L’écrivaine Alice Zeniter a étudié à l’École normale supérieure de 2006 à 2011. Pour Politis, elle a accepté de revenir sur cette période encore marquée par de nombreux comportements sexistes et d’interroger la « révolution » féministe en cours.

Pierre Jequier-Zalc • 17 janvier 2024

« À Normale sup’, en tant que femmes, nous portions nos hontes »
© Joël Saget / AFP / Création : Maxime Sirvins

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Il y a de ces évènements qu’on préfère, souvent, ne pas se remémorer. Les comportements sexistes et misogynes auxquels Alice Zeniter a dû faire face, au cours de ses études à l’École normale supérieure (ENS), en font partie. Elle nous le dira d’ailleurs, au cours de cet entretien exclusif. « C’est étrange ». Malgré tout, elle a décidé de livrer ses souvenirs à Politis, dans un contexte où les milieux prestigieux se drapent souvent d’une noble pureté de façade et où la parole des victimes de violences sexuelles est remise en cause au plus haut sommet de l’État. Un retour dans le passé qui permet de voir toutes les victoires obtenues, et le chemin qu’il reste, encore, à parcourir. Pour l’écrivaine, il est tracé. Il est révolutionnaire.

Vous avez étudié à l’École normale supérieure de 2006 à 2011. C’est assez récent, mais c’était avant le mouvement MeToo et la mise sur le devant de la scène du sujet des violences sexistes et sexuelles (VSS). Est-ce que, lors de votre scolarité, la question des VSS était déjà présente au sein de l’école ?

Dans mon souvenir, c’était complètement absent. Et lorsqu’un discours sur ces questions arrivait, on nous répondait que ça n’arrivait pas chez nous parce qu’on n’était pas une école d’ingénieurs. Cette idée revenait beaucoup. L’École normale supérieure, ce n’est pas Centrale, ce n’est pas Polytechnique et donc c’est un endroit où il n’y aurait pas de phénomènes d’oppression, de domination. À l’époque, ce discours était tenu par rapport au harcèlement mais il englobait toutes les formes de violences, dont les VSS. On se disait que l’ENS était un endroit accueillant pour les femmes, pour les gays. Par exemple, il y avait cette idée très présente qu’un garçon gay en classe scientifique se ferait harceler dans les autres écoles mais pas chez nous. Donc on se disait : « Chez nous, ça va ! »

Les gens peuvent s’intéresser à des choses nobles, tout en ayant des comportements oppressifs, mesquins, violents.

Pourquoi ce discours était-il tenu selon vous ?

Parce qu’en théorie, je pense que c’est vrai. La théorie voudrait que ces situations se passent différemment que dans les écoles où les hommes sont majoritaires. Dans le sens où les jeunes femmes qui intègrent l’ENS en littérature ou dans les sciences humaines de manière large, sont majoritaires dans leur promotion. Donc, en théorie, il n’y a pas de pression par leur marginalité numérique.

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« En théorie », dites-vous. Cela veut-il dire qu’aujourd’hui, vous repensez à des situations problématiques qui n’avaient pas forcément été relevées par l’école ?

Énormément. Je dois avouer que même nous, on ne les relevait pas forcément, du moins, pas comme on le ferait aujourd’hui. C’est-à-dire que l’on pouvait se confier des choses qui s’étaient passées, nous mettre en garde entre nous. Mais l’idée de rendre certains comportements publics, voire de réclamer des sanctions pour les agresseurs, n’était vraiment pas répandue. Nous avions plutôt tendance à porter nos hontes et à nous protéger entre nous. De nous passer le mot en se disant que telle ou telle personne était dangereuse. Et c’était beaucoup de VSS liées à l’alcool et aux fêtes.

Cette absence de discours sur les VSS peut faire penser à une forme d’aura qu’ont eu certains lieux prestigieux de la culture ou des élites intellectuelles, avec le préjugé de penser que ces endroits seraient préservés de ces problématiques. Pensez-vous qu’aujourd’hui, cette idée habite encore certaines institutions ou certains milieux de l’élite culturelle française ?

Carrément. Je pense que ça fait aussi partie des préjugés qui touchent le milieu de l’édition, qui est le mien aujourd’hui. C’est de se dire que des gens qui s’intéressent à des choses aussi hautes et aussi belles ne pourraient pas, par ailleurs, vivre dans un système qui perpétue des oppressions laides, mesquines, dégueulasses. Pourtant, les deux coexistent. C’était ça à l’ENS et ça l’est toujours dans les milieux culturels que je fréquente aujourd’hui. En réalité, les gens peuvent tout à fait s’intéresser à des choses hautes, belles, nobles, auxquels ils attachent une vraie valeur et que je continue à admirer pleinement, tout en ayant des comportements oppressifs, mesquins, violents. Malheureusement, l’un et l’autre ne s’excluent pas.

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Cependant, entre votre sortie de l’ENS en 2011 et aujourd’hui, le mouvement MeToo est passé par là. Abordez-vous différemment ces sujets-là, ces problématiques ?

Clairement. Après, j’essaie de faire la part des choses. Oui, il y a eu MeToo mais moi je suis aussi plus proche des 40 ans que des 20. Donc aujourd’hui je me pose cette question : si j’avais été outillée par cette vague féministe à 20 ans comme je le suis aujourd’hui, est-ce que ça aurait tout changé ? Je pense que ça aurait changé beaucoup, mais pas tout. À l’ENS, il y avait énormément de comportements qui étaient acceptés. La pression sociale consistant à nous dire que lorsqu’on contestait, on n’était pas drôle, fonctionnait. Par exemple, il existait des sites Internet sur lesquels les filles étaient classées selon leur physique dans la semaine de l’arrivée des nouvelles promotions.

Il y avait une sorte de concours pour draguer les conscrites. Ça s’appelait « les points Choupinette ».

Il y avait vraiment ce rapport à celle qu’on appelle les conscrites – qui sont les premières années – comme étant un arrivage de chair fraîche, qu’on hiérarchisait pour savoir laquelle avait le plus de valeur. Une fois ce classement établi, celles qui étaient en haut du classement étaient des cibles. Et donc il y avait une sorte de course, de concours, pour les draguer, pour les choper. Ça s’appelait « les points Choupinette ». Quand on osait dire que ces procédés étaient dégueulasses, pas drôles, et potentiellement dangereux, on nous répondait que si, c’était marrant, que c’était des blagues. C’était des blagues !

Aujourd’hui, je ne m’épuiserais absolument pas à avoir ce débat. Est-ce que c’est marrant ? Est-ce que ce n’est pas marrant ? Est-ce que j’ai le sens de l’humour ? C’est typiquement le genre de choses que j’irai dénoncer à la direction en demandant que ces sites soient fermés, qu’il n’existe plus d’espaces où on note les jeunes femmes. Donc il y avait clairement une sorte de hiérarchie de ce qui est important ou pas. Être drôle et se couler dans l’esprit de l’école, selon les gens qui pensaient en être les tenants, c’était plus important que de se protéger des agressions sexuelles. Cela ne serait plus possible aujourd’hui.

Y avait-il d’autres comportements de ce type ?

Moi je me suis beaucoup aventurée – rien que d’utiliser ce terme est problématique – dans l’animation de la vie étudiante et le bureau des élèves. À mon époque, ces associations étaient encore énormément tenues par les jeunes hommes. Cela rendait les choses assez compliquées. En effet, pour avoir des budgets pour animer la vie étudiante, il fallait défendre son projet dans les assemblées générales étudiantes. C’était des soirées qui finissaient très tard, où il y avait beaucoup d’alcool. Et du coup, quand moi je passais à la tribune pour défendre mon budget, les gens criaient « Zeniter, ferme ta gueule ou paie tes seins ! ». À cette époque, c’était normal pour moi de me dire qu’il fallait que je tienne ce défi. Est-ce que je vais réussir à ne pas pleurer jusqu’à la fin du discours et donc avoir mon budget ? C’était ça mon défi, et non que les gens se taisent et que ces cris soient interdits. Aujourd’hui, je pense que cela ne se passerait plus du tout comme cela. Il y a donc quand même eu une énorme bascule.

J’ai réalisé assez tard que c’était un milieu très sexiste. A posteriori, ma naïveté m’étonne.

Effectivement, pour vous donner un exemple, à l’ENS, désormais, le BDE organise un week-end d’intégration dont la participation est conditionnée au fait d’assister à une formation sur les violences sexistes et sexuelles…

Ce que vous me dites là, ça m’émeut presque. J’ai réalisé assez tard que c’était un milieu très sexiste. A posteriori, ma naïveté m’étonne. Retraverser ces souvenirs-là, en me rendant compte que j’étais plongée dans un climat extrêmement violent, c’est étrange. Mais ça m’émeut de savoir que les choses ont changé si vite dans la forme comme dans les pratiques. Ça montre qu’il y a des avancées notables.

Pourtant, on l’a vu récemment avec l’affaire Depardieu, le mouvement féministe fait face à un backlash (contrecoup) avec une forte remise en cause de la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles. Que pensez-vous de cette situation ? Que faudrait-il faire, selon vous, pour en sortir ?

Une révolution ! (rires). Pour moi, le backlash est une réaction normale des dominants qui ne veulent pas perdre leurs privilèges. Cela me paraît cohérent. L’égalité des droits, elle se fait à au détriment des hommes qui sont dans des positions de domination. Évidemment, on peut aussi dire qu’elle se fera pour leur avantage puisque ça permet de les libérer de la pression de remplir tous les codes d’une masculinité qui est toxique et qui est littéralement dangereuse, qui expose aux blessures, à la mort, etc. Mais dans un premier temps, ce qui apparaît, c’est qu’il faut enlever des droits à la partie dominante pour les donner à la partie qui, jusque-là, a été dominée, dans le but d’arriver à l’égalité. Donc qu’il y ait des protestations, des cris d’horreur, c’est normal. Le problème c’est que ce ne sont pas juste des cris d’effroi. Ce sont des protestations faites par des dominants qui tiennent encore les leviers du pouvoir. C’est pour ça que je dis « révolution » !

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Dans les jours où je suis optimiste, j’essaie de me dire que c’est seulement la vieille garde qui ne veut pas être balayée. Mais que le mouvement étant lancé, elle finira par l’être. Justement, quand on lit les signataires de la tribune de soutien à Depardieu, on voit bien que c’est une certaine génération et que les plus jeunes ne sont pas dedans. Mais dans les moments moins optimistes, je me dis que le problème, c’est que les réactionnaires sont encore les gens qui tiennent les leviers de pouvoir, les cordons de la bourse, les laissez-passer, les entreprises, etc. Ça, c’est encore dangereux. Et ça nous oblige à ne pas seulement hausser les épaules en disant « laissons la vieille garde crier, son temps est fini ».

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