée. Au revoir mon adoré, à toi pour toujours. » Dora, la magnifique amoureuse, est assassinée à son arrivée à Auschwitz, à 31 ans.
Il est évidemment beaucoup question des conditions matérielles dans ces courriers. Des histoires terre à terre de colis qui sont ou ne sont pas arrivés, des affaires à envoyer dès qu’on aura sa nouvelle adresse. Pinkus, dit « Paul », Schnitzer demande à sa « très chère petite femme » : « Tu seras bien aimable de donner à Mme Herszenbaum 80 [francs] que je dois à son mari [qui] part également. » Il montera sans retour dans le convoi 4, le 25 juin 1942, le jour de ses 26 ans. Chaïm Herszenbaum ne survivra pas davantage. Dans la lettre qu’elle jette du train, Tsipa Gast, partie dans le convoi 7, le 19 juillet 1942, avec son mari, Mozes, s’adresse à ses propriétaires, à Bordeaux, et règle avec eux mille détails d’intendance. Elle s’excuse de ne pas avoir payé les derniers mois de loyer et des frais de réparation, dit avoir prévenu des amis et ses enfants afin « qu’ils s’en acquittent ». Le couple si scrupuleux est exterminé à Auschwitz. Nacha Rutkowski, partie sans retour par le convoi 12, le 29 juillet 1942, écrit à Berthe Bousson pour lui confier son fils, Jacques, tuberculeux. « J’ai une demande à faire à vous : gardez et soignez mon enfant comme si c’était le vôtre. Entièrement confiance en vous. Je vous prie de ne pas donner mon petit à personne, sauf ma mère. » François et Berthe Bousson, épiciers dans le Val-de-Marne, honoreront leur promesse et seront déclarés Justes parmi les nations en 1996.
Dans la lettre qu’il adresse à un ami, le communiste d’origine polonaise Henri Krasucki préfère professer sa foi en ses convictions et en l’homme. Celui qui survivra et deviendra secrétaire général de la CGT (1982-1992) a été arrêté le 23 mars 1943, alors qu’il vient d’être nommé à la direction des organisations de jeunes de la section juive de la main-d’œuvre immigrée. Il est déporté dans le convoi 55 du 23 juin 1943. « Cher Jules, ce que je veux te dire, surtout à toi, mon copain et conseiller, c’est que ma solitude et mes épreuves m’ont beaucoup appris et que j’en sors riche et augmenté. » Puis il transmet le salut d’autres camarades qui sont dans le même wagon et des messages personnels à adresser à différentes familles.
Ames charitables
Le rescapé expliquera plus tard comment il a profité d’un arrêt intempestif dans une gare et de l’ouverture des portes pour confier le mot à une personne sur le quai. Rare témoignage sur le chemin parcouru par ces courriers. Pour les autres, « nous avons très peu d’information sur la manière dont ils ont été transmis », constate Karen Taieb. Les lettres font appel à la compréhension ou à la pitié de celui ou de celle qui les trouvera. Mindel Abramowski implore : « La personne qui trouvera ce mot, qu’elle est l’amabilité de la mettre sous enveloppe. En vous remerciant infiniment. Une maman. » Suit une adresse où expédier le message. « Veuillez avoir l’obligeance d’envoyer ce mot [suit une adresse]. Je suis déportée en Pologne avec mes 2 filles. Occupez vous de mon frère, je vous en prie. Merci ! Nous ne pouvons pas envoyer d’argent car nous n’en avons pas », supplie Faiga, dite Fanny, Pocianskas (Pacienkaite), déportée par le convoi 33, le 16 septembre 1942, et assassinée avec ses enfants, Micheline et Simone, 10 et 6 ans, à Auschwitz.
Parfois, un mot manuscrit d’une autre écriture a été – presque toujours anonymement – ajouté. « Nogent-sur-Seine. Etant employé à la SNCF, j’ai donc eu l’horrible vision de voir passer tous ces pauvres gens déportés sans pitié puisqu’ils étaient dans des wagons à bestiaux. Cette lettre me fut jetée au passage avec 16 autres lettres de différentes destinations. Je me fais le devoir en tant que Français de vous transmettre ces quelques mots plaintifs d’une personne comme nous indignée d’un sort incertain. Nous vous disons courage car de tout cœur nous sommes avec vous. Un ami. » Ou encore : « Reçue cette lettre ce matin à 11 h à Noisy-le-Sec au passage du train. Courage. Ont les aurat ! » Un autre exemple : « Cette lettre a été jetée, sous enveloppe, mais détériorée, par la fenêtre du wagon en gare de Damery (Marne). Nous vous la transmettons. »
Un indice surgit de temps en temps sur la personne charitable. Comme avec cette lettre d’Israël Schpilman, déporté à Sobibor par le convoi 51 du 6 mars 1943. « Nous avons fait tout notre possible pour ne pas partir mais rien n’y a fait, écrit-il. Comme pour beaucoup, rien n’a compté, ni attaches françaises, ni service militaire, rien, rien, rien. Tout le monde a été expédié pêle-mêle comme des chiens. Si les autorités ont été impitoyables par contre les gendarmes qui nous convoient et la Croix-rouge ont été chics, et j’espère que la présente vous parviendra. (…) J’ajoute à la présente deux mille francs qui maintenant vous serviront plus qu’à moi. J’espère que tout arrivera… à la grâce de Dieu. » Le courrier est bien arrivé. On ne sait ce qu’il en est des 2 000 francs qui l’accompagnaient.
A la lettre jetée par Mélanie Worms du convoi 71, le 13 avril 1944, sont ajoutées d’une belle écriture ces quelques lignes : « Le 22.4.44, Madame, aujourd’hui même je trouve cette lettre sur le chemin de fer qui a été jeter au passage d’un train le 19 dernier mais l’enveloppe étant défraîchi je doit refaire l’adresse. Une autre lettre était avec mais ilisible car elle a passer sous les roues dun wagon, on ne vois pas l’adresse ; recevez Madame mes sincère salutation. Thomas Gabriel, route de cheminon, Sermaize les Bains (Marne) » Combien de ces bouteilles à la mer se sont ainsi perdues ? Impossible à dire. Tal Bruttmann cite un rapport allemand dans lequel des officiers affirment avoir ramassé sur les rails une douzaine de courriers jetés par des déportés, derniers messages qu’ils ont détruits. « Nous n’avons que la portion congrue de ce qu’ont écrit les gens », sait l’historien. Raison de plus pour considérer ces pauvres bouts de papier pour ce qu’ils sont : d’inestimables trésors de l’humanité.