Un malade de la tuberculose en rupture de traitement, un autre, séropositif, placé en rétention en vue de son expulsion, des membres du corps médical contraints de faire de la « résistance » pour soigner des patients… La situation sanitaire ne cesse d’empirer sur l’île.
3 juin 2023 à 17h11
Plusieurs lanceurs d’alerte pointent d’ores et déjà une « crise sanitaire » majeure. Depuis près d’un mois, des collectifs pro-Wuambushu bloquent l’accès aux centres de soins dans différentes villes et quartiers de Mayotte, estimant que si les expulsions de ressortissants comoriens ne sont pas effectives, ces derniers ne méritent pas d’être soignés.
Ce que redoutaient plusieurs membres du personnel soignant commence à pointer le bout de son nez : faute de traitements, certain·es patient·es voient leur état de santé s’aggraver. « Les patients ne peuvent pas récupérer leur traitement », s’alarme un médecin présent sur l’île.
Alors que les dispensaires étaient censés rouvrir le 25mai, comme en atteste une note interne au centre hospitalier de Mayotte (CHM) que Mediapart a pu consulter, les collectifs en faveur de l’opération Wuambushu, lancée par le ministère de l’intérieur le 24 avril et visant à expulser les étrangers en situation irrégulière, ont de nouveau bloqué l’entrée de certains d’entre eux, comme celui de Jacaranda, un centre de soins ouvert à toutes et tous sans distinction de nationalité ou de régularité sur le sol français. « La police était au bout de la rue et n’a rien fait. Plusieurs médecins ont alerté l’administration, mais il n’y a pas eu de réaction. »
Pourtant, selon plusieurs sources appartenant au corps médical, les blocages répétés commencent à montrer leurs effets sur la santé des patient·es : les malades chroniques n’ont plus la possibilité de renouveler leur traitement et finissent parfois dans un état « grave ».
« On a déjà vu des patients diabétiques arriver à l’hôpital dans le coma ou vu des décompensations cardiaques à cause de cette rupture de traitement, poursuit le médecin déjà cité. On commence aussi à voir affluer des patients qui n’ont pas eu leur chimiothérapie ou leur biothérapie durant les semaines de blocage, qui reviennent avec une maladie en poussée ou un pronostic modifié. »
Consultations empêchées et ruptures de traitement
Un patient souffrant d’une tuberculose pulmonaire aurait lui aussi manqué de médicaments, malgré le risque que cette maladie représente pour la santé publique. « On s’est débrouillé pour lui trouver l’équivalent de vingt jours de traitement alors qu’il lui en faudrait pour six mois. » La pharmacie de l’hôpital tente de pallier les manques des centres médicaux de référence (ou CMR), bloqués par les collectifs. Mais « la pharmacie de l’hôpital ne peut pas se substituer aux dispensaires. Les patients se retrouvent obligés de payer leurs médicaments en pharmacie de ville, ce qui conduit à un renoncement aux soins », poursuit-il.
Une femme mineure s’est rendue trois jours de suite à l’hôpital pour une IVG et a été renvoyée chez elle à chaque fois.
Une source anonyme
Selon nos informations, les patientes et patients en hospitalisation à domicile ou en fin de vie – un système permettant de répondre au sous-dimensionnement de l’hôpital de Mamoudzou – n’ont pas eu de traitement pharmaceutique durant une semaine, parce que le CHM refusait de régler les factures impayées (et ce depuis plus de six mois pour certaines) des pharmacies de ville chargées de les leur fournir, alors qu’il s’agit pourtant de la convention passée entre le CHM et les officines. Les médecins se disent contraints de « magouiller » et ont le sentiment de « faire de la résistance » simplement pour exercer leur métier.
Un autre patient, originaire du Rwanda et atteint du VIH, s’est retrouvé sans accès aux soins et a été placé durant 72heures en centre de rétention administrative (CRA) en vue de son expulsion – sa demande d’asile a été rejetée mais il a formulé une demande de titre de séjour étranger malade, toujours en cours d’examen. Il aurait réussi à consulter en urgence à la sortie du CRA pour faire un bilan.
Un autre, enfin, réfugié originaire de Somalie, a contracté un paludisme non grave mais n’a pas pu obtenir de traitement, comme le veut la règle dans ces cas-là, en se présentant quatre jours de suite au dispensaire de Jacaranda, soit parce qu’il était fermé, soit parce que des collectifs bloquaient l’entrée.
« La maladie s’est transformée en paludisme grave, avec 25 % de parasitémie, qui a engagé son pronostic vital », explique le médecin. Résultat : le patient a survécu, mais ces manquements ont généré plusieurs jours d’hospitalisation en réanimation et en médecine conventionnelle, « sans compter le risque de diffusion du paludisme » dans la région.
Dans un autre registre, de jeunes femmes dans l’attente d’une interruption volontaire de grossesse (IVG) n’ont pas pu accéder au CHM pour y avoir accès. Le conseil départemental de l’Ordre des sages-femmes a reçu pas moins de huit signalements d’entrave à l’IVG venant de sages-femmes libérales qui ont orienté les patientes pour des prises en charge urgentes : délais limites, mineures, indication d’IVG chirurgicale… « Une jeune femme, mineure, s’est rendue trois jours de suite à l’hôpital pour une IVG et a été renvoyée chez elle à chaque fois », relate une source qui préfère garder l’anonymat, et qui dénonce des atteintes « graves » sur un territoire de la République.
Les autorités ne dénoncent pas les blocages
À Mediapart, le directeur de l’agence régionale de santé (ARS) de Mayotte confirme avoir reçu un signalement et soutient avoir pris l’attache avec la direction du CHM dès la réception de celui-ci : « J’ai contacté le CHM un jeudi, et dès le lendemain il m’informait que le service d’orthogénie avait rouvert », assure Olivier Brahic, qui précise que l’ARS a été mobilisée dès le début des blocages, notamment grâce à des réunions quotidiennes organisées entre l’agence, la préfecture et la direction du CHM pour « maintenir l’accès aux soins ».
Mais, selon un membre du personnel impliqué par le dossier, le CHM pourrait avoir « cherché à cacher » l’ampleur de la situation à l’ARS, ou en tout cas « ne pas l’en informer systématiquement ».
Il n’y a pas eu de difficulté d’accès aux soins urgents.
Olivier Brahic, directeur général de l’ARS Mayotte
Ce dernier pointe un « temps de latence extrêmement long » entre le moment où les blocages sont organisés par les collectifs pro-Wuambushu et celui où l’ARS agit concrètement, et évoque une « catastrophe » sur le plan sanitaire, dans un département déjà confronté à d’importants problèmes structurels et manques quant à son système de santé.
« Les blocages ont conduit à des renoncements aux soins, bien sûr, mais aussi à des consultations supprimées, des patients suivis en affection longue durée renvoyés chez eux, une baisse des vaccinations, et au déclenchement d’un “plan blanc” avec le risque de graves complications pour les accouchements et des patients déprogrammés. »
Interrogé sur les effets des blocages, le patron de l’ARS reconnaît avoir eu des remontées concernant des patient·es ayant rencontré des difficultés pour se faire soigner, notamment pour les consultations, sans donner d’exemple précis. Mais, poursuit-il, « il n’y a pas eu de difficulté d’accès aux soins urgents ».
Refusant de prendre position contre les blocages, Olivier Brahic rappelle que la ligne de l’ARS reste celle de « l’accès aux soins universels ». « Mon rôle n’est pas de dénoncer les blocages mais d’assurer un lien avec le CHM, ce que nous avons fait. » Ni l’ARS ni la préfecture de Mayotte n’ont officiellement réagi aux blocages des centres de soins sur l’île.
Contactée, la préfecture n’a pas répondu à nos questions et s’est contentée de nous renvoyer vers une ordonnance du tribunal administratif, saisi le 16 mai par une patiente du CHM et son conseil en vue de contraindre le préfet de Mayotte à faire cesser les blocages et de lui permettre d’« accéder aux soins indispensables à son état de santé ».
Cette dernière a vu sa requête rejetée par le juge des référés, qui n’a pas reconnu l’urgence de sa situation, estimant que « si des difficultés d’accès au service public hospitalier ont pu exister ponctuellement », elles n’ont pas « fait obstacle » à ce que la requérante puisse accéder à des consultations médicales. La patiente a été en sus condamnée à verser 1 000 euros au CHM – son avocate, Marjane Ghaem, a annoncé faire appel devant le Conseil d’État « au vu de son état d’impécuniosité ».
Dans un récent communiqué publié conjointement avec l’ARS, la préfecture de Mayotte a dénoncé les violences commises à l’égard des soignant·es, d’abord au dispensaire de Dzoumogné, au nord de l’île, puis à Koungou, où un bus transportant des soignant·es du CHM a été caillassé, pointant une « atteinte grave à l’engagement de ces professionnels pour la santé à Mayotte ».
Selon Olivier Brahic, un plan d’action a été mis en place en vue de renforcer la sécurité devant les CMR, avec un contact quotidien entre les responsables des établissements et le chef de brigade local.
Une potentielle crise des effectifs de soignants à venir
« On voit la présence de la police et de la gendarmerie devant les dispensaires, de 7heures à 15heures », confirme le médecin cité plus haut. Pour lui, l’épisode de Dzoumogné a été une « catastrophe », car il est venu légitimer le blocage des centres de soins organisé par les collectifs. Le « plan blanc » a en effet été déclenché dans la foulée, « officialisant » la fermeture du dispensaire attaqué, où des pro-Wuambushu avaient bloqué l’entrée plusieurs jours durant avant ces violences.
Et le médecin de tenter de comprendre l’action de ces jeunes, sans pour autant les excuser : « Si j’avais eu des proches empêchés de consulter par ces collectifs, j’aurais pété un câble. Comment une telle violence, celle d’empêcher des malades de se soigner, pourrait-elle générer autre chose que de la violence en retour ? »
L’autre revers de ces blocages, et des tensions qui y sont liées, est le risque de pénurie de soignant·es. Plusieurs médecins parlent ainsi d’une crise d’effectif sans précédent, évoquant des intérimaires censés venir renforcer le service des urgences et ayant annulé leur venue. « Ils ne sont plus que huit urgentistes sur le planning », s’alarme l’un d’eux. « Il n’y a presque plus d’urgentistes », abonde un autre.
Jeudi 1er juin, une note interne à l’hôpital faisait état de « tensions sur les ressources humaines » au service des urgences et de l’ouverture d’une cellule de crise pour y faire face.
Le battage médiatique de Gérald Darmanin est délétère pour la venue de soignants dans le département.
Un professionnel de santé à Mayotte
On y apprend que l’unité d’hospitalisation de courte durée et les box d’accueil pour les adultes et en pédiatrie ferment ainsi à titre provisoire, faute d’effectifs. Le CHM aurait même songé à réenclencher le « plan blanc », qui aurait eu un impact sur les soins programmés et les consultations. « L’ensemble de la communauté médicale a tenu tête », explique l’un des médecins.
L’opération Wuambushu a créé un « schisme entre personnels soignants ; ceux qui tiennent à leurs valeurs, et les autres, plus complaisants à l’égard des collectifs en faveur de Wuambushu », estime un agent administratif. Selon plusieurs sources, des agents du CHM ou de l’ARS n’hésitent pas à exprimer leur soutien aux collectifs de blocage. L’opération a aussi contribué à « freiner l’arrivée de nouveaux soignants », dans un contexte où des difficultés de recrutement propres à Mayotte étaient déjà préexistantes.
« C’est d’autant plus critique quand on a droit à une communication politique désastreuse visant à dire que le département est à feu et à sang », déplore-t-il, en référence au discours de la députée Estelle Youssouffa (Liot) sur l’insécurité à Mayotte en novembre dernier, dans les tribunes de l’Assemblée nationale.
Quid du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin ? « Il est responsable du battage médiatique consécutif à l’opération Wuambushu. Et ce battage médiatique estdélétère pour la venue de soignants dans le département », conclut-il. La compétition entre hôpitaux est rude et désormais, entre la Creuse, les Vosges et Mayotte, le choix est « vite fait ».