L’armée malienne et des miliciens appartenant probablement au groupe russe Wagner ont assiégé la ville de Moura pendant cinq jours, et exécuté des dizaines d’hommes suspectés d’être des djihadistes. Les différentes sources font état de 300 à 600 morts, en majorité civils. Du jamais-vu au Mali.
5 avril 2022 à 16h54
On ne saura probablement jamais combien de personnes ont été tuées à Moura, une ville située dans le centre du Mali, entre le 27 et le 31 mars. Trois cents ? Quatre cents ? Six cents ? « Au bout d’un moment, j’ai arrêté de compter », soupire F., un habitant de cette ville martyre qui, avant de fuir la zone, a, avec d’autres, enterré les cadavres laissés derrière eux par les soldats maliens et des miliciens étrangers – des « Blancs » qui, selon plusieurs témoins, parlent « une langue inconnue », et qui appartiennent probablement à la société de sécurité privée russe Wagner, vraisemblablement présente au Mali depuis la fin de l’année dernière.
Dans un rapport circonstancié publié le 5 avril, l’ONG Human Rights Watch (HRW), qui indique s’être entretenue avec vingt-sept personnes, dont des témoins directs, avance le chiffre de trois cents morts, des « hommes civils, dont certains seraient des combattants islamistes présumés ». Le responsable d’une organisation malienne de défense des droits humains qui a recueilli les témoignages de rescapés (et dont nous tairons le nom pour ne pas le mettre en danger) parle quant à lui de « plus de six cents morts », dont « une grande majorité de civils ».
Dans un communiqué publié le 1er avril, le ministère malien de la défense a indiqué avoir tué 203 « terroristes » et en avoir arrêté 51 autres, tout en précisant que l’armée avait agi sur la base de « renseignements bien précis » faisant état « d’une rencontre entre différentes katibas » djihadistes. Le communiqué précise que « deux cents motos ont été brûlées et saisies », ainsi que « d’importantes quantités d’armes et de munitions », mais l’armée n’a fourni aucune image de ces prises.
Un grand nombre de cadavres auraient été ensevelis par les militaires dans des fosses communes creusées par des habitants. Selon plusieurs témoins contactés par Mediapart, les corps auraient été brûlés après avoir été aspergés d’essence. Après le départ des militaires, les rescapé·es ont retrouvé des dizaines de corps sans vie éparpillés un peu partout autour de la localité, et ont dû les inhumer.
Selon HRW, il s’agit « de la pire atrocité » depuis que le conflit a débuté au Mali, il y a dix ans. Une source onusienne en poste à Bamako évoque un « carnage indescriptible ». Pour elle, il n’y a aucun doute, même si la mission n’a pas encore pu se rendre sur place pour mener les investigations : « Les premiers éléments que nous avons recueillis sont clairs. Nous sommes face à un crime de guerre comme on n’en avait jamais vu ici. »
Si le déroulé de ces journées sanglantes est encore flou, en raison notamment du huis clos imposé par l’armée malienne, la plupart des témoignages recueillis par les ONG et la Minusma (la mission des Nations unies au Mali) donnent une idée de ce qu’il s’est passé à Moura du dimanche 27 mars au jeudi 31 mars. Selon un cadre onusien, il ne s’agit pas d’une « bavure », mais bien d’une volonté manifeste « d’imposer la terreur » aux populations de cette zone.
Le dimanche, c’est ici jour de marché. De marché au bétail notamment, l’un des plus importants de la zone inondée. Ce dimanche-là, il y a donc foule dans cette ville qui compterait près de 10 000 âmes de différentes communautés (Sarakolés, Peuls, Bozos, Bambaras, etc.), et les djihadistes semblent plus nombreux que d’habitude. Ont-ils prévu d’y tenir une réunion, comme l’affirment les autorités maliennes ? Ou ont-ils simplement fui les opérations de ratissage menées par l’armée malienne et les « supplétifs » russes dans le cadre de l’opération Kélétigui (« celui qui fait la guerre » en bambara), lancée fin 2021 dans le centre du Mali ?
Moura, comme toutes les localités de cette zone, vit sous le joug des djihadistes depuis près de six ans : les écoles y sont fermées, et les habitant·es doivent respecter un certain nombre de règles. Les hommes notamment sont sommés de porter des pantalons courts et de se laisser pousser la barbe, à l’image des djihadistes. Le marché de Moura est en outre connu pour être fréquenté par les membres de la katiba Macina, une composante de la Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn (JNIM), une coalition réunissant les principaux groupes de la zone liés à Al-Qaïda.
Depuis des hélicoptères, les premiers tirs sur le marché
Ils y achètent les vivres dont ils ont besoin, mais surtout, ils y écoulent le bétail qu’ils ont « prélevé » dans les troupeaux de la zone, au nom de la zakat, une taxe qu’ils imposent aux éleveurs dans les zones qu’ils contrôlent. « Moura, c’est une arrière-base importante pour eux, admet F., mais cela ne veut pas dire qu’on est tous leurs complices. Quand ils sont arrivés en 2016, ils ont tué tous ceux qui s’opposaient à eux. Que peut-on faire ? »
Ce dimanche, les premiers coups de feu éclatent en fin de matinée, vers 11 heures. L’assaut est d’abord donné depuis les airs. Plusieurs hélicoptères (entre trois et cinq selon les témoignages) survolent la localité et tirent sur tous ceux qui tentent de s’enfuir. Puis les militaires pénètrent dans la ville. « Les djihadistes achetaient et vendaient sur le marché et lorsque les hélicoptères sont arrivés, les djihadistes ont commencé à tirer et l’armée a riposté, a indiqué un commerçant aux enquêteurs de HRW. Tout le monde s’est enfui dans la panique, plongeant pour se mettre à l’abri. Les villageois et les commerçants ont tenté de fuir Moura, mais à ce moment-là, quelques hélicoptères avaient atterri et les soldats étaient partout. Un autre hélicoptère a survolé les lieux, tirant sur des personnes essayant de s’échapper. Tous les commerçants qui étaient venus au marché étaient piégés dans le village. »
C’est alors que débute l’indicible : le siège de la localité, dont personne ne peut sortir, le tri des suspects, des exécutions sommaires devant témoins, des corps jetés dans des fosses et incendiés… Ce durant cinq jours.
« Les soldats maliens et les Blancs qui les accompagnaient ont arrêté tous les hommes et ont dit à ceux qui se cachaient de sortir, explique M., un autre rescapé qui a également requis l’anonymat et qui se cache dans une grande ville. Puis ils ont commencé à les trier selon leur apparence physique et leur tenue vestimentaire. Tous ceux qui ressemblaient à des Peuls ou qui étaient habillés comme des djihadistes, en pantalon court, ont été mis d’un côté. Certains ont été fusillés devant nous. D’autres ont été amenés plus loin, pour être tués eux aussi. Les autres comme moi ont été interrogés un à un par les Blancs, avec l’aide des soldats maliens qui traduisaient. Certains ont été tués. D’autres ont eu la vie sauve. »
Cinq jours de traque
« Trier les hommes en fonction de leur tenue vestimentaire n’a aucun sens, déplore un bon connaisseur de la zone installé à Sévaré et qui, dans le cadre de son travail pour une ONG, se rend régulièrement dans cette région. Ici, les hommes n’ont pas le choix. S’ils ne respectent pas les codes des djihadistes, ils risquent de se faire tuer ou chicoter. Tout le monde a l’air d’un djihadiste ! » De fait, selon les deux rescapés interrogés par Mediapart, s’il y a bien eu des djihadistes tués, la plupart des victimes étaient des civils.
Durant deux jours, tous les hommes sont ainsi traqués. Puis le troisième jour, les militaires demandent aux femmes de sortir de leurs maisons où elles se terraient. « Ils sont rentrés dans le village et ont commencé à fouiller maison après maison, poursuit M., ils ont tué les hommes qui s’y cachaient encore, et ils ont tout pris. Ils ont notamment pillé les boutiques. » Des défenseurs des droits humains indiquent avoir recueilli des témoignages indirects évoquant des viols sur des femmes.
L’opération a pris fin le jeudi 31 mars, vers midi. « Ils sont repartis avec une cinquantaine de prisonniers, et ils ont libéré les autres », précise M. Selon Human Rights Watch, l’opération aurait impliqué « plus de cent soldats russes et de nombreux autres soldats maliens ». « Les exactions commises par des groupes islamistes armés ne justifient en rien le massacre délibéré de personnes en détention par l’armée », déplore Corinne Dufka, directrice Sahel à HRW.
La France, les États-Unis et l’Union européenne se sont dits « préoccupés » par ces allégations. Quant à la Minusma, pointée du doigt pour ne pas être intervenue alors qu’elle dispose d’une base à Mopti, à moins de cinquante kilomètres de Moura, elle tente tant bien que mal de masquer sa passivité en menant une enquête sur ce massacre. Des experts en scène de crime de la mission se tiennent prêts. Mais pour se rendre sur place, ils ont besoin de l’autorisation du gouvernement malien. Or depuis plusieurs semaines, Bamako n’en délivre qu’au compte-gouttes.