Témoignages La plus grande ville chinoise applique des mesures de restriction anti-Covid-19 drastiques depuis plus de 40 jours. Récit d’une vie suspendue qui sape le moral.
Après six semaines de confinement strict pour les 25 millions d’habitants de Shanghaï, la municipalité reprend peu à peu le contrôle de la situation. Jeudi 5 mai, la ville a déclaré 4 466 cas quotidiens, contre plus de 27 000 mi-avril. Officiellement, seulement 2,54 millions de personnes sont soumises aux restrictions les plus drastiques. Mais, dans les faits, beaucoup d’habitants des zones théoriquement libérées n’ont toujours pas le droit de quitter leur domicile. L’activité reprend progressivement, en commençant par les entreprises industrielles stratégiques.
10 mars : des tests PCR en masse
J’ai remarqué de premiers signes inquiétants une dizaine de jours après l’apparition d’un nouveau foyer épidémique à Shanghaï. Sur la route pour me rendre au bureau, le parc Xiangyang est fermé par de la rubalise et de grandes tentes blanches ont été dressées, laissant supposer que des tests PCR en masse allaient démarrer. Avec 75 cas ce jour-là, la situation n’a rien d’alarmant. Mais, conformément à la stratégie zéro Covid appliquée en Chine, Shanghaï prend le problème à bras-le-corps : la ville met en quarantaine des milliers de personnes, celles positives au Covid-19, les cas contacts, et même les cas contacts des cas contacts. Le 12 mars, par précaution, Shanghaï annonce la fermeture des écoles et impose un test à toute personne voulant quitter la ville.
16 mars : le premier confinement
Alors que d’autres villes ont confiné plus tôt, Shanghaï, 25 millions d’habitants, plus grand port à conteneurs du monde et capitale financière chinoise, veut croire à son approche ciblée. Mais le variant Omicron progresse : de 200 cas le 15 mars, on passe à un millier le 22 mars. Mi-mars, Shanghaï décide de confiner les districts les plus touchés pendant quarante-huit heures, le temps de tester la population deux fois. Dans ma résidence du centre ancien, la nouvelle est annoncée par les haut-parleurs brandis à 7 heures du matin par des volontaires des comités de résidents, organisme de proximité du Parti communiste. A travers les ruelles de maisons de briques rouges, les habitants, jeunes Chinois aisés, expatriés et vieux Shanghaïens, défilent vers le square adjacent où des tentes ont été installées.
Les quarante-huit heures écoulées, les deux sorties de la résidence sont toujours fermées : une par un antivol, et l’autre surveillée par plusieurs bao’an (« gardiens de la paix »), généralement employés en contrat précaire. Shanghaï en a recruté de milliers pour assurer le contrôle de la ville. Au troisième jour de notre confinement qui ne devait en durer que deux, les esprits s’échauffent, faute d’information : quelques coups de poing ont été échangés avec des gardiens, me raconte-t-on quand j’arrive sur place. La police est déjà là. Finalement, le comité de résidents nous laisse sortir faire les courses à proximité.
23 mars : la menace des centres d’isolement
Le lendemain, nous sommes de nouveau enfermés. Ce premier confinement durera sept jours. Les jours suivants, je m’autorise quelques sorties, mais le sort réservé aux personnes envoyées en centre d’isolement me pousse à la prudence. De plus en plus de vidéos parviennent de ces lieux : des parcs d’expositions, gymnases, écoles, où sont installés des lits de camp avec, au mieux, une cloison basse pour les séparer. Il n’y a ni douche ni eau courante pour les sanitaires. Une jeune Chinoise me raconte que les gens remplissent des bassines à la fontaine d’eau potable en guise de chasse d’eau. Pendant deux semaines, elle se lave avec des lingettes, qu’elle glisse discrètement sous ses vêtements, car les centres n’offrent pas la moindre intimité. Les lumières restent allumées, même la nuit.
Malgré ces efforts, les nouveaux cas quotidiens se comptent par milliers. Des rumeurs se propagent sur un possible confinement général. Les autorités démentent et la police arrête quelques personnes accusées d’avoir « diffusé des rumeurs ». Pourtant, le 27 mars, Shanghaï annonce le confinement de la ville en deux temps. Les habitants de Pudong (est de la ville), qui n’ont que quelques heures pour se préparer, se ruent dans les magasins. Les jours suivants, ce sont les habitants de Puxi (ouest), où j’habite, qui dévalisent les étals. Le supermarché le plus proche de chez moi a été vidé de tous ses produits frais, mais des petits vendeurs de légumes parviennent encore à s’approvisionner. Le 31 mars, veille de confinement, mon frigo est rempli et mes placards sont pleins. Dans un magasin de fruits, une dame me dit : « Les gens ont peur que le confinement dure plus longtemps. »
1er avril : Pékin reprend les commandes
Pudong n’a pas été libéré à l’issue des cinq jours prévus. Le lendemain, la vice-première ministre, Sun Chunlan, arrive de Pékin pour coordonner l’effort de lutte contre la pandémie, signe que le gouvernement central reprend les choses en main face à l’échec de la stratégie de Shanghaï. Les premiers jours de confinement général se passent sans encombre : les quelques tests effectués les semaines précédentes ont rodé ceux que les Chinois surnomment les dabai (les « grands blancs »), les employés enveloppés dans des combinaisons blanches intégrales. Pour la première fois, ma résidence est touchée. Vers minuit, je sors faire un tour dans ce dédale typique de l’ancienne concession française : une dizaine de portes sont fermées par des scellés de papier plastifié indiquant « Foyer confiné, pas de sortie, pas de visite. Tenons bon ensemble pour surmonter cette crise »
4 avril : un « positif » au sein de mon groupe de test
En soirée, mon téléphone vibre : « Hello, this is Shanghaï CDC [Center for Disease Control]», me dit une voix féminine en parfait anglais. Mon test effectué le matin même est positif. Mon estomac se noue. « Mais cela ne veut pas dire que vous vous êtes positif, précise la jeune femme. Cela veut dire qu’une personne sur les vingt testées avec vous a eu un résultat positif. » Pour tester des millions de personnes à la fois, la Chine effectue des tests groupés : les écouvillons de dix ou vingt personnes sont mélangés dans un tube à essai. Cela fonctionne tant que les cas sont peu nombreux. Chacune des vingt personnes doit refaire un test individuel le lendemain.
Un test positif aurait plusieurs conséquences : quelques chanceux peuvent s’isoler chez eux, mais beaucoup de voisins inquiets font pression pour que tout le monde soit envoyé en centre. Je dois trouver un point de chute pour mon chat. Beaucoup ont dû abandonner leur animal de compagnie chez eux avec le plus de nourriture possible, mais on a vu des chiens battus à mort après l’envoi de leurs maîtres en quarantaine. Je rejoins plusieurs groupes sur la messagerie WeChat de propriétaires d’animaux. Faute de pouvoir se déplacer, mieux vaut chercher des amis des bêtes près de chez soi. Vers midi, on m’appelle pour un nouveau test, individuel cette fois, et plus minutieux – narines et gorges sont ramonées. Les vingt-quatre heures suivantes sont longues. Le résultat tombe : négatif.
Le même jour, je reçois ma première livraison de légumes : deux pommes de terre, deux carottes, un chou blanc, un chou vert, et une mystérieuse tige épaisse surmontée de feuilles vertes. Renseignements pris, il s’agit d’un wosun ou « laitue asperge ». Le confinement permet d’apprendre à cuisiner des plats locaux… avec plus ou moins de succès.
12 avril : riz, pâtes et eau bouillie
Il ne me reste qu’un chou et deux pommes de terre. Les pâtes et le riz prennent une part de plus en plus importante dans mon régime. Je suis aussi à court d’eau potable : depuis quelques jours, je fais bouillir l’eau du robinet, qui garde un goût de chlore, même dans le thé. Sur les réseaux sociaux, les messages d’habitants manquants de vivres se multiplient. Certains appellent à l’aide depuis leurs fenêtres. Tout Shanghaï passe un temps considérable sur les rares applications qui fonctionnent à essayer de passer des commandes, dont une partie n’arrivera jamais.
Les distributions alimentaires sont aléatoires selon les districts et les quartiers. Nous sommes bien lotis, mais beaucoup soupçonnent les membres de leurs comités de quartier de garder une partie des produits pour faire de la contrebande. La plupart des livreurs étant confinés eux aussi, seules les livraisons en gros sont possibles. Dans toutes les résidences, des groupes se mettent en place sur WeChat. Légumes, lait, porc ? « Oui. » Café ? « Non, répond le chef de groupe. Il ne s’agit pas d’un produit essentiel. » Les personnes âgées peu connectées dépendent des comités de résidents et de la solidarité des voisins. Certaines sont oubliées. Dans les résidences plus isolées, de plus en plus de gens crient leur colère ou frappent sur des casseroles depuis leur fenêtre.
La fermeture de la résidence est l’occasion de faire connaissance avec mes voisins, d’un pas-de-porte à l’autre. Un matin, alors que deux personnes âgées discutent, je leur demande s’ils sont vaccinés. La voisine de 70 ans l’est, mais le petit monsieur sec de 90 ans ne l’est pas, parce qu’il a des problèmes de cœur. Officiellement, la stratégie zéro Covid sert à gagner du temps, notamment pour renforcer la couverture vaccinale, mais les personnes âgées sont souvent laissées-pour-compte, avec le sentiment que les effets secondaires des vaccins présentaient un danger pour les plus fragiles. Résultat, seuls 20 % des plus de 80 ans ont reçu trois doses. A Shanghaï, la vaccination est suspendue à cause du confinement.
20 avril : propagande héroïque
Après un plateau d’une semaine, une lente décrue s’amorce. La ville a atteint le pic des contaminations le 13 avril, avec une pointe à 27 600 nouveaux cas ce jour-là. Les médias d’Etat se félicitent du déploiement rapide de toujours plus de places à l’isolement : 300 000 fin avril, grâce à des ouvriers travaillant jour et nuit. Seules les histoires à « énergie positive » ont droit de cité : l’héroïsme du personnel soignant, capable de tester tout Shanghaï en une journée, ou l’abnégation des volontaires travaillant d’arrache-pied pour assurer l’approvisionnement des citoyens. En ligne, les commentaires sarcastiques se multiplient. Le 22 avril, une vidéo compilant des dizaines d’événements choquants des semaines écoulées se diffuse comme une traînée de poudre. Les jours suivants, ils sont de plus en plus nombreux à taper sur des casseroles. Chez moi, on ne crie pas mais beaucoup de gens refusent de se soumettre aux tests quasi quotidiens.
Mon moral change en fonction de la météo, du nombre de cas à proximité et de mes stocks de chocolat. Mais l’atmosphère est anxiogène. Les amis qui ont des enfants en bas âge sont terrifiés à l’idée d’être envoyés en quarantaine et séparés de leurs enfants. Le soutien des consulats a permis à la plupart des étrangers d’éviter ce sort, mais les Chinois n’ont pas cette chance. Un jeune père m’a raconté l’isolement de son fils à la naissance parce que la mère était positive. Beaucoup d’amis décident de partir, le plus vite possible, ou à la fin de l’année scolaire.
26 avril : « On n’y peut rien »
Shanghaï a décidé de nouveau de tester l’ensemble de sa population, mais le système informatique tombe en panne. Dans la file d’attente qui ne bouge pas, un homme perd son sang-froid : il crie, frappe sur les grilles installées la veille autour des quartiers les plus touchés. Il n’a pas gagné un sou depuis plus d’un mois. Sur le chemin du retour du test, je croise un gardien, la cinquantaine, visage osseux, réfugié avec quelques couvertures sous le porche d’un restaurant. Il a dû s’installer là parce qu’il y avait des cas positifs dans son dortoir. « Mei banfa », dit-il en soupirant. « On n’y peut rien. » Huit jours plus tard, ses affaires sont toujours là.
4 mai : deux cas à 30 mètres de chez moi
Dans l’après-midi, ma voisine d’en face, âgée de 70 ans, et sa petite-fille tentent d’asperger la façade avec un pistolet à eau. « Ses plantes vont sécher », dit la grand-mère en pointant les jardinières déjà jaunies d’un voisin en quarantaine depuis plus d’une semaine. Finalement, la vieille dame au dos voûté qui nourrit les chats du quartier monte sur la terrasse pour viser les plantes par au-dessus : « C’est plus facile ainsi », sourit-elle. On s’habitue à tout, même au bruit de haut-parleur. Le nombre de cas continue à baisser doucement, pour atteindre 4 831 cas. Mais, coup dur, deux d’entre eux sont identifiés à 30 mètres de chez moi : deux personnes âgées de plus de 80 ans, qui ont traversé la ruelle au petit matin avec leur valise. Dans la journée, des dabai viennent désinfecter leur appartement en projetant une vapeur chlorée dans un vrombissement de moteur. C’est reparti pour au moins quatorze jours de confinement !
Simon Leplâtre Shanghaï, correspondance